RUISDAEL VUE DE HARLEM Détail MAURITSHUIS |
père, même pas dans la terre / (il a neigé à gros flocons pendant la
crémation) / réduit, désormais, / à l’immensité du ciel. »
Que devient l’être lorsque la vie
le quitte et que ce qui l’animait se voit arracher à son enveloppe
charnelle ? Qu’y a t’il d’être toujours, autour de nous ? Et quelles
limites d’espace, de temps, la conscience peut-être, la parole, le geste, et la
mémoire encore, peuvent-ils nous aider – même un peu - à franchir ?
Organisé autour de la disparition
de son père, Lucien, (1926-2008), le dernier livre de Jacques Lèbre, demeure
tout entier habité par cette forme supérieure et inquiète de sensibilité qui
fait d’un certain nombre de moments vécus, le frémissant lieu de passage et
l’éphémère réceptacle de tout ce qui, dans la vie et par le monde nous déborde.
Éprouve notre vulnérabilité. Réactive le sentiment de l’essentielle porosité de
notre être intérieur.
Le poème liminaire le dit bien
qui évoque les pensées du poète sous la douche. S’imaginant que « l’esprit
est éparpillé en autant d’êtres vivants » qu’il sent de gouttelettes d’eau
couler sur ses épaules. Constatant aussi qu’« isolés dans l’espace, les corps s’attirent les uns les autres / pour
dans l’échange ou dans l’amour redonner vie à son parfum ».
Dès lors, « le dernier souffle d’un mourant »
ne doit-il pas « bien partir quelque
part / et comme un fétu se poser dans le giron d’une naissance ? ».
Je sais que cela paraitra
incongru mais de retour d’un nième séjour aux Pays-Bas, je ne parviens pas à me
défaire de l’impression qu’au-delà de toutes les évidentes différences que le
lecteur éclairé ne manquera pas de m’opposer, il y a bien quelque chose de « hollandais » dans ces poèmes de l’immensité du ciel que je lisais le
soir à quelques centaines de mètres du Mauritshuis.
À la semblance des peintres qui ont fait la réputation de la Hollande, Jacques
Lèbre sait que choses, évènements, moments, « demandent asile à la porte de [notre] mémoire » et qu’il
importe de leur accorder attention. Non qu’il les montre ou les raconte à la
manière tellement pittoresque et souvent encyclopédique de la plupart de ces maîtres
anciens. L’auteur de l’immensité du ciel
n’est pas un peintre du Siècle d’or. Mais comme ces artistes dont nous parlons
et qui nous touchent d’autant plus que les sujets qu’ils traitent conservent au
présent des formes depuis si longtemps en allées, je sens avec quelle
surprenante intensité, il lui arrive d’éprouver le surgissement des choses
vouées toujours à disparaître ou le trouble et imparfait souvenir de ce qui
déjà n’est plus.
Et peut-être que ce rapprochement
qui m’est venu a t’il en fait plus de sens que je ne crois. Parce que les
poèmes de Jacques Lèbre - même s’ils tendent vers le rien, du moins le presque
rien, au nu, plutôt qu’à l’exaltation colorée des matières, des pelages, des
chairs et que le monde qui est le leur est celui des inventaires pauvres -
touchent comme si subtilement sait le faire la peinture hollandaise, moins à la
présence finalement qu’à l’absence. Et ne sont faits, bien au-delà des apparences,
que de questionnements surtout et de passages. De métamorphoses. Comme le souligne
la relative indécision que manifeste son écriture qui – à la façon pour moi
d’un Nino Judice - se joue plus souvent qu’il ne paraît, de l’opposition qu’on
voudrait bien tranchée entre le vers et la prose.
Carel Fabritius Chardonneret Mauritshuis |
Poète des circulations, ouvert
sur le monde, inquiet mais sans ostentation, Jacques Lèbre avec L’immensité du ciel met ainsi à jour, la
précarité constitutive de notre condition d’être passager, fugitif, transitoire
qui face aux mystères de l’existence n’a d’autres recours que celui d’une
parole qui s’avoue, chez lui, le plus souvent impuissante ou fragile. Mais
véhicule de profondes réserves d’empathie. Comme quand elle prolonge ses
réflexions sur la métempsychose par une vibrante interrogation sur l’obscure
intimation que nous adressent aussi bien le cri que le silence animal. Ou qu’elle
conduit le poème –évoquant un voyage en train – à arrêter son regard sur un
visage immobile derrière une fenêtre, à fixer le détail de la vaste cour qui se
trouve au-devant. Ou qu’à quelques pas d’un marché écrasé de soleil, elle
continue de voir comme une personne le squelette millénaire que des travaux
d’excavation viennent de mettre à jour. Ou pour finir, se lie à celle d’un
poète admiré, en l’occurrence le russe Mandelstam, pour en appeler au chant
d’un chardonneret vu sur le rebord du bassin d’une cour charentaise, et, suspendant
un moment notre commun dévalement vers la mort, se propose de regarder le
monde, tout le monde, avec lui.
Disons pour terminer que le livre de Jacques Lèbre est le premier livre
de poésie publié par la Nouvelle Escampette que dirige la compagne du regretté Claude Rouquet, Sylviane Sambor,
ancienne directrice du Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes. À qui nous souhaitons bonne chance dans sa
courageuse entreprise.
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