mardi 8 mai 2018

INSCRIPTIONS IRLANDAISES. LA PIERRE À 3 VISAGES DE FRANÇOIS RANNOU.


Pierre oghamique

Je ne sais si cette attitude est partagée par beaucoup mais je me fiche de plus en plus de démêler à propos d’un poème ce qui s’y est écrit de l’intérieur, dans une espèce de « transparence centrale », de ce qui lui est venu de l’extérieur dans une sorte d’abandon, plus ou moins improvisé, à l’imaginaire de la langue. Dans un texte réussi et qui compte, les deux également importent. Et rien de « central » n’y remonte en surface qui n’y ait été en partie invité par cette vivifiante et créatrice déprise apparente de soi que permettent les mille et une sollicitations de l’écriture. Compte pour moi qu’un poème ait une odeur. Qu’il sente ou non la tourbe ou la bruyère. Que je l’éprouve animé de vie propre. Qu’elle soit ardeur ou torpeur. S’enfonce dans les chemins tranquilles d’une campagne solitaire ou s’agite sur les quais bruyants empestant la saumure ou la bière, d’une ville étrangère.


Non que je désire que le poème me décrive. Figure. Il n’y a pas, je crois, de poésie descriptive. Mais j’attends que les matériaux qu’il utilise me rendent au vivant qui renverse. Dans une certaine épaisseur d’être. Qui aille avec le sentiment d’une approche tentée. Toujours recommencée. 


Cette approche, le dernier ouvrage de François Rannou, La pierre à 3 visages que les bien fertiles et audacieuses éditions LansKine viennent de publier, l’entreprend à sa manière. S’inscrivant dans le cadre aujourd’hui bien reconnu et sans doute en partie discutable de nos limites fondamentales d’êtres parlant auxquels la réalité cependant toujours manque. Oui, écrit François Rannou : « Notre bouche nous prononce mais notre parole est de l’autre côté, dehors toujours. Étrangère. Chorégraphie intérieure où les mots sont déplacements esquisses toucher d’ombre. » 


Composé de 3 parties distinctes ce livre profondément enraciné dans les paysages comme dans la matière d’Irlande, affecte ainsi de nous parler de trois destins de femmes, la toute première retrouvée au fond d’une tourbière, quand sans doute aussi il tourne – car il faut bien que la poésie soit parole portée par de la vie - autour de l’expression d’un sentiment de perte ou de séparation beaucoup plus personnel. Cette démarche familière à tout bon lecteur depuis au moins la Chanson du Mal aimé de Guillaume Apollinaire qui en a donné la plus magnifique illustration, prend chez Rannou un caractère de radicalité qui sans aller jusqu’à effacer dans son texte les marques de l’intime, le dégage de toute relation confidentielle pour l’amener à une forme plus ambitieuse de visibilité. Celle justement qui cherche à rendre compte de l’enfouissement de l’être dans la culture et le temps. Quand ce n’est pas dans la gangue rude aussi à creuser, à trancher, de la langue.  


Ainsi le texte de Rannou pénètre-t-il, nous brûlant lentement, dégageant « une fumée bleu pâle et rougeoyant » en s’inspirant, pour commencer, de l’écriture oghamique qui fut pour les anciens poètes oraculaires d’Irlande le moyen d’entretenir le souvenir des complexes traditions ancestrales. Puis reprenant dans la dernière partie la disposition polyphonique dont on sait son auteur si friand. Entre temps il nous aura fait traverser du pays. Fait apercevoir à travers les vitres ouvertes d’un taxi la ligne d’un récit « qui de l’intérieur se défroisse continument » avant de nous abandonner devant une maison aux rideaux tirés mais à la porte grand ouverte où un « foulard orange en soie accroché à la poignée se débat sous le vent ».


Les dernières paroles – polyphoniques et confluentes - resteront d’eau. D’une eau n’ayant plus d’ombre que des mots impuissants à aborder l’autre rive. Tandis que continuent de battre comme les colchiques d’Alcools « de fraîches algues syntaxiques ». Et que, toutes choses se répondant, entre « les mains froides qui rassemblent le puzzle et celles brûlantes de la jeune Veuve vivante » qui sont aussi si l'on veut celles de la poésie, surgissent, pour affirmer malgré tout leur pouvoir, « celles qui sortent le fusil de dessous la longue veste ».

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