Le Titien détail |
On connaît la célèbre formule de Boileau : « Vingt fois sur le métier remettez votre
ouvrage ». On se doute que pareille prescription n’a que bien peu de
chance de se voir retenue dans le contexte d’impérieuse nécessité de vitesse et
d’occupation quasi incontrôlée des espaces, auxquelles nous soumettent les
univers médiatiques concurrentiels et marchandisés d’aujourd’hui.
D’ailleurs, me remémorant les premiers vers de ce célèbre
poème - « Il est certains esprits dont les sombres pensées/ Sont d'un nuage épais
toujours embarrassées » - je me
dis que nos difficultés à nous faire entendre ne relèvent plus tant de la
répugnance naturelle de la pensée à travailler sur elle-même afin de se rendre
plus claire, que de cet épais nuage dont l’univers du « cloud » et de la publicité
généralisée a de fait obscurci l’ensemble de la sphère culturelle. Ce « cloud » ne constituant du reste
pour nous qu’un espace illusoire dont la dévorante attractivité ne fait
qu’ensevelir chaque nouvelle production sous la charge théoriquement illimitée
de toutes celles qui dans le même instant quasiment la remplacent.
Ainsi, participant récemment à une journée de réflexion réunissant
autour de la poésie divers éditeurs de la Haute partie de France où je réside, c'est sans grand étonnement que j'ai pu constater qu’en dépit d’une présence pourtant régulière - et je
pense loin d’être superficielle ou narcissique - sur la toile - où j’essaie de
faire partager d’assez nombreuses et solides expériences de médiation en faveur
de ce que j’appelle la poésie vivante que je ne confonds pas, loin de là, avec
les seules formes d’avant-garde pas plus qu’avec celles que la plupart des
programmateurs d’occasion sont parvenus, pour faire jeune, à mettre à la mode -
la connaissance que les acteurs
culturels de ma propre région peuvent avoir ou désirer avoir de mon action avec
les Découvreurs, était des plus limitées.
Je comprends de ce fait assez bien les frustrations qui
s’expriment face à la difficulté apparemment grandissante pour chacun de
diffuser son travail, lui procurer cette modeste lumière qui le rende visible,
même en un coin de la cité et par là recevoir la petite part de
reconnaissance à laquelle il pense avoir légitimement droit.
Rappel. Je me souviens avoir déclaré lors d’une journée de
formation organisée il y a quelques années par la région Poitou-Charentes à La
Rochelle, à destination du petit peuple des bibliothécaires et des
documentalistes, journée à laquelle j’étais convié avec Valérie Rouzeau, Gérard
Noiret, Cécile Ladjali et Françoise Lalot, que, pour paraphraser une célèbre
citation d’André Gide, « ne pouvait
rien pour faire lire autrui, celui qui d’abord n’aime pas lire lui-même ».
J’ajouterais, ce qui peut aussi s’étendre à cet autre petit peuple qui m’est
cher, celui des professeurs, que « ne
peut rien pour éveiller la curiosité d’autrui celui qui d’abord, n’est pas
infiniment curieux lui-même ». Enfin, que « ne peut rien attendre des autres celui qui d’abord, n’est pas ouvert à
leurs propres attentes ».
Combien sont-ils effectivement ces poètes qui ne lisent pas
les autres ? Restent enfermés dans leur famille étroite. Ne « likent » leurs amis que pour être
« likés » eux-mêmes.
Attendent finalement tout des autres et ne travaillant qu’à leur immédiat intérêt,
ruinent la possibilité de mettre en place les conditions d’une reconnaissance
plus collective. En commençant par s’interroger réellement sur le sens et
l’intérêt pour autrui, avant que pour eux, des expériences littéraires et
artistiques qu’ils se proposent de lui faire partager.
Alors, bien qu’ayant eu plus de « vingt fois » déjà l’occasion d’exprimer ce qu’il peut y avoir
d’important dans les expériences qu’avec nos divers partenaires nous tentons de
faire le plus authentiquement vivre, je vois bien qu’il faut se résoudre à y
venir et revenir encore. Afin que la poésie cesse de n’être aux
yeux du monde qu’un mot dont on se gargarise à propos d'autre chose mais une
réalité impliquant une relation essentielle allant « par les livres toujours plus nombreux, toujours plus présents, de la
parole à la vie et de la vie à la parole ».
Soyons lucides : la littérature qui avait
autrefois le privilège d’être un marqueur social et fournissait aux élites
dirigeantes un surcroît comme on dit de « distinction », est de plus en plus délaissée, méprisée par ces
dernières qui se sont plus largement reportées sur l’art dont elles sont
parvenues à faire l’absurde et vertigineux marché qu’on sait. Rien d’étonnant
alors qu’elles finissent par la laisser se réduire à cette misère qu’elle est
déjà dans l’esprit de beaucoup, cette pacotille, propre à se retrouver
multipliée à l’infini par les chaines interchangeables de l’industrie
culturelle.
Dès lors, nos « tentatives pour surmonter l’indigence de notre langage » comme
dit Peter Weiss dans son Esthétique de la
résistance devront « devenir l’une
des fonctions de notre existence ».
C’est pourquoi ce que nous proposons à ceux qui
nous font confiance n’a radicalement rien à voir avec ce qui se cherche
ordinairement à travers le terme d’animation
qui n’est le plus souvent que simple « occupation »
superficielle et simplement distractive des esprits. Rien non plus avec l’idée
raide et religieuse de « cérémonie »
impliquant toujours un certain idéal de soumission. Non, ce que nous proposons
est d’une ambition plus haute. Et plus libératrice. Pour tous. Et pour chacun.
Dans ce travail, car c’est un vrai travail, nous
nous engageons avec passion mais sans aveuglement. Et comme cela est de plus en
plus nécessaire, avec obstination. Dans l’espoir à chaque fois d’éveiller de
nouvelles curiosités, de nouvelles possibilités de parole et d’action
à pouvoir opposer à ces conditions de vie de plus en plus difficiles que
nous aurons sans doute à affronter.
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