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À quoi donc
correspond cette poésie dépoétisée dont
parlent aujourd’hui certains et qui s’élaborerait indépendamment des propriétés
d’image et de chant sur lesquelles ce genre s’est, depuis les origines,
construit ?
Le fait est
que nous assistons depuis un certain temps déjà à l’affirmation d’une poésie en
apparence prosaïque, appliquée au réel, délivrée de surcroît, du fameux besoin
d’expression héritée de ces
romantismes abâtardis dans lesquels se complaisent toujours tant d’affligeants
et prétentieux poètes.
La sortie du
livre de la nantaise Sophie G. Lucas, Témoin,
me fournit l’occasion de dire quelques mots de ces ouvrages en grande
partie inclassables, écrits par des auteurs qui ont décidé d’inscrire leur
parole dans cet espace générique hybride, largement redéfini, où la poésie
semble pouvoir emprunter aussi bien au récit qu’au théâtre, aux sciences, à
l’ensemble des savoirs, pour témoigner à sa façon du monde. Et des diverses
manières dont nous le construisons.
Nous avons
vu en 2016 avec les Découvreurs comment le livre de Laurent Grisel, Climats entrait dans cette catégorie
d’ouvrages qui subvertissait en profondeur les catégories traditionnelles au
point qu’un certain nombre de nos amis enseignants se sont émus de le voir considéré par nous comme un
texte de poésie.
Il en sera
peut-être de même avec le texte de Sophie G. Lucas, Témoin, qui dans la ligne ouverte par le poète américain Charles
Reznikoff avec Testimony (1965),
affirme avoir entamé son travail en « suivant
des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes de
septembre 2013 à janvier 2014 pour essayer d’approcher ce qui se cache derrière
les violences, les faits divers. »
Lisant ces
lignes, les étudiants de lettres penseront, j’imagine, davantage à rapprocher
le travail de Sophie G. Lucas de celui des romanciers naturalistes de la fin du
XIXème siècle ou des déclarations d’un Balzac qui déjà voulait faire
concurrence à l’état civil, que de celui d’un Rimbaud, d’un René Char ou d’un
Guillaume Apollinaire. Peut-être, espérons-le, penseront-t-ils quand même un
peu au Parti Pris des Choses de
Francis Ponge qui fournit un relais essentiel à la compréhension de l’évolution
d’une partie de notre poésie dite contemporaine.
Effectivement,
le livre de Sophie G. Lucas se présente sous la forme d’une suite de
compte-rendu croquant de façon rapide, sinon même elliptique, des scènes de la
vie judiciaire à travers lesquelles se découvre la dureté, la violence, toute
la souterraine et malheureuse âpreté de notre inégale société. Shéhérazade de
ce début de troisième millénaire, Sophie G. Lucas raconte ainsi aux lecteurs d’aujourd’hui
les Mille et un Désastres d’une
époque habile à compliquer, empêcher, broyer, par toutes les déterminations de
la misère matérielle, culturelle, psychologique ou sociale, les destinées de
nos contemporains.
Cela se fait
chez elle sans fioriture. Dans un style sec. Tranchant. Économe de mots. Avec
l’apparent détachement de qui se refuse à juger. A décidé de taire ses
émotions. De laisser se parler directement les choses. Qui sont ici des êtres.
Pris dans leur émotion, leur émotivité propres. L’intelligence particulière
qu’ils ont de leur situation. Leur besoin de reconnaissance aussi. Leurs petites
stratégies personnelles. Leurs aveux comme leurs dénis. Leur soumission plus ou
moins grande à la fatalité. Et la nécessité dans laquelle ils se trouvent de se
dégager de l’image toujours défavorable que la nature du procès tend à imposer
d’eux.
Dans cette
écriture qu’invente ici Sophie G. Lucas tout parle. La parole bien sûr mais
tout autant le geste, le regard, les silences. Le vêtement. Et surtout puisque
c’est une écriture, le rythme. La ponctuation. Le montage. L’ellipse. La chute
surtout qui met ponctuellement fin à la scène. Et impose au lecteur, en
concurrence avec le titre, son essentielle tonalité.
Jusque-là,
me direz-vous, rien de bien différent de ce que pourrait nous faire entendre
une chronique bien écrite. Un journaliste talentueux. Certes. Si ce n’est que
cette comédie humaine que l’auteur
remet ici en scène, est aussi l’occasion, à partir de ses multiples
personnages, d’évoquer, de façon plus intime la présence ou plutôt l’absence
douloureuse d’un père dont l’auteur semble n’avoir jamais cessé tout au long de
sa vie d’instruire le procès en négligence, en abandon, en violences diverses
et qu’elle revoit en chacune des lamentables, pathétiques ou
insupportables figures que son expérience au tribunal de Nantes lui permet de
découvrir.
Alors, par
le détour des autres peut se dire pour elle et se comprendre, le caractère
jusqu’alors mal déchiffrable d’un être qui n’avait pas de loi, conciliait les
contraires, coupable et victime à la fois d’une vie excessive, mal dirigée, et qui
désormais ne relèvera plus pour elle du jugement à porter mais d’une forme
puissante et surtout non démonstrative d’empathie qui l’amène à reconnaître
simplement ce qu’il fut, dans sa complexe et difficile humanité. Instable.
Inaccordé. Fuyant. En un mot inappropriable.
Et c’est
peut-être là que nous touchons au poétique. Si par poétique non entendons, non
plus simplement un certain caractère d’ornement qui s’impose au discours, voire
plus ambitieusement une forme supérieure, énigmatique et parfois même absconse d’édicter
la Vérité, mais une certaine reconnaissance à travers la parole de l’excédence du réel par rapport aux
pensées, aux systèmes, aux morales.
Car le
propre de la poésie est peut-être simplement là. Dans cet effort de langue qui,
non pas appliqué au réel, mais
s’efforçant avec, travaille à de
réciproques ouvertures, de symétriques reconnaissances, s’emploie à libérer
toute la puissance de métamorphoses et de compréhension que, derrière les
apparences, le bloc figé des représentations soumises, le monde, que nous
réfléchissons et inventons par la parole attentive, agissante, possède et continue depuis toujours à vouloir nous proposer.
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