C’est vrai. Je ne partage pas le mépris dans lequel
nombre de mes amis poètes, tiennent aujourd’hui le roman et de manière générale,
la fiction. Incapable que je suis d'épouser leur conception du primat
de l’écriture qui les amène à faire comme si cette dernière ne concernait que
le mot, le vers, la strophe ou bien la phrase et ne s’étendait pas aussi à de
plus grands ensembles, de plus vastes relations, de structure, de situations,
de symboles, bref à tout ce qui, rassemblé dans un livre, un film, une œuvre
d’imagination, organise ou désorganise les représentations, les informe,
travaille les sensibilités, pour créer ou recréer, en nous, de la jouissance,
du sens et des désirs d’action.
Certes je sais le caractère profondément aliénant de la
plupart des fictions dont on cherche à nous repaître. Et sais bien l’importance
prise aujourd’hui par les professionnels du storytelling dont l’objectif n’est que
de permettre aux puissants, à travers tous les canaux qu’ils contrôlent, de
mieux manipuler les masses pour asseoir toujours davantage leur pouvoir
économique ou politique. N’empêche que, par la fiction, peuvent toujours
s’expérimenter toutes sortes de rapports inédits au monde comme à soi-même, se
découvrir de vastes pans de réalité, s’ouvrir aussi de nouvelles temporalités
par quoi viennent s’élargir les consciences, s’approfondir les inquiétudes et
se voir intelligemment relancé l’incessant entretien auquel nous oblige la dure
et muette présence, sans rivage, des choses.
Réfléchissant, en cette période de catastrophe, à divers
livres qui m’avaient marqué, abordant la
question de l’effondrement, de l’apocalypse, de la disparition, plus ou moins
attendue, programmée, de nos inconséquentes et monstrueuses sociétés, je me
suis rappelé l’ouvrage de Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde,
paru à la Découverte en septembre 2019.
S’appuyant sur un nombre restreint mais bien choisi d’œuvres telles que La
Route de Mac-Carthy, l’Homme vertical de Davide Longo, la
trilogie de Maddaddam de la canadienne Margaret Atwood, Cosmopolis
de Don DeLillo, les pièces de guerre d’Edward Bond, des séries comme The
Leftovers, des films tels The Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou Melancholia de Lars von Trier
ainsi que d’œuvres d’auteurs français : Robert Merle, Antoine Volodine,
Cécile Minard, l’ouvrage met clairement en lumière que de telles fictions loin
d’être une façon qu’aurait l’industrie culturelle de nous enfermer un peu plus
dans l’univers démobilisateur voire infantilisant du spectacle, jouent au
contraire un rôle d’éveil. Possèdent comme une fonction propédeutique, nous
préparant psychologiquement à la perte tout en réaffirmant la nécessité de
l’action et la création de nouvelles solidarités. Non plus essentiellement
humaines. Mais avec l’ensemble du vivant. Quand ce n’est pas – voir Ghost in
the Shell - avec les robots eux-mêmes.
Paul KLEE, L'Ange de l'avenir |
Nourri des analyses de nombreux penseurs contemporains qui
se sont attachés à alerter depuis longtemps sur les dérives suicidaires de
notre civilisation planétaire ainsi que par la conception de l’Histoire de
Walter Benjamin, particulièrement attaché à comprendre « la
constellation des périls » qui menacent notre présent, à partir de
leur « préhistoire », l’essai d’Engélibert a le mérite
d’inscrire sa réflexion dans le cadre d’une vision historique et par conséquent
politique de ce qu’on appelle l’anthropocène que contrairement à certains
auteurs il se refuse à voir comme une fatalité, l’attribuant clairement, comme
le faisaient déjà les toutes premières œuvres marquées par le développement de
la puissance industrielle, aux défaites successives de la pensée face à la
prise de contrôle de plus en plus hégémonique du monde par le grand capital.
Je ne sais plus trop où j’ai lu que les vrais écrivains
étaient les remords de la conscience de l’humanité, la formule je crois
étant du philosophe allemand Feuerbach. Cela se vérifie pleinement à travers
les ouvrages évoqués par le livre d’Engélibert. Qui sans jamais chercher à
répondre à notre besoin, d’ailleurs impossible à rassasier, comme disait Stig
Dagerman, de consolation, sont animés de toute l’énergie du désespoir
dont le poète Michel Deguy affirmait au cours des années 90 qu’elle était face
aux catastrophes annoncées, le seul recours qui nous restait. Une fois rejetés
les minables petits espoirs, les grossières illusions, les utopies adolescentes
qui malheureusement rassemblent toujours autour d’eux cette majorité de têtes
molles qui composent nos cercles soit-disant artistiques ou cultivés.
Et c’est là qu’encore une fois se vérifie ce merveilleux paradoxe
qui veut que les œuvres les plus noires aient la plus grande utilité. Les récits
d’apocalypse nous obligent en effet à nous réapproprier le temps, à sortir de
notre engluement dans un présent devenu mortifère. Nous rendant, face à la
catastrophe, un peu de cette énergie nécessaire aussi bien pour nous y préparer
que pour, si c’est toujours possible, y résister. Toute peine disait la
philosophe Simone Weil, est supportable dans la clarté. Et dans
l’aveuglante clarté de notre fin dont chacune des fictions dont nous parle
Engélibert nous aide à voir à quel point elle est déjà en œuvre au cœur même de
notre présent, immanente à notre temps, l’espace qui se trouve ouvert devant
nous a cela de positif qu’il nous rétablit en acteur. En Sujet. Dans la conscience
élargie du sens que nous pouvons enfin donner à la façon que nous avons choisie
de nous y confronter.
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