Egon Schiele, La Jeune Fille et la Mort |
Oui, amis
enseignants. Il pourrait être intéressant à l’école, plutôt que de trop
chercher à vouloir découvrir ce que peut bien signifier, en soi, tel poème
écrit il y a maintenant des siècles, de réfléchir à la nature de l’écho que des
lecteurs actuels, en fonction de leur situation propre, peuvent toujours percevoir
en lui.
C’est le 30
ou 31 mars 1902, un dimanche donc ou un lundi de Pâques, jour de résurrection,
que Guillaume Apollinaire, pénètre pour la première fois dans l’Alter Nördlicher Friedhof de Munich dont
les tombes aux allures parfois inattendues semblent surgir d’un flot de mousses
et de verdure. De ce qu’il ressent alors, découvrant - à l’intérieur de ce
qu’on appelait autrefois l’obituaire,
mot disparu remplacé dans notre franglais d’aujourd’hui par l’expression Funeral Home - une troupe impassible de
morts, gentiment préparés et bien allongés dans leur bière et qui semblent
l’attendre, on n’en saura rien que la fantaisie qu’après quelques vicissitudes,
il intégrera à son recueil Alcools, sous
le titre de La Maison des morts.
Les spécialistes d’aujourd’hui s’intéressent particulièrement, semble-t-il, à la
façon dont ce poème librement versifié, sans doute d’abord composé sous forme
de nouvelle, et qui conserve en effet toutes les marques de l’écrit narratif, a
pu passer d’un genre à un autre sans faire l’objet d’une réécriture en
profondeur et s’interrogent savamment sur les effets particuliers induits chez
le lecteur par cette audacieuse transformation du fameux pacte de lecture.
L’auteur de Aucun de nous ne reviendra, Charlotte
Delbo ainsi que ses compagnes, s’inquiétaient de bien autre chose lorsque le 21
septembre 1942, dans leur cellule du fort de Romainville, après avoir été cruellement
mises en situation d’avoir à dire adieu à leur compagnon que les nazis devaient
faire fusiller peu après au Mont-Valérien, l’une d’elles proposa afin de
ressouder leur groupe, de se dire ensemble ce poème où les vivants et les
morts, l’espace d’un instant revenus à la vie, s’en vont en couples par la
campagne, s’échangeant des paroles d’amour. On trouvera dans l’ouvrage de
Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo, La Vie retrouvée, les circonstances précises de ce douloureux épisode que Charlotte Delbo raconte au tout début du
second volet de sa trilogie sur Auschwitz, Une
Connaissance inutile.
Lisant ce
qu’elle a retenu de ce précieux souvenir, il est difficile de ne pas se
persuader que là se trouve sans doute l’une des raisons d’être les plus
importantes de la poésie ou si l’on veut aussi de la littérature. Dans ce
pouvoir qu’elle a de nous permettre de poser des paroles sur la vie. De
raccorder ainsi ce qui nous arrive de plus profond, de plus bouleversant et
parfois de plus terrible, à quelque chose de l’ordre d’une dimension plus
générale redonnant sens. Valeur. En même temps courage.
Oui. Ce qui
fait la puissance – j’entends bien ce mot au sens que lui donnait Aristote - d’un
texte tient peut-être à cela. A savoir qu’il est partageable. Résonne en nous.
Nous fournit en parole. Vient éclairer les situations pour lesquelles nous
n’avons personnellement pas de mots. De mots assez précis ou suffisamment
larges. De mots qui ne soient plus de simples signes mais se chargent
effectivement de quelque chose de nos vies. Que, du fait du statut particulier
que notre culture confère heureusement encore aux grandes oeuvres littéraires, ils
élèvent. À de plus durables et fortifiantes dignités.
Un poème de Yannis Ritsos, que
peut-être Charlotte Delbo croisa sur des routes de Grèce, dit quelque chose aussi
de cet échange.
Derrière des
choses simples je me cache, pour que vous me trouviez ;
si vous ne
me trouvez pas, vous trouverez les choses,
vous
toucherez ce que ma main a touché,
les traces
de nos mains se joindront l’une à l’autre.
La lune du
mois d’août brille dans la cuisine
comme un pot
étamé (pour la seule cause que j’ai dite)
elle éclaire
la maison vide et le silence agenouillé de la maison –
le silence
est toujours agenouillé.
Chaque mot
est un départ
pour une
rencontre – annulée souvent –
et c’est un
mot vrai seulement quand, pour cette rencontre, il insiste
Et l’exemple
du poème d’Apollinaire me paraît suffisant ici pour montrer que les mots d’un
poète peuvent comme le dit Ritsos insister
bien au-delà et bien plus en profondeur que ne pouvait sans doute aller la
consciente pensée du poète lui-même. Pouvait-il imaginer, Guillaume Apollinaire,
l’effet que produiraient ces vers :
Et le mort disait à la vivante
Nous serions si heureux ensemble
Sur nous l'eau se refermera
Mais vous pleurez et vos mains tremblent
Aucun de nous ne reviendra
[...]
Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d'avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu'on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
À se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l'on n'a plus besoin de personne
oui, pouvait-il imaginer, la
résonance particulière que ses mots trouveraient en 1942, entre les murs d’une prison
de Romainville, chez ces résistantes auxquelles on venait d’enlever leur fiancé
ou leur époux, et chez celle en particulier qui, de retour d’Auschwitz,
écrirait dans Spectres mes
compagnons que d’« avoir vécu
l’amour absolu valait de tout souffrir pour en rapporter la mémoire ».
CLIQUER DANS L'IMAGE CI-CONTRE POUR LIRE L’EXTRAIT QUE CHARLOTTE DELBO CONSACRE À CET ÉPISODE, ACCOMPAGNÉ DU PASSAGE CORRESPONDANT DE LA BIOGRAPHIE DE GHISLAINE DUNANT.
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