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Son frère n’a que 20 ans quand il la peint grandeur nature allongée sur l’herbe fleurie qui borde la rivière Aven coulant en arrière plan entre les arbres un peu grèles du petit Bois d’Amour. Madeleine, elle, a 17 ans. Et dans sa posture étudiée de gisante qui la fait un peu ressembler par la proximité de l’eau à la célèbre composition de John Everett Millais représentant la mort d’Ophélie, qu’on peut voir à la Tate Britain de Londres, elle aussi semble flotter sur la toile rêveuse, être comme aspirée, soulevée par quelque charme indéfinissable. Le charme ici peut-être d’un moment de bonheur ressenti, d’équilibre capté entre les âmes et les choses, qu’à jamais le tableau aura retenu pour nous, dans ses verts, ses bleus, ses roses, son ocre, les noirs aussi des troncs qui ne font plus barrière mais entrainent le regard vers les reflets dans l’eau, d’un ciel mouvant d’été.
L’histoire aura bien retenu que cette Madeleine peinte ici par Émile Bernard aura en cette année 1888 attiré dans le gros bourg de Pont-Aven où s’est depuis quelque temps établi une solide colonie de peintres, l’attention de Gauguin. Au point de se voir par lui attribuer, pour rire, un petit tableau connu sous le nom de Fête Gloanec, actuellement au Musée des Beaux Arts d’Orléans. Avant qu’au verso d’une œuvre intitulée La Rivière Blanche, il ne réalise d’elle un magnifique portrait que détient le musée de Grenoble. Mais l’histoire n’est guère prodigue sur le destin relativement exceptionnel de cette femme qui fut aussi un moment comme fiancée au peintre Charles Laval, artiste à mon sens injustement éclipsé par la notoriété de l’auteur du fameux Christ jaune, qui partagea avec lui un atelier à la Martinique et signa même de son nom des toiles qui lui sont aujourd’hui réattribuées.
Née à Lille en 1871 dans une famille relativement aisée de la petite bourgeoisie commerçante mais cultivée, Madeleine Bernard n’est certes pas une de ces grandes figures dont l’histoire mérite d’être racontée pour l’édification des foules qui ont besoin de se raccrocher aux récits fabriqués de destins exceptionnels. Sa malheureuse histoire est d’ailleurs courte. Très courte. Sa vie s’achevant, dans la pénombre d’un soir d’automne, au Caire où son frère s’était installé, le 20 novembre 1995. Elle n’avait que 24 ans.
Mais cette vie n’est pas non plus celle de tout le monde[1]. Vouée à l’existence, relativement prévisible à l’époque, des femmes de son milieu, Madeleine Bernard, intelligente, cultivée et sensible est entraînée par l’affection qu’elle porte à son frère, à se rapprocher du milieu de la peinture qui parle plus haut à son imagination que les assez mornes réalités domestiques auxquelles elle est promise. S’ensuivent des rencontres. Des échanges. Des rêves aussi sans doute qui feront que cette jeune femme, à l’esprit indépendant, finira après un passage dans un atelier de couture anglais, dans les Midlands, par se réfugier, loin de ses parents avec qui elle coupe les ponts, à Genève d’abord où elle croisera la route d’Isabelle Eberhardt - et pour son malheur celle de son frère - puis au Caire[2] ensuite où elle mourra de la phtisie. Chose moins rare qu’on ne le pense. Un peu moins de 10 ans auparavant n’est-ce pas de cette manière, qu’à peine plus âgé, disparut, avec la jeune anglaise qu’il venait d’épouser, le poète Jules Laforgue.
Pour évoquer toute l’intime épaisseur de cette existence Marie-Hélène Prouteau dans le livre bienvenu qu’elle lui consacre aux éditions Hermann, ne disposait que de quelques lettres[3], de maigres témoignages qu’elle est parvenue à faire parler grâce surtout bien sûr à tout ce qu’on sait aujourd’hui du peintre Emile Bernard, fondateur plus qu’on ne le croit du fameux « synthétisme » ou du « cloisonnisme » qui fera la réputation de la célèbre école de Pont-Aven dont la critique pas toujours des plus équitables préfèrera attribuer l’invention à son ami Gauguin. Ainsi découvre-t-on que liée d’un amour puissant à son frère chez qui elle trouvera son ultime refuge, Madeleine Bernard n’est pas seulement un être qui semble « née pour rayonner par sa beauté et son esprit », elle est aussi une de ces âmes dévouées, de ces « servantes au grand cœur », qui ont besoin d’un idéal à servir, quitte à rester dans l’ombre. Ce qu’apparemment elle trouvera en s’attachant à l’œuvre de ce frère artiste qui échangeait ses tableaux avec les plus grands de l’époque à commencer par Vincent Van Gogh[4].
Par son style attentif, littérairement appliqué, qui tente autant qu’il peut de restituer le pittoresque des atmosphères comme le tremblé des émotions, le livre de Marie-Hélène Prouteau rend justice à cette belle et noble figure de femme qui aurait mérité un bien meilleur destin. Il ne devrait ainsi pas manquer d’attirer outre ceux qui comme moi s’intéressent à cette époque pleine de vitalité de notre histoire de l’art, ceux que touche l’évocation de ces vies que leur aspiration supérieure à une forme belle et légitime de plénitude n’empêche malheureusement pas de se voir étouffées, fauchées, broyées par les tristes ou sordides[5] réalités qui peuplent toujours par trop nos fragiles et transitoires existences.
[1] Qui possède aussi bien sûr de l’intérêt pour qui sait s’y montrer sensible.
[2] Et il me plaît au regard de l’affligeant destin de cette jeune femme qui ne put totalement, faute en particulier de temps, épanouir ses nombreuses qualités de me dire qu’elle aura eu quand même le bonheur quelques mois avant de mourir de découvrir les trésors de la ville de Florence et de s’extasier au spectacle des œuvres rassemblées à Santa Maria Novella comme au Couvent San Marco.
[3] Manière bien entendu ici de parler : qu'est-ce en effet qu'une lettre par rapport à toute l'épaisseur intime d'une vie qui aura largement échappé, je crois, aux personnes qui l’auront cotoyée ? En fait M.H. Prouteau aura disposé, entre autres, de nombreuses lettres de Madeleine Bernard adressées à Emile, à ses parents, à sa grand-mère (conservées à la Pennsylvania University), à son amie Charlotte Joliet (fonds Isabelle Eberhardt, Aix). Elle aura aussi pu s’appuyer sur les lettres d'Emile Bernard, de Gauguin à Madeleine, ainsi que de Charlotte Joliet..
[4] Il ne me semble pas indifférent qu’elle disparaisse au moment où son frère vient d’épouser en Egypte, une jeune arabe, Hanenah Sâati, aux côtés de laquelle il vient de se représenter – elle, visage incliné et les yeux clos, lui, coiffé d’un turban jaune, au premier plan, fixant le spectateur. Personnellement je trouve quelque chose d’insupportable dans ce tableau.
[5] Ainsi les raisons poussant Madeleine à quitter l’Angleterre, puis à rompre avec ses parents, sa mère en particulier.
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