"Je
suis professeure de français. J'apprends à mes élèves à mieux parler et à mieux
écrire. Pour autant, je ne sais comment t'apprendre à parler cette langue
étrangère que sont les mots, pour te rendre le monde moins imprévisible et
effrayant. C'est toi qui m'enseignes la grammaire de tes gestes, la syntaxe de
tes postures, la ponctuation de tes respirations, l'accentuation de tes
sourires. C'est toi qui m'apprends à lire, écrire et compter tes
silences."
Bien sûr, il
est important de voir le beau livre d'Amandine Marembert comme un tendre et
douloureux témoignage de mère confrontée à l'énigme de son enfant autiste. Et
j'entends bien ce que me dit l'auteur des difficultés de tous ordres qui du
plan matériel, institutionnel au plan psychologique, intellectuel voire même
métaphysique, jalonnent le parcours d'une vie radicalement transformée par la
nécessité d'avoir à se continuer, se déployer, s'approfondir, le cœur saisi
d'une telle détresse.
Toutefois
l'intérêt et la réussite de ce livre vont bien au-delà des questionnements
médicaux, des malheureux faits de société, des sentiments d'impuissance et d'abandon
que souvent ils génèrent, comme de l'admirable et inconditionnel amour pour son
enfant, qu'au fil des pages, il rapporte.
Non. L'intérêt et la réussite de ce livre ne tiennent pas non plus à la
façon dont son auteur composerait avec une certaine imagerie poétique de
manière à redonner à son enfant le statut merveilleux d'un être venu d'une
autre planète. Enfant-lune. Qui possèderait la grâce de réenchanter
sinon autour, du moins en lui, le monde.
Ce que
vraiment réussit à faire saisir Amandine Marembert est d'un ordre plus profond.
Car du cœur même exigeant, insistant de son
expérience, de la matière même de son amour, de ses interrogations et de ses
peines, Amandine Marembert s'emploie à découvrir, inventer, imposer, l'espace
dans nos têtes, d'une autre possibilité de considérer nos différences. Et de
requestionner notre identité d'individus
conformes. Normalisés. Éduqués. Aisément saisissables.
Je conçois
bien qu'Amandine Marembert comme chacun des parents qui aura pu être un jour
confronté à l'épreuve d'avoir à accompagner un proche rejeté en marge de
l'univers social qui exige comme on sait bien des soumissions et pour certains
d'impossibles apprentissages, aurait sûrement préféré pour Jasmin - c'est le
nom de son fils - qu'il soit par nature moins différent. Davantage conforme. Et
puisse devenir le gentil petit écolier que toute mère rêve d'accompagner chaque
matin à la porte de son école.
Cela lui a
été refusé. Mais plutôt que de s'en plaindre ou de laisser éclater sa colère,
et parallèlement aux efforts incessants qu'elle accomplit pour aider son enfant
à "coudre ensemble ses mots avec du fil à bâtir", se refusant à « l'enterrement " de sa parole, elle
fait de cette expérience l'objet d'un généreux apprentissage. S'ouvrant
elle-même à des ensembles de perceptions jusque-là étrangères à ses propres
pratiques ; à des connaissances intérieures passant par d'autres voies que le
langage ; à des relations avec la nature qu'elles n'auraient peut-être jamais
imaginé pouvoir entretenir, elle tente, à sa façon, de faire de son autre un
semblable. Non de nier. D'éradiquer ou d'oublier les différences. Mais et c'est
toute la poétique beauté de l'ouvrage, de les accueillir. Les exalter. Les
sublimer.
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Car
l'autiste a aussi des choses à nous apprendre. Son monde, s'il nous échappe -
ne pouvant se communiquer dans notre langue partageable - existe et possède tout comme le nôtre son poids de
nécessité. Sa force d'évidence intérieure. Qui nous ramène à la relativité de
nos propres constructions mentales. Nous fait saisir tout l'artifice caché
derrière les plus apparemment naturels de nos gestes.
Alors, apprenant
de Jasmin ses grammaires, tout en l'entraînant patiemment à entrer de son côté
dans ses codes, Amandine Marembert est plus qu'une mère cherchant à protéger au
mieux son enfant, elle est pour moi comme une figure idéale de ce que devrait
être une civilisation. Non pas l'écrasant bunker d'une pensée pleutre et satisfaite.
Mais cette essentielle capacité d'ouverture, cette inquiète préoccupation
d'humanité qui sans cesse ravive et renouvelle toutes les compétences de vivre.
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