Il est, en matière de lecture, des stéréotypes dont la
répétition m’agace de plus en plus profondément. Celui en particulier de ces
médiateurs de culture qui s’acharnent à vouloir convaincre que lire est un
plaisir, un « délice », chose dont je ne conteste pas la possible
réalité, bien entendu, mais le peu de pertinence qu’elle possède par rapport à
la finalité qu’elle vise, à savoir : défendre, au profit des publics principalement
les plus démunis - et ces derniers ne font apparemment que s’étendre - l’idée
que la dite lecture est indispensable au développement d’une subjectivité
ouverte capable de résister aux diverses puissances d’asservissement de
l’esprit humain, que nos sociétés numériques ont considérablement renforcées.
S’il est aujourd’hui un impératif, face à la multiplication
des clichés par lesquels notre société tend à faire se coaguler nos réactions devant
l’image de plus en plus artificialisée qu’elle nous donne du monde, c’est bien
celui de valoriser toutes les entreprises de dé-standardisation, de
dés-homogénéisation permettant à nos sensibilités d’opérer ces recadrages
perceptifs par lesquels l’esprit prend conscience de l’importance des filtres
qui s’interposent entre lui et la réalité et de la responsabilité qui, de ce
fait, lui revient, de refuser de se laisser coloniser par telle ou telle représentation
ou pensée imposées insidieusement de l’extérieur. Ce qui implique un effort
certain en vue de se construire.
Ou du moins de le tenter.
Ainsi, les ouvrages que nous proposons au titre de la
participation des établissements au Prix des Découvreurs ne doivent pas être
lus pour le plaisir. Si ce n’est celui, in fine, que confère la satisfaction de
toute activité tant soit peu émancipatrice. Et d’avoir entrouvert sa fenêtre
sur des paysages nouveaux.
À l’heure où comme le signale Yves Citton dans son dernier
ouvrage Médiarchie, « grâce à
l’effet-réseau, l’impact en termes de media sociaux des plus grands succès dans
tous les genres est dramatiquement plus grand que celui des titres secondaires
[et qu’il ] paraît désormais clair que l’avenir du divertissement de masse ne
sera pas de « vendre moins de
davantage de titres », mais de vendre beaucoup plus d’exemplaires de
titres en nombre plus restreint », le choix des Découvreurs de faire
entrer dans les classes des œuvres parfois publiées à moins de 300 exemplaires
par de « micros éditeurs » dont aucun média de masse ne connaît et ne
mentionne jamais l’existence, est un choix qui va beaucoup plus loin que la
tentative de promotion d’un genre littéraire déclaré par certains obsolète et
en voie de disparition. À l’opposé de ceux qui voudraient
« actualiser » les références littéraires des jeunes des écoles en
faisant entrer en masse les produits pour la plupart formatés de l’industrie du
livre de jeunesse, les Découvreurs entendent rappeler chacun et les enseignants
bien sûr en tout premier lieu, à la responsabilité qu’ils ont de participer
réellement et non pas qu’en surface, à l’éveil critique des intelligences et
des sensibilités qui leur sont confiées.
Il ne suffit pas de vouloir parce que l’on appartient peu ou
prou à ce qu’il est convenu d’appeler les professionnels du livre, élargir par
tous les moyens l’offre actuelle et déjà très conséquente de livres. Il faut
être davantage conscient de la nature nécessaire des expériences que l’on veut par cela
promouvoir. Qui doivent plutôt que des expériences de consommation, se penser
comme des expériences de nature quasiment artistique. Issues d’une forme de
curiosité qui ne se fonde pas sur le plaisir de la reconnaissance du même et la
satisfaction plutôt mortifère de se découvrir de plus en plus à l’aise dans
l’univers modélisé des catégories familières, mais sur l’intensité passionnante
d’un parcours où l’esprit se voit réinterrogé sur ses propres capacités d’interprétation et de
partage. Dans son pouvoir aussi de création.
On ne lit pas pour le plaisir. Non. Mais pour s’efforcer
d’être !
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