Désireux d'évoquer aujourd'hui ''Je
suis debout'', un livre de Lucien Suel paru à la Table ronde, je ne me hasarderai pas à tenter de
définir la personnalité de cet auteur qui étonne ici par la grande diversité à
la fois de ses thèmes et des formes d'écriture qu'il fait momentanément
siennes. Sommes-nous ce que nous écrivons? Sommes-nous ce que nous retenons,
filtrons dans nos écrits, du monde ? Pas sûr qu'une telle question trouve
un jour de réponse certaine.
En fait, nous ne lisons pas vraiment pour, comme on dit,
découvrir un auteur. Mais pour, à travers lui, nous découvrir nous-mêmes.
Voire, nous inventer de nouvelles dispositions d'être. Nous imaginer d'autres
occasions d'être au monde. D'autres possibles aussi de la parole. Comme l'écrit
Marielle Macé, dans son livre majeur, Façons de lire, manières d'être,
"les formes que les livres recèlent ne sont pas inertes, ce ne sont pas
des tableaux placés sous les yeux des lecteurs mais des possibilités
d'existence orientées. L'activité de la lecture nous fait éprouver à
l'intérieur de nous ces formes comme des forces, comme des directions possibles
de notre vie mentale, morale ou pratique, qu'elle nous invite à nous
réapproprier, à imiter, ou à défaire."
Bien qu'appartenant à la même région, à la même génération que lui, je suis
loin a priori de partager l'univers
de référence de Lucien Suel que je connais pourtant depuis
longtemps et ai découvert au début des années 90 dans la petite galerie de
notre aujourd'hui défunt ami lillois Alain
Buyse. Je n'ai guère de passion pour la génération beat, le rock,
l'underground de façon générale, l'art du détournement, les jeux littéraires
façon Papous dans la tête … tout au plus - mais c'est loin d'être peu de choses
- partagé-je avec lui un goût prononcé des jardins, du vélo, une certaine
nostalgie des décors populaires de nos années d'enfance, une infinie prévention
contre la société de décervelage mise en place par nos institutions libérales:
le règne du tout argent, de l'objet-roi et de la fabrication de masse des
désirs prétendument singuliers. Et surtout la même exigence face à tout cela de
demeurer et de m'éprouver vivant.
Ce qui me retient du coup dans le livre de Lucien Suel ne
sont donc pas nécessairement les divers hommages qu'il peut adresser à des
auteurs tels Bukowski qui me laisseraient plutôt froids ou dont je ne sais
finalement pas grand-chose, ou de réaliser que tel texte est formé d'une longue
suite d'alineas comptant chacun le même nombre de mots à savoir 23 (!) mais
bien cette façon qu'il a, libre, inventive et toujours généreuse, d'articuler
les divers pans de son imaginaire, de faire territoire de chacun des nombreux
espaces qu'il a pu traverser, ce que ce livre par lui-même, fait de
l'assemblage de textes plus ou moins commandés, révèle plus que d'autres par
son caractère composite.
Il y a du polygraphe chez Lucien Suel que son statut de
poète reconnu et fréquemment sollicité conduit à devoir écrire assez
régulièrement à la demande. Mais si la réussite des textes ainsi produits est
par nature inégale, je ne peux m'empêcher d'y reconnaître un même fond de
jouissance conjuratoire à travailler cette large et épaisse matière de mots
pour en faire lever comme d'une pâte le sentiment que nous sommes au monde. Que
ce monde vraiment existe. Qu'il est fait de réalités concrètes - ô combien -
dont bien entendu nous ne voyons pas tout. Et qu'il nous appartient par la
grâce de notre parole et de notre imaginaire propres de lui donner les formes
dont nous avons besoin. Pour le porter en nous. Le vivre poétiquement.
L'accompagner en homme. C'est-à-dire: debout.
Et si comme l'écrit Yves Citton dans Gestes
d'humanités," c'est à travers nos gestes que nous appréhendons le
monde, parce que l'empathie nous conduit à décalquer nos gestes sur ceux
d'autrui", les gestes de parole que multiplie Lucien Suel sont de nature à
nous permettre un déconditionnement de tous ceux que quotidiennement nous
empruntons aux machines qui nous gouvernent, nous incitant alors à cette
permanente et nécessaire réinvention stylistique de notre mode particulier
d'être par laquelle, nous, poètes, nous efforçons d'empêcher que le monde
s'avilisse chaque jour davantage. En tentant d'activer des formes et des forces
qui le rendent - il faut bien - plus humain. Avec le rêve aussi, comme
l'écrivait Mallarmé dans ses Divagations, de nous percevoir simples
infiniment et pourquoi pas, juste un peu vrais, vivaces, parmi les
autres. Sur la terre.
Article publié, en 2014, sur l'ancien blog des Découvreurs.
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