Je ne le cache pas. Je ne suis pas de ceux qui placent au-dessus de tout l’audace, l’expérimentation, la recherche. Loin d’être un sectateur en art de la tabula rasa, j’apprécie les œuvres filiales qui savent ce qu’elles doivent à leurs aînées et les honorent[i]. Tout en sachant bien sûr faire entendre leurs dissonances. Manifester leur propre singularité.
Ne comptez donc pas sur moi pour écarter un livre de poèmes au prétexte qu’il est sorti chez Gallimard dont trop d’esprits jaloux affectent de dédaigner la production qu’ils jugent un peu rapidement académique, surannée, poussive.
Passer ainsi à côté du dernier livre d’Étienne Faure qui après un beau parcours, chez Champ Vallon vient de publier son second volume dans la célèbre collection blanche, serait une grave erreur. Une bêtise même. Tant ce livre a de quoi réjouir aussi bien ceux qui entendent que la poésie nous montre l’infinie diversité du monde que ceux qui attendent plutôt d’y trouver l’expression d’une personnalité singulière sans oublier bien sûr ceux pour qui la poésie, avant toute chose est affaire de formes et d’évènements bien sentis dans la langue.
Et puis prendre l’air dont le titre déjà constitue tout un programme, est, avec les dix sections qui le composent, un recueil de proses d’une grande richesse. Qu’on lira, comme on goûte aux toutes meilleures tables, une succession de plats d’exception ou de vins remarquables. Sans précipitation. En en laissant lentement pénétrer les subtilités, les accords, les harmoniques, les saveurs…
Commençant presque comme une page de Balzac qui au spectacle de la comédie humaine s’interrogerait sur l’histoire cachée qui fonde les existences déployées sous ses yeux[ii], le texte évacue d’une pirouette cette tentation du roman qui ne résiste pas plus que « non loin du mur des Fédérés », « le cuir brillant » des merises piqué des coups de bec de quelques « vieux merles ouvertement moqueurs ».
Ainsi, que l’auteur nous emmène à ses côtés sur un banc de square, une plage normande, un gros bourg de campagne, l’intérieur d’une abbaye, sur une île tropicale, en soirée à un vernissage, que sais-je encore, allez, oui, cueillir aventureusement des mûres, le plaisir du texte réside-t-il plutôt dans la vivacité, la densité, la surprise aussi de l’aperçu, que dans l’approfondissement méthodique de l’analyse. Pour cela qui ressort un peu de l’art de la cueillette, il faut pas mal de dextérité. Une « dextérité des mots » car rien n’est moins évident que de savoir rassembler en quelques phrases, une seule parfois, toute une « grappe » de pensées, de sensations.
D’autant qu’au-delà bien sûr du pittoresque dont elles ne manquent pas, les compositions d’Etienne Faure, apparemment toutes tournées vers l’extérieur, n’ambitionnent pas seulement de montrer. De dire. Voire parfois de médire. Elles se veulent à la fois piquantes et « comestibles ». Exigeant de la part de leur auteur « une période acceptable de maturation, / presque de digestion/ ainsi qu’une syntaxe/ interrompue, lardée/ pour mieux laisser les mots/ suinter, rendre/ l’inexprimable. » Question cette fois aussi de survie. De conserver son allant, son cuisant, son mordant à l’existence. Qui sans tous ces reliefs nous semblerait si fade.
Pour ceux que ces choses toujours intéressent j’ajoute qu’on trouvera aussi dans ce livre nombre de notations réflexives comme de claires métaphores par quoi se dessine un art poétique subtil témoignant de cette complexe interaction joignant l’écriture à la vie. Appliquée en fait à rendre la météo nerveuse et en partie brouillée de son être attentif et sensible, la prose d’Etienne Faure multiplie effectivement les allusions au caprice, à l’inconstance, à la versatilité, au puissant mouvement, pas toujours bien contrôlé, des choses en en mimant les effets par des rythmes contrastés, souples, rusés parfois, qui procurent à la lecture comme une dimension vibrante, pulsatile. Fuyant ce qui sent le renfermé, répondant au grand appel d’air de la vie qu’on ne trouve finalement pas si facilement, l’auteur entreprend ainsi de sortir la langue de ses plis, de ses cases, pour lui faire reprendre sa respiration, redéployer comme il l’écrit sa texture pulmonaire afin qu’elle ventile à nouveau les crânes, les sangs, l’imaginaire et tous les souvenirs qu’elle renferme[iii]. Quitte à rendre à la vie, des mots, des expressions, quasiment disparus, qui peut-être ne diront rien à personne. À se lancer, comme un pic-vert, dit-il, dans un travail incompris de télégraphie littéraire. Juste pour en tirer un ver(s). Entendons quelque chose de vivant. De nourrissant. Qui jusque là se trouvait bien cachée, sous des surfaces.
Creuser alors ne relève pas seulement de la matière et dieu sait s’il s’en trouve dans ce recueil qui fourmille de détails quasi encyclopédiques. Cela relève aussi du Temps. Du temps qui me semble être depuis toujours ce à quoi se confrontent les livres d’Etienne Faure. Qui sont, malgré tout l’humour et l’ironie qui sont aussi les siens, des livres à mes yeux de sourde mélancolie. De nostalgie. C’est que la puissante faculté d’empathie dont fait preuve le poète à l’égard de toute réalité au point de s’imaginer parfois fondu en elle se heurte à l’instabilité foncière comme on l’a dit des existences, qui fait que sitôt qu’on commence à faire quelque part patrie il faut qu’on s’en retourne s’en arrache « persuadé qu’on ne s’approprie rien, que tout n’est qu’emprunt, mimétisme, camouflage ». D’autant que l’intensité de la sensation, la volupté qu’on trouve à se plonger dans les choses n’est pas, comme nous l’a appris Baudelaire dans son Confiteor de l’Artiste, sans générer par une sorte de fatalité de notre organisation nerveuse, une espèce de souffrance physique, d’exaspération qui est justement la note par laquelle se conclut ironiquement le livre. L’auteur ne voyant plus qu’un trou dont il faut à tout prix s’enfuir, dans le coin de campagne arrêté, dans lequel il a cherché d’abord idéalement à échapper aux stridences de la ville.
Mais ce qui prend chez Baudelaire une dimension dramatique, métaphysique même, ne se manifeste dans les proses d’Etienne Faure que sur le mode d’une inquiétude légère[iv]. Plus allusive qu’explicite. Le vagabondage dans lequel il nous entraîne, ces époques qu’il nous montre abattues sur un trottoir de la capitale, nous quittant, prenant « la tangente avec leurs portes et leurs moulures, [leurs] gravats encollés sous plusieurs strates de papiers peints », ces incessants passages à la fois d’espace et de temps, qui vont du souvenir des dictées d’enfance à l’évocation des grands vols intercontinentaux, ces époques, ce vagabondage et les pertes auxquelles ils se trouvent indissociablement liés, demeurent l’objet d’une mémoire active qui prend visiblement plaisir à en formuler la synthèse. Synthèse qui tient tout à la fois pour moi du cœur et de l’esprit, sans oublier la connaissance. Synthèse qui doit tout à l’art. Comme on parle à Grasse par exemple de parfums de synthèse. Qui ne sont finalement pas moins opérants que les autres, capables de réveiller en nous, chose rare, précieuse, nos propres impressions. Nos propres souvenirs.
[i] Les
nombreux épigraphes qui ponctuent le recueil dont je m’apprête à parler sont
autant de signes pour son auteur de cette reconnaissance. Qui couvre des aires
très diverses de notre patrimoine littéraire. De La Bruyère à Jean-Luc Sarré en
passant par Aloysius Bertrand, Baudelaire, Tchekhov, Joseph Roth, Pierre-Jean Toulet, Hardellet, Khlebnikov …
[ii] On
connait par exemple dans Le Père Goriot ce fameux passage dans lequel le
narrateur au spectacle de l’un des pensionnaires de la Maison Vauquer, s’interroge
ainsi : « Quel travail avait pu le ratatiner ainsi, quelle passion
avait lustré sa face bulbeuse… »
[iii] On
trouvera le passage exact dont je m’inspire ici page 114 du livre.
[iv] Légèrement frôlée, paru en 2007 chez Champ Vallon, est d’ailleurs le titre d’un des meilleurs recueils en vers de cet auteur.
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