MASQUES ALASKIENS, CHATEAU-MUSEE de BOULOGNE-SUR-MER |
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Je lis toujours avec intérêt les considérations
que Florence Trocmé publie dans son flotoir. Ce qu’elle vient d’écrire récemment au sujet de la traduction et peut-être
aussi sur la question de la mise en scène des grandes œuvres littéraires me
donne d’ailleurs envie de revenir un peu sur certaine des idées que je défends
à l’intérieur de ce blog.
Bien sûr, je partage a priori la considération qu’éprouve Florence
Trocmé pour le travail de P. Markowicz et son souci de rendre, avant tout,
compte du caractère d’altérité
des oeuvres composées dans des langues étrangères.
Il y a pour chacun, en terme
d’élargissement d’être, plus d’avantages
à concevoir la traduction comme un chemin vers l’autre qu’à la réduire à n’être
qu’une adaptation - à nos communes façons de voir, de penser, de sentir - du
système de représentations fondamentalement différent dans lequel s’inscrit
toute oeuvre produite dans une culture autre. Rien ne peut être plus triste
pour l’homme que de ne savoir pas, comme dirait Francis Ponge, sortir de sa rainure. Et s’empêcher ainsi de se dupliquer
constamment lui-même. Je partage à ce sujet les points de vue que développe
Marielle Macé dans son dernier ouvrage, qui prenant les
choses de manière très large, nous porte à reconnaître, non seulement dans la
pluralité des formes prises par la vie humaine, mais aussi dans l’immense variété des existences animales, ce qu’à la suite de Canguilhem
elle appelle des allures diverses de la
vie, des styles, et va jusqu’à distinguer dans la multiplicité même des
objets – je pense en particulier au passage qu’elle consacre aux instruments de
musique – autant de manières d’instituer des relations nouvelles avec le monde.
Pourtant il existe des limites à
la porosité de chaque forme humaine. L’homme n’est pas une éponge. Et le jeu
difficile de nos rapports ouverts avec l’autre ne doit pas faire oublier comme
le dit et redit Marielle Macé que s’il importe de faire attention au monde, il ne s’agit pas pour autant de renoncer à
exercer notre faculté de jugement et nous abandonner sans résistance aux
multiples courants qui traversent l’immense océan des formes. La vie n’est pas
qu’ouverture elle est aussi combat. Vivre c’est affirmer des choix. Inventer pourquoi pas des colères contre les
formes d’être qu’on éprouve néfastes. Avoir le
courage de son goût préconisait Francis Ponge. Maintenir cette « balance très savante et constante,
entre les entraînements qu’on accepte et les entraînements auxquels on tourne
le dos » confiait Henri Michaux dans Passages.
Ce qui signifie que notre rapport
à l’altérité n’est pas aujourd’hui des plus simples. Et qu’il ne peut reposer
sur le principe illusoire d’un absolu respect de la forme étrangère. À moins de
nous faire totalement autres, ce qui est non seulement impossible mais ne
reviendrait finalement qu’à déplacer le problème, nous ne pouvons que composer avec l’altérité. Entrer avec
elle dans un jeu complexe d’appropriations, de rejets voire d’incapacités où ce
qui compte c’est quand même avant tout notre aptitude à nous inventer une
forme, une modalité d’être qui, pour ne se vouloir pas close sur elle-même,
n’en affirme pas moins la nécessité de préserver en partie ses contours, les
élargissant certes, les révisant, mais sans les laisser totalement se défaire,
s’atomiser dans l’espace infini des choses.
Ce qui m’amène encore à dire que
je ne partage pas trop la façon dont Florence Trocmé engage le procès de ces
metteurs en scène auxquels elle reproche de vouloir lui imposer leur vision
scénique de l’oeuvre. Certes on peut s’agacer comme elle des poncifs actuels
qui cherchent avant tout à faire mode, déguisent Dom Juan en motard ou en jeune
patron de maison de couture ... Mais si l’oeuvre est bien cet objet ouvrant un
infini d’interprétations dans la clôture apparente d’une forme, toute lecture
qu’on en fait en donne une vision autre. Et si certaines de ces visions peuvent
ne présenter qu’un intérêt bien mince, aucune, fut-ce t’elle celle du metteur
en scène le plus prétendument génial de l’époque, ne peut se prévaloir d’être
vraiment fidèle. De ne rien imposer. Cela
n’a pas de sens. Mieux vaut concevoir la mise en scène comme une oeuvre au
second degré et la juger par sa plus ou moins grande capacité – dans
l’entretien qu’elle présente avec son oeuvre mère - à nous enrichir à son tour,
comme le reconnaît aussi Florence Trocmé, de dimensions nouvelles.
Hommes, nous nous distinguons les
uns des autres par nos identités plastiques. Mais plutôt qu’à nous fondre les
uns dans les autres, à tout vouloir accueillir et sans perte, des choses, sans
doute est-il préférable, pour reprendre la belle formule de Michel Deguy, de ne
tendre qu’à « une extension
illimitée du voisinage ». Ce qui nous réservant la possibilité d’ouvrir
large la porte par où, en nous, peut toujours entrer quelque chose de
renversant, d’étonnant ou de réjouissant des mondes, nous préserve de l’idée
saugrenue de devenir totalement l’autre. De devenir loutre, tableau, indien Chitamacha ou Biloxi, grand prêtre inquisiteur ou encore cageot.
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