mardi 24 janvier 2017

PUISSANCE DE LA POÉSIE. APOLLINAIRE ET CHARLOTTE DELBO. AUCUN DE NOUS NE REVIENDRA.


Egon Schiele, La Jeune Fille et la Mort


Oui, amis enseignants. Il pourrait être intéressant à l’école, plutôt que de trop chercher à vouloir découvrir ce que peut bien signifier, en soi, tel poème écrit il y a maintenant des siècles, de réfléchir à la nature de l’écho que des lecteurs actuels, en fonction de leur situation propre, peuvent toujours percevoir en lui.

C’est le 30 ou 31 mars 1902, un dimanche donc ou un lundi de Pâques, jour de résurrection, que Guillaume Apollinaire, pénètre pour la première fois dans l’Alter Nördlicher Friedhof de Munich dont les tombes aux allures parfois inattendues semblent surgir d’un flot de mousses et de verdure. De ce qu’il ressent alors, découvrant - à l’intérieur de ce qu’on appelait autrefois l’obituaire, mot disparu remplacé dans notre franglais d’aujourd’hui par l’expression Funeral Home - une troupe impassible de morts, gentiment préparés et bien allongés dans leur bière et qui semblent l’attendre, on n’en saura rien que la fantaisie qu’après quelques vicissitudes, il intégrera à son recueil Alcools, sous le titre de La Maison des morts.


Les spécialistes d’aujourd’hui s’intéressent particulièrement, semble-t-il, à la façon dont ce poème librement versifié, sans doute d’abord composé sous forme de nouvelle, et qui conserve en effet toutes les marques de l’écrit narratif, a pu passer d’un genre à un autre sans faire l’objet d’une réécriture en profondeur et s’interrogent savamment sur les effets particuliers induits chez le lecteur par cette audacieuse transformation du fameux pacte de lecture.

L’auteur de Aucun de nous ne reviendra, Charlotte Delbo ainsi que ses compagnes, s’inquiétaient de bien autre chose lorsque le 21 septembre 1942, dans leur cellule du fort de Romainville, après avoir été cruellement mises en situation d’avoir à dire adieu à leur compagnon que les nazis devaient faire fusiller peu après au Mont-Valérien, l’une d’elles proposa afin de ressouder leur groupe, de se dire ensemble ce poème où les vivants et les morts, l’espace d’un instant revenus à la vie, s’en vont en couples par la campagne, s’échangeant des paroles d’amour. On trouvera dans l’ouvrage de Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo, La Vie retrouvée, les circonstances précises de ce douloureux épisode que Charlotte Delbo raconte au tout début du second volet de sa trilogie sur Auschwitz, Une Connaissance inutile.

Lisant ce qu’elle a retenu de ce précieux souvenir, il est difficile de ne pas se persuader que là se trouve sans doute l’une des raisons d’être les plus importantes de la poésie ou si l’on veut aussi de la littérature. Dans ce pouvoir qu’elle a de nous permettre de poser des paroles sur la vie. De raccorder ainsi ce qui nous arrive de plus profond, de plus bouleversant et parfois de plus terrible, à quelque chose de l’ordre d’une dimension plus générale redonnant sens. Valeur. En même temps courage.

Oui. Ce qui fait la puissance – j’entends bien ce mot au sens que lui donnait Aristote - d’un texte tient peut-être à cela. A savoir qu’il est partageable. Résonne en nous. Nous fournit en parole. Vient éclairer les situations pour lesquelles nous n’avons personnellement pas de mots. De mots assez précis ou suffisamment larges. De mots qui ne soient plus de simples signes mais se chargent effectivement de quelque chose de nos vies. Que, du fait du statut particulier que notre culture confère heureusement encore aux grandes oeuvres littéraires, ils élèvent. À de plus durables et fortifiantes dignités.

Un poème de Yannis Ritsos, que peut-être Charlotte Delbo croisa sur des routes de Grèce, dit quelque chose aussi de cet échange.

Derrière des choses simples je me cache, pour que vous me trouviez ;
si vous ne me trouvez pas, vous trouverez les choses,
vous toucherez ce que ma main a touché,
les traces de nos mains se joindront l’une à l’autre.
La lune du mois d’août brille dans la cuisine
comme un pot étamé (pour la seule cause que j’ai dite)
elle éclaire la maison vide et le silence agenouillé de la maison –
le silence est toujours agenouillé.
Chaque mot est un départ
pour une rencontre – annulée souvent –
et c’est un mot vrai seulement quand, pour cette rencontre, il insiste

Et l’exemple du poème d’Apollinaire me paraît suffisant ici pour montrer que les mots d’un poète peuvent comme le dit Ritsos insister bien au-delà et bien plus en profondeur que ne pouvait sans doute aller la consciente pensée du poète lui-même. Pouvait-il imaginer, Guillaume Apollinaire, l’effet que produiraient ces vers :

Et le mort disait à la vivante

Nous serions si heureux ensemble
Sur nous l'eau se refermera
Mais vous pleurez et vos mains tremblent
Aucun de nous ne reviendra
[...]
Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d'avoir aimé un mort ou une morte

On devient si pur qu'on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
À se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l'on n'a plus besoin de personne

oui, pouvait-il imaginer, la résonance particulière que ses mots trouveraient en 1942, entre les murs d’une prison de Romainville, chez ces résistantes auxquelles on venait d’enlever leur fiancé ou leur époux, et chez celle en particulier qui, de retour d’Auschwitz, écrirait dans Spectres mes compagnons que d’« avoir vécu l’amour absolu valait de tout souffrir pour en rapporter la mémoire ».




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