Est-ce le pré que nous voyons,
ou bien voyons-nous une herbe plus une herbe plus une herbe? Cette
interrogation que s'adresse le héros d'Italo Calvino, Palomar, comment ne pas
voir qu'elle est une des plus urgentes que nous devrions nous poser tous,
aujourd'hui que, du fait des emballements et des simplifications médiatiques
souvent irresponsables, risquent de fleurir les plus coupables amalgames, les
plus stupides généralisations et les fureurs collectives aveugles et
débilitantes. C'est la force et la noblesse de toute l'éducation artistique et
littéraire que de dresser, face à tous les processus d'enfermement mimétique,
la puissance civilisatrice d'une pensée attentive, appliquée au réel, certes,
mais demeurée profondément inquiète aussi de ses supports d'organes, de sens et
de langage.
Ce que nous
appelons voir le pré, poursuit Calvino, est-ce simplement un effet de nos sens
approximatifs et grossiers; un ensemble existe seulement en tant qu’il est
formé d’éléments distincts. Ce n’est pas la peine de les compter, le nombre
importe peu; ce qui importe, c’est de saisir en un seul coup d’œil une à une
les petites plantes, individuellement, dans leurs particularités et leurs
différences. Et non seulement de les voir: de les penser. Au lieu de penser
pré, penser cette tige avec deux feuilles de trèfle, cette feuille lancéolée un
peu voûtée, ce corymbe si mince …
Oui. Répétons-le: la pratique
ouverte de la littérature et principalement de la poésie possède cette capacité
majeure de nous révéler qu'il n'existe que des réalités inépuisables que
l'intelligence ne parviendra jamais à contenir toutes, un infini chatoiement de
nuances là où la plupart du temps l'esprit, à lui-même abandonné, nous conduit
à grands traits, avec son lot de simplifications et d'approximations, utiles
certes pour accompagner notre chemin routinier d'existence mais redoutables dès
qu'elles cristallisent en jugements définitifs. En vérités qui voudraient tout
recouvrir. En dogmes que des illuminés mais aussi des pouvoirs, plus ou moins
ouvertement tyranniques, prétendent imposer à tous.
Aujourd'hui que je me penche à ma
fenêtre, je regarde la neige. À mes yeux trop rapides, ses flocons
paraissent si semblables ! De fait, à ceux du grand mathématicien Kepler
qui le démontra dans un petit livre qu'il remit le premier janvier 1610 à son
ami Matthäus Wacker von Wackenfels chacun des milliards de milliards de flocons
que nous voyons chaque hiver s'amasser sur nos toits présente la même structure
interne, sexangulaire. Un bon demi-siècle plus tôt, pourtant, le bon évêque
d'Upsala, Olaf Magnus, qui savait sans doute aussi de quoi il parlait, avait
élaboré une typologie permettant de distinguer entre vingt formes différentes
de ces mêmes flocons. C'est que si leur structure est la même, correspondant
d'ailleurs à l'une des figures élémentaires de la matière, la diversité de ces
cristaux qui nous tombent du ciel et voltigent dans l'air est proprement
inconcevable.
Aussi ne conclura-t-on pas des
révélations de Kepler qu'un flocon est un flocon, est un flocon… Car derrière
les grands universaux et les catégories qui lient heureusement entre eux les
phénomènes, il y a la vie, la vie dansante, mouvante et émouvante qui n'est que
particularités, prolifération irréductible et inventive de formes en constante
évolution.
Non. Il n'y a pas de Vérité
Unique. Et Révélée. Comme nous l'a bien en son temps expliqué Humboldt, les
langues dont nous nous servons, pour ne rien dire des systèmes qu'à partir
d'elles nous inventons, ne sont que des filets qui ne retiennent entre leurs
mailles qu'une partie des poissons qui peuplent tout l'océan du réel. Et, en
matière de modalités d'existence, tout ce qui nous paraît évidence s'effrite
dès lors qu'on suit la leçon de Montaigne et qu'on
se met, par les livres en particulier, à fréquenter le monde. Voir plus loin que le bout de son nez. Ainsi, un plan de ville, comme le raconte avec humour un beau livre de Pierre Vinclair, très significativement intitulé le Japon imaginaire - y en aurait-il d'autres pour l'esprit? - ne se comprend-il pas du tout de la même façon à Londres qu'à Tokyo. Et le vélo japonais qui ressemble pourtant à la bicyclette européenne pour femme, avec panier, béquille et cadenas intégré, ne se pratique en rien selon les habitudes que nous trouvons chez nous si naturelles !
se met, par les livres en particulier, à fréquenter le monde. Voir plus loin que le bout de son nez. Ainsi, un plan de ville, comme le raconte avec humour un beau livre de Pierre Vinclair, très significativement intitulé le Japon imaginaire - y en aurait-il d'autres pour l'esprit? - ne se comprend-il pas du tout de la même façon à Londres qu'à Tokyo. Et le vélo japonais qui ressemble pourtant à la bicyclette européenne pour femme, avec panier, béquille et cadenas intégré, ne se pratique en rien selon les habitudes que nous trouvons chez nous si naturelles !
C'est pourquoi les livres qui
nous font voyager, dans l'espace d'abord mais surtout dans la langue,
questionnant nos représentations communes, non de manière à en détruire à
jamais la légitimité (elles nous sont très utiles), mais à nous en faire
reconnaitre la relativité, sont aujourd'hui tellement nécessaires.
Principalement pour notre jeunesse que guettent trop d'idées courtes. Et
d'idéaux préfabriqués. Car il est essentiel de comprendre que ces prétendues
vérités qui en chacun se sont condensées dans des mots, des idées et des formes
ne sont jamais que des brouillons. Ou plus poétiquement, ne sont que des
nuages au ciel de la pensée. Que d'autres vents, un autre climat mental,
auraient formé différemment. Comme il est sûr aussi qu'insensiblement et à
travers chacune de nos expériences profondes tout ce paysage immatériel de
nuées lentement se transforme. Viendra se colorer autrement. Pas de façon moins
belle. A l'approche du soir.
Pour poursuivre le voyage,
songeant à la récente actualité autour du déplacement de l’ambassade
américaine, en Israël, je conclurai, en
invitant le lecteur à découvrir s'il ne l'a fait déjà le livre, paru en
2011, chez Delcourt, du dessinateur canadien Guy Delisle, intitulé Chroniques
de Jérusalem. On y verra, et sans prêchi-prêcha et juste à hauteur d'homme
aux prises simplement avec la vie courante, comment l'enfermement de certaines
communautés dans des identités de plus en plus exclusives et hostiles les unes
aux autres a fait de cette ville si riche d'histoire et de promesses un espace
quasi kafkaïen dans lequel l'affirmation identitaire semble n'avoir pour effet
principal que de pourrir au mieux la vie de tout le monde.
Alors, si au lieu d'édifier des
murs, nous regardions mieux pousser les herbes ? Et nous rendions enfin la
vie plus légère ? Et supportable pour tous ! Car s’il importe de ne
jamais perdre de vue l’infinie diversité du monde, ce serait une grande erreur,
sur laquelle il nous faudra toujours revenir, que de s’appuyer là-dessus pour
nous dissimuler l’oppression dont, partout dans le monde et sous toutes les
formes, la foule immense des faibles continue de faire l’objet de la part des
plus forts.
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