C’est à sa fille Clara, morte
d’un cancer à l’âge de 20 ans, que la poète d’origine roumaine Sanda Voïca
dédie l’ouvrage que les éditions LansKine viennent de publier d’elle. Trajectoire déroutée, titre on le voit
déjà très parlant, est un livre de deuil. Un livre qui témoigne à sa manière,
poignante assurément, et souvent déstabilisatrice, de la façon dont la perte
d’un enfant, d’un être qui, réellement, est la chair de sa chair,
modifie cruellement pour une mère la courbe de sa vie, déplace son centre de gravité. La
déroute. L’égare. Désorientant en profondeur ses moindres perceptions :
Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
jeudi 14 juin 2018
mardi 12 juin 2018
"LA PUISSANCE D'UNE MOUCHE SUR LE PARE-BRISE D'UNE PORSCHE". À LIRE À LA BOUCHERIE LITTÉRAIRE !
Il y a un problème avec le mot poésie : c’est
qu’appliqué à quantité de choses qui n’en sont pas, ce terme leur confère d’ordinaire une forte
valeur ajoutée alors que la chose ou les choses, restons vague, que ce terme en
principe désigne, souffrent publiquement d’une cruelle désaffection. Bref, la
poésie, il semble qu’on en ait d’autant plus plein la bouche qu’on n’en lit
dans le fond jamais.
De cet amer constat, le livre de Marc Guimo que
vient, à sa manière un peu provocatrice, de sortir pour le Marché de la poésie
qui s’achève, la Boucherie littéraire,
tire une suite de variations qu’on pourrait presque dire désopilantes, si l’on était certain que le lecteur pouvait se
rappeler l’origine médicale de ce mot. Car c’est vrai qu’avec cette espèce de
liberté relâchée de ton et de langage, cette prise plus directe sur la
trivialité de nos existences quotidiennes, par laquelle un certain nombre de
jeunes auteurs entendent se démarquer du style un peu guindé, gourmet, un brin
Guermantes et constipé qu’ils prêtent sans trop les connaître à leurs aînés, l’ouvrage
de Guimo fait du bien et désobstrue un peu les rates, même si pour finir on
peut sans doute lui préférer les réflexions et les confidences autrement plus
élaborées et nourrissantes qu’on trouve par exemple dans l’Écrire et surtout le Basse langue de Christiane Veschambre, parues ces derniers temps, chez Isabelle
Sauvage.
lundi 4 juin 2018
D’HANNAH. D’AHAN ! SUR OISEAU-MOI D’ÉDITH AZAM. LANSKINE.
Détail d'une toile du peintre Yves Loubeyre |
« Assise au bord de l’eau » Edith Azam compose à l’intention
d’une qui lui « fait couteau dans le
cœur » et qu’elle appelle Hannah,
une chanson de Mal-aimée qui retrouvant au passage quelques accents apollinariens
secoue par ce qui s’y livre de détresse authentique et d’impuissance à la
savoir dire. Toute nue et entière. Par une succession de poèmes aux vers
généralement courts et saccadés, d’ahan,
elle tente d’arracher son chagrin à sa « langue de terre ». Pour reprendre son vol. Se reconfondre à cette femme-oiseau partie quelque-part bien trop loin, emportant sa
part d’elle. Et ce n’est pas si doux. Et ce n’est pas si tendre, ce
désarmé, désaimé lamento d’amante et de poète à qui l’on a rogné les ailes : ce
presque chant rompu n’élevant vers le ciel qu’un seul mot.
Solitude.
vendredi 1 juin 2018
SUR UN POÈME D’ETIENNE FAURE TIRÉ DE TÊTE EN BAS, GALLIMARD, 2018.
De livre en livre. De poème en
poème. Et dans toutes les postures, comme ici tête en bas, Etienne Faure fore un peu plus tous les bois de la
langue. Jusqu’à s’y éprouver termite. Ou plutôt lucifuges, individu pluriel : ces insectes dévorant ne se
vivant qu’en groupes. Pour s’entregénérer mieux. Cela nous donne une succession
de galeries par lesquelles s’enfoncer en phrases toujours recommencées, dans
les communs affects de la vie et des choses qui passent. Des vies, des choses
ayant saveur de passé. Et d’histoire. La dure friabilité aussi de tout ce qui
depuis longtemps s’est vu creusé puis évidé en nous. La seule consistance
demeurant celle de ces obstinées cheminements ou pour le mieux dire, ces sapes.
Par quoi le petit grand monde versicolore que fait en nous notre existence, chez
lui se réduit lentement mais sûrement, c’est un maître, en sa poudre de mots.
jeudi 31 mai 2018
SI RIEN MAJUSCULE N’ÉCARTE. SUR LA RENCONTRE EN MILIEU SCOLAIRE.
Que nous ayons à renfermer dans des petites
boîtes
(Ou dans des grandes),
Et que nous ayons à conserver dans (de) l’huile rance
Comme les momies d’Égypte.
[Il], ne nous a point donné des
conserves de paroles
A garder,
Mais il nous a donné des paroles vivantes
A nourrir.
[…]
Les paroles de (la) vie, les paroles vivantes ne peuvent
se conserver que vivantes,
Nourries vivantes,
Nourries, portées, chauffées, chaudes dans un cœur
vivant.
Nullement conservées moisies dans des petites boîtes
en bois ou en carton. »
Charles
Péguy
Le porche du mystère de la deuxième vertu
Bien souvent j’aurais, dans ce
blog comme dans celui dont il a pris la relève, fait l’éloge de la rencontre.
Celle que nous promouvons et encadrons. Avec des auteurs et des êtres vivants.
Dans des écoles animées par un réel souci d’ouverture à l’art perçu comme un
vecteur privilégié d’élargissement et d’approfondissement d’être. Et cela ne
m’a jamais empêché d’en constater le caractère illusoire dès lors qu’il ne
s’agissait, en matière de poésie contemporaine, que de rencontres ponctuelles.
Sans précédent. Comme sans suites. Non portées. Non vécues.
lundi 14 mai 2018
SÉLECTION 2018-2019 DU PRIX DES DÉCOUVREURS. UN CHOIX DIFFICILE.
Difficile encore cette année
d’établir de façon définitive notre sélection pour le Prix des Découvreurs
2018-2019. Choisir c’est bien entendu
exclure. Un crève-cœur quand on se voit obligé de renoncer à sélectionner des
textes qui nous sont chers mais qui nous feraient sortir des principaux
impératifs que nous nous sommes fixés et qui avec le temps sont devenus plus
clairs.
D’abord il nous fallait comme
toujours proposer aux jeunes que leurs professeurs feront participer, des
textes témoignant de la profonde diversité des écritures contemporaines. Et du
profond renouvellement tant formel que thématique que ces écritures ont
maintenant depuis longtemps introduit par rapport aux formes toujours mises à
l’honneur au sein de l’institution scolaire.
vendredi 11 mai 2018
DANS LA CHAIR DU POÈME. NI LOIN NI PLUS JAMAIS D’ISABELLE LÉVESQUE.
Lorsque je serai mort depuis plusieurs
années,
Et que dans le brouillard les cabs se
heurteront,
Comme aujourd’hui (les choses n’étant pas
changées)
Puissé-je être une main fraîche sur quelque
front !
Oui. C’est à ce vœu émis, il y a plus d’une
centaine d’années par ce magnifique
poète que fut aussi Larbaud que je ne peux m’empêcher de songer à la lecture du
dernier livre d’Isabelle Lévesque, Ni
loin ni plus jamais, présenté en sous-titre comme une suite pour Jean-Philippe Salabreuil. Belle chose en effet que cette
« main fraîche » passée par
un poète depuis longtemps disparu sur le front d’un poète vivant. Que cette
transsubstantiation qui fait ici que le verbe se fait chair. Et que ce qui
était apparemment mort redevient dans un geste et pour un instant, vie.
Seulement, contrairement à ce qu’imagine l’auteur
des Poésies de A.O. Barnabooth, les
choses ont aujourd’hui bien changé et si les brouillards demeurent - encore que
ceux de Londres qu’il évoque se soient considérablement réduits – les formes
poétiques et les goûts de nos contemporains ont terriblement évolué. Au point
de nous rendre certains textes moins aisément lisibles.
mardi 8 mai 2018
INSCRIPTIONS IRLANDAISES. LA PIERRE À 3 VISAGES DE FRANÇOIS RANNOU.
Pierre oghamique |
Je ne sais si cette attitude est
partagée par beaucoup mais je me fiche de plus en plus de démêler à propos d’un
poème ce qui s’y est écrit de l’intérieur,
dans une espèce de « transparence
centrale », de ce qui lui est venu de l’extérieur dans une sorte d’abandon, plus ou moins improvisé, à
l’imaginaire de la langue. Dans un texte réussi et qui compte, les deux
également importent. Et rien de « central »
n’y remonte en surface qui n’y ait été en partie invité par cette vivifiante et
créatrice déprise apparente de soi que permettent les mille et une
sollicitations de l’écriture. Compte pour moi qu’un poème ait une odeur. Qu’il
sente ou non la tourbe ou la bruyère. Que je l’éprouve animé de vie propre.
Qu’elle soit ardeur ou torpeur. S’enfonce dans les chemins tranquilles d’une
campagne solitaire ou s’agite sur les quais bruyants empestant la saumure ou la
bière, d’une ville étrangère.
Non que je désire que le poème me
décrive. Figure. Il n’y a pas, je crois, de poésie descriptive. Mais j’attends
que les matériaux qu’il utilise me rendent au vivant qui renverse. Dans une
certaine épaisseur d’être. Qui aille avec le sentiment d’une approche tentée.
Toujours recommencée.
jeudi 29 mars 2018
AMANDINE MAREMBERT, PRIX DES DÉCOUVREURS 2018.
C’est à Né sans un cri, un ouvrage d’Amandine Marembert publié aux éditions des Arêtes, qu’ira le
prix des Découvreurs 2018. J’ai eu déjà l’occasion de dire ici le bien que je
pensais de cet ouvrage qui au-delà de ses grandes qualités littéraires, ce qui
n’est pas toujours le souci premier de la plupart de nos jeunes lecteurs,
témoigne d’une profonde sensibilité à une question à laquelle ces derniers se
montrent généralement plus réceptifs, qui est celle de la différence. De notre
capacité aussi à comprendre, à accueillir l’altérité. De la plus ou moins
grande plasticité intérieure qui nous est nécessaire pour ne pas ériger notre
mode particulier et plus ou moins commun d’être, en absolu.
Amandine Marembert |
Ce sont les poètes, les vrais,
qui parlent le mieux de leurs confrères. Ainsi c’est à Christiane
Veschambre, à la façon dont elle a su me donner envie de la lire, que
je dois de m’être penché avec plus d’attention sur le travail d’Amandine
Marembert. Aussi, rien ne me réjouis donc plus aujourd’hui que la perspective
de voir Amandine et Christiane, rassemblées le vendredi 13 avril à
Boulogne-sur-Mer, la première pour recevoir son Prix, la seconde pour nous
parler avec son compagnon Aimé Agnel, de Paterson,
ce beau film de Jarmusch auquel elle vient de consacrer Ils dorment, un court mais bien émouvant texte, à l’Antichambre du
Préau.
dimanche 25 mars 2018
REFAIRE PASSER LA MORT DU CÔTÉ DE LA VIE. UN BOUQUET POUR LES MORTS. ENTRETIEN AVEC GEORGES GUILLAIN.
Quelle est l’origine profonde de ton livre ?
Qui ne sait qu’en matière d’art,
et la poésie est avant tout un art, l’œuvre est plus souvent le fruit d’une
poussée, d’un entraînement inconscient de toute la pensée sensible qu’une
opération préméditée dont l’esprit aura dès le départ pesé les principaux aboutissants.
Un Bouquet pour les morts est de ces livres dont le sens ne m’est
apparu que bien tard. Et qui réellement s’est fait, pourrais-je dire, de
lui-même, entendant par-là que c’est en réponse aux progressives et multiples
sollicitations des divers éléments qui lentement s’y sont vus rassemblés, qu’il
s’est trouvé prendre figure.
En cela ce livre est un livre
vivant.
Oui mais dans l’adresse finale au lecteur tu le relies clairement à
tous les disparus de la Grande Guerre. Et la plupart des poèmes qui composent
ton Bouquet sont dédiés à des soldats de diverses origines qui ont trouvé la
mort à l’occasion de ce conflit. Tu dis aussi dans cette adresse qu’ils sont
comme une réponse à l’invitation que tu as découverte sur le fût d’une colonne
élevée à la mémoire des soldats russes venus combattre pour la France, de leur
offrir « quelques fleurs ».
C’est vrai. Mais si le livre se
présente effectivement comme une offrande aux morts de la première guerre mondiale
et évoque certains des lieux où ils reposent – vallée de la Somme, plaine de l’Aisne,
cratère de Lochnagar, Ferme de Navarin, Main de Massiges, plateau de
Californie, cimetière de Craonnelle … - il se présente de toute évidence beaucoup moins
comme le rappel des horreurs dont ces paysages furent en leur temps le théâtre
que l’évocation de la relation affective, charnelle, que les disparus dont il
fait état auraient pu entretenir heureusement, pleinement, avec le monde si la
sauvagerie de la guerre n’avait cruellement
mis un terme à leur espérance légitime de vivre.
Car c’est bien de l’intérieur de
ma vie propre, de la relation particulière que j’entretiens avec ce qui
m’entoure, m’émeut et me nourrit que cet ouvrage, peut-être, approche quelque
chose de l’existence de ceux que je fais figurer dans ses pages.
vendredi 16 mars 2018
PAROLE ET BARBARIE. UN HOMME AVEC UNE MOUCHE DANS LA BOUCHE DU POÈTE IRAKIEN ALI THAREB.
On s’étonnera peut-être de voir commencer
une note de lecture portant sur le recueil d’un jeune poète irakien par
l’évocation d’une photographie représentant l’exécution en janvier 43 dans la
ville de Bosanska Krupa, en Bosnie, d’une résistante yougoslave de 17 ans, Lepa
Svetozara Radić, coupable d’avoir tiré sur des soldats allemands.
Cette image sidérante que le
hasard vient de me mettre sous les yeux, interroge puissamment sur notre
capacité à réagir face aux atrocités dont, pour les plus chanceux d’entre nous,
nous ne sommes que les témoins lointains. Et sur la possibilité surtout que
nous avons de leur donner sens par la seule vertu de la parole.
lundi 12 mars 2018
VIE ET MORT D'UN PERSONNAGE. ÉCRIRE, UN CARACTÈRE DE CHRISTIANE VESCHAMBRE AUX ÉDITIONS ISABELLE SAUVAGE.
J’aime et je l’ai dit à de nombreuses reprises tout ce
qu’écrit Christiane Veschambre. J’aime aussi sa personne. Et je ne saurais trop
recommander à ceux qui ne l’auraient pas encore vraiment fait, de prendre le
temps de lire Basse langue, livre qui portant
en apparence sur la lecture, plonge en fait assez douloureusement au coeur de
toute l’expérience intime que peut avoir une femme de ce qui l’a mise au monde
non comme structure close délimitée par un moi connaissable, mais comme puissance
d’accueil, toute nourrie de ses manques et de ses incertitudes profondes.
samedi 10 mars 2018
PRENDRE LE LARGE : CARNET SANS BORD DE LILI FRIKH À LA RUMEUR LIBRE.
«Il faudra que je parle d’écrire… Et que ce
soit parler pas écrire… Que j’avoue… Et j’avoue… Être peu sensible aux formes de l’écrit… Être prise
sans filet dans le mouvement de l’écriture. Cette différence que je sens entre
les deux… Elle m’écarte… Elle me sépare… Elle me fait mal au milieu… Mais les
mots sont sans abri. Ils n’ont pas de domicile fixe. Je les couche sous la
couverture comme des chiens affamés. « Couchez… Allez… Couchez là… Ici…
Non là… Voilà… Pas bouger… »
Mais ils ne restent pas sur le papier. Ils
prennent le large
Écrire est déployé sans forme attachée
Écrire est une langue de grand départ
Aucune ligne d’arrivée
Posted at sea
16 : 27 »
Posted at sea, à différentes heures du jour, la petite
centaine de proses courtes qui composent le Carnet
sans bord que Lili Frikh vient de donner à la rumeur libre, ne cherche pas à consigner l’éphémère et
superficielle matérialité des évènements par lesquels se raconte l’anecdote
plus ou moins pittoresque, plus ou moins idéalisée, bien choisie, de ce qui
fait d’ordinaire à nos yeux l’existence : c’est en profondeur toujours qu’y
creuse la parole, empruntant à la plasticité des vagues, à leur inlassable et
puissant mouvement son exigeante tonicité. Car c’est bien à une intime nécessité que répond d’abord tout
ce livre. Qui affirme et réaffirme la volonté de son auteur de ne pas se
laisser enfermer dans les mots, dans les phrases. Non plus que dans les choses.
Et s’emploie tout entière à s’offrir corps et âme à la vie qui déborde.
jeudi 15 février 2018
DÉCHIRER NOTRE FILET MENTAL. GALERIE MONTAGNAISE DE DIDIER BOURDA.
À quoi se mesure l’importance ou
la nécessité d’une œuvre ? Et d’ailleurs à quoi bon mesurer ?
Étalonner. Classer. Toujours hiérarchiser. Difficile quand même de négliger le
fait qu’il existe des œuvres qui par l’ouverture de l’intelligence sensible qui
préside à leur écriture, excèdent, par la profondeur des questions et l’importance
des éléments qu’elles convoquent, l’attention toute relative que méritent la plupart des
petites combinaisons poético-narcissiques par lesquelles certains parviennent à
faire malgré tout illusion.
Galerie montagnaise, du béarnais Didier Bourda, est justement de
ces livres majeurs qui, sans renoncer en rien à la nécessité de dire ses quatre
vérités à notre triste époque, présente aussi la féroce ambition de redonner à
la poésie quelque chose de la magie profonde, de la nécessité vitale, du lien
originel aussi, qu’au sein de sociétés depuis longtemps disparues, elle
entretenait avec le monde.
dimanche 4 février 2018
UN GRAND POÈME DE LA VILLE. KALA GHODA DE ARUN KOLATKAR (1931-2004)
Je reviens aujourd'hui, suite à diverses rencontres qui m'ont amené à l'évoquer, sur le superbe grand livre sous-titré Poèmes de Bombay, du poète indien disparu en 2004, Arun Kolatkar.
Une gamine, "un
polichinelle dans le tiroir depuis, à vue de nez, sept mois" "cavale comme une
gazelle", un jerrycan à la main à la poursuite de la carriole d'un vendeur de
kérosène. À l'heure du petit déjeuner, un bossu cul de jatte bat, sur son
"skateboard maison" des records de vitesse, "s'envole sur les ralentisseurs"
pour coiffer au poteau un "vieux paralytique en fauteuil roulant fabriqué avec
deux vélos cannibalisés". "Tel un Démosthène frappadingue", un ivrogne qui se
réveille tonne à l'adresse de la ville entière qu'elle n'est qu'un "colossal
tas de merde". "Les doigts funambules" d'un aveugle "tressent un lit de corde"
qui "se tourne et se retourne dans ses bras" comme s'il apprenait à danser.
Tandis qu'un peu plus loin, "tchac-a-boum-tchac-tchac tchac-a-bim-boum-bam"
passe la fanfare des lépreux, le Bombay Lepers'Band. On le voit. C'est une
sorte de Cour des Miracles que met en
scène le poète indien Arun Kolatkar dans ces Poèmes de Bombay que les éditions
Gallimard nous ont fait découvrir grâce au talent de ces deux
traducteurs que sont Pascal Aquien et Laetitia Zecchini. Toutefois cette Cour
des Miracles que constitue la population du quartier de Kala Ghoda que notre
auteur a observé des années durant, de sa table du Wayside Inn qui lui offrait
une vue dégagée sur ce carrefour fréquenté au centre de la métropole indienne,
n'a rien de l'espace sordide, inquiétant, malfaisant que le roman de Victor
Hugo, Notre Dame de Paris, en quête de pittoresque d'époque, a popularisé.
(1)
samedi 6 janvier 2018
UN BEAU LIVRE : JARDINS EN TEMPS DE GUERRE DE TEODOR CERIĆ.
J’aime les jardins. Je les aime
dans leur réalité. Leur présence diverse. Leur devenir aussi. Comme dans l’idée
qu’ils m’aident depuis longtemps à me faire du monde. C’est pourquoi, Jardins en temps de guerre, le petit
livre de Marco Martella dont j’avais déjà bien apprécié Le jardin perdu, publié en 2011, dans la même collection, «un endroit où aller », des éditions
Actes Sud, est de ces livres précieux capables de conforter ce qui, pour moi, constitue
bien plus qu’une passion : une amitié profonde et nécessaire,
équilibrante, nourrissante, respectueuse aussi des différences et des
singularités. En bref, ce que les anciens grecs appelaient « philia ».
Ce n’est pas que le livre de
Marco Martella déborde d’aperçus ingénieux, ou renouvelle de façon décisive
l’approche esthétique, philosophique, historique ou sociologique du jardin.
Non. Mais il aborde son sujet à travers une approche sensible, personnelle, éprouvée,
recourant à la fiction d’un jeune auteur serbo-croate, arraché à son pays par
la guerre, pour mieux nous entraîner sur les routes d’Europe, à la découverte
de divers jardins témoignant de la diversité des formules par lesquelles leur inventeur
ou leur propriétaire s’est efforcé comme il dit, d’offrir « à l’individu un refuge où le fracas de
l’histoire, qui gronde au-delà de leurs murs d’enceinte, ne parvient que comme
un écho lointain. »
lundi 1 janvier 2018
lundi 11 décembre 2017
LA GUERRE REND-ELLE FOU ? LES SOLDATS DE LA HONTE DE JEAN-YVES LE NAOURS.
C'est un des multiples avantages
des rencontres que nous organisons que de relancer à chaque fois notre
curiosité. Pour les livres. Certes. Mais aussi au gré des conversations, des échanges,
pour des lieux. Des époques. Des personnes. Des évènements. Des problèmes...
Une de nos rencontres avec Gisèle
Bienne, autour de la Ferme de Navarin,
a ainsi été l'occasion de nous souvenir avec elle de bien des lectures que nous
avons faites autour de la première guerre mondiale - nous en ferons peut-être
un jour la liste - mais aussi de nous décider à nous intéresser de plus près à
cette question des "mutilés mentaux" qu'un ancien article relatif au Cimetière des fous de Cadillac (Gironde)
nous avait fait, en son temps, découvrir.
samedi 9 décembre 2017
RECOMMANDATION. KASPAR DE PIERRE DE LAURE GAUTHIER À LA LETTRE VOLÉE.
Comment le dire : insignifiants
de plus en plus m’apparaissent ces petits
poèmes qu’on peut lire aujourd’hui publiés un peu partout, sans le secours
du livre. Non du livre imprimé, de l’objet
d’encre et de papier qu’on désigne le plus souvent par ce terme. Mais de cet
opérateur de pensée, de ce dispositif supérieur de signification et
d’intelligence sensible qui organise les perspectives, relie en profondeur et
me paraît seul propre à mériter le nom d’œuvre.
Non, bien entendu, que tel petit
poème ne puisse charmer par tel ou tel bonheur d’expression, la justesse par
laquelle il s’empare d’un moment ou d’un fragment de réalité et parvient ainsi
à s’imprimer dans la mémoire. Et nous disposons tous – et moi pas moins qu’un
autre - de ce trésor de morceaux qu’à l’occasion nous nous récitons à
nous-mêmes et dans lequel, même si c’est devenu un cliché de le dire, certains,
dans les conditions les plus dramatiques puisent pour donner sens à leur souffrance
et trouver le courage ou la volonté d’y survivre.
Mais la littérature me semble
aujourd’hui avoir bien changé. Nous ne sommes plus au temps des recueils.
Difficile de plus en plus d’isoler radicalement la page de l’ensemble dans lequel elle a place. C’est en terme de
livre qu’aujourd’hui paraissent les œuvres les plus intéressantes. Pas sous
forme de morceaux choisis. Ce qui rend aussi du coup la critique plus
difficile. Aux regards habitués, comme le veut notre époque, aux feuilletages.
Au papillonnage. Aux gros titres. À la pénétration illusoire et rapide.
Le livre de Laure Gauthier, kaspar de pierre, paru à La Lettre volée, est précisément de ceux
dont le dispositif et la cohérence d’ensemble importent plus que le détail
particulier. Ou pour le dire autrement est un livre dans lequel le détail
particulier ne prend totalement sens qu’à la lumière de l’ensemble. Non
d’ailleurs que tout à la fin nous y paraisse d’une clarté parfaite. S’attachant
à y évoquer non la figure mais l’expérience intérieure de ce Kaspar Hauser que
nous ne connaissons le plus souvent qu’à travers l’image de « calme orphelin » rejeté par la vie,
qu’en a donnée Verlaine, Laure Gauthier, à la différence de ceux qui se sont
ingéniés à résoudre le bloc d’énigmes que fut l’existence et la destinée de cet
étrange personnage, ramènerait plutôt ce dernier à sa radicale opacité, son
essentielle différence qui n’est peut-être d’ailleurs à bien y penser que
celle, moins visible et moins exacerbée par les circonstances certes, de chacun
d’entre nous.
samedi 2 décembre 2017
REPLACER LA PAROLE AU CŒUR. À PROPOS DE L’APPEL POUR LA CRÉATION D’UNE MAISON DE L’ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE.
CLIQUER POUR LIRE LE CONTENU DE LA TRIBUNE |
Il vient de paraître dans le Journal Libération du 27 novembre 2017,
une Tribune signée par un collectif de personnalités civiles et politiques,
appelant à inventer « un lieu où se
croiseraient écrivains, artistes, enseignants, élèves et étudiants : une
maison pour réfléchir ensemble et pour transmettre la culture à tous ».
Si j’aurais personnellement préféré à la place du verbe
« transmettre » un terme plus ouvert permettant de comprendre que la
culture ne procède pas d’un capital figé qu’il s’agit d’abord de recevoir, mais
d’un effort permanent d’éveil et de co-naissance qui permet à chacun de trouver
en tout, matière à s’inventer soi-même et à comprendre davantage et les autres
et le monde, je ne peux, avec les Découvreurs, que regarder cette initiative avec
la plus grande sympathie.
Et c’est pour contribuer à cette réflexion que je crois aujourd’hui bon
de reprendre en partie le texte d’un billet publié en janvier 2014 pour protester
contre la façon dont, dans les programmes dits d’éducation artistique, sont
trop souvent oubliés, poètes et écrivains, au profit des artistes du corps et
de l’image.
Réduite à la simple vision,
l'image ne se partage pas. C'est pourquoi nous nous inquiétons de voir tant de
plans généreux, tendant de plus en plus à faire intervenir, en direction des
territoires, des artistes de tous ordres, continuer à faire l'impasse sur ces
formes essentielles d'art que sont la poésie et la littérature.
Les responsables
culturels ignorent très largement les artistes de l'écrit
Nous étant récemment intéressé à
la question des relations entre artistes et territoires nous avons pu réaliser
à quel point l'artiste était aujourd'hui sinon "instrumentalisé"
du moins fortement incité, par les diverses politiques actives dans ce champ, à
tenter de résoudre, par des moyens d'ailleurs de moins en moins propres à son
art, une partie des grandes questions se posant à nos sociétés : la question
par exemple de l'abandon ou du délaissement de certains territoires, celle de
l'absence, à une échelle plus large, de maillage entre les différentes parties
qui les constituent, pour finir par la grande et difficile affaire qui parfois
en découle, de la violence urbaine. Nous reviendrons peut-être un jour sur le
détail de ces questions.
Imaginer demander à l'artiste de
participer à ce que Jean-Christophe Bailly dans la Phrase urbaine,
définit comme "un travail de reprise" n'est pas en soi une
aberration. L'artiste par sa sensibilité, son intelligence ouverte capable de
coupler dans des démarches souvent plus intuitives que rationnellement
organisées, l'esprit d'invention qui découvre et la capacité de création qui
impose, peut aider à faire surgir des réels nouveaux. A redonner du sens.
Participer à de nouveaux modes de réconciliation entre les êtres. Entre les
choses. Entre les unes et les autres, aussi.
Nous ne pouvons toutefois nous
empêcher de remarquer que les appels d'offre proposés ainsi aux artistes, soit
dans le cadre des politiques d'éducation artistique et culturelle, soit dans
celui des politiques d'animation et de reconstruction des territoires qui
souvent d'ailleurs se recoupent, ignorent assez largement les artistes de
l'écrit. Au profit des artistes du spectacle. De ceux dont l'art n'est pas au
premier chef fondé sur la parole. Agit d'abord en affectant les corps. Et les
organes. Par le visible.
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