Chanter dans son arbre généalogique, cette recommandation de Cocteau dans son livre de 1922, Le Secret professionnel adressé aux étudiants des Belles-Lettres de Genève et de Lausanne en témoignage de reconnaissance[1], est une belle et bonne chose. Même si cet arbre comme tout arbre qui n’est pas l’arbre en pied qui occupe depuis toujours le fond de votre jardin, n’est pas toujours simple à se représenter. Fondatrice, animatrice d’une revue numérique puissante dont le travail d’analyse, de partage, comme de prospection et de légitimation de toute une partie de la création poétique contemporaine, assurément pas la plus mauvaise, est largement reconnu, Florence Trocmé est de ces personnes qui trouvent sens et dignité à accompagner avec intelligence et sensibilité l’œuvre des autres. Et c’est forte encore de ces dispositions qu’elle fait paraître aujourd’hui ce P’tit Bonhomme de chemin, ouvrage au second degré sans doute, qui entreprend « de redonner vie [à un récit presque totalement oublié de Jules Verne évoquant le périple d’un orphelin d’Irlande] en en réécrivant l’histoire en vers justifiés et en croisant ce poème avec d’autres voix, l’une plus documentaire sur l’Irlande, la famine[2], une autre litanique avec les noms de lieux ou toutes les occurrences de certains mots clés » sans oublier la sienne propre.
De l’histoire, édifiante, de P’tit Bonhomme, ce gamin d’une dizaine d’années qui finira par ouvrir, avec les compagnons d’infortune qu’il a recueillis et protège, une affaire prospère à Dublin, il n’y a pas grand-chose à dire : ces héros de conte - comme en réponse à certaines thèses de Martha Nussbaum, l’aura montré l’intéressant travail de Suzanne Keen[3] réfléchissant aux limites de notre capacité d’empathie - prenant en charge au niveau de la fiction notre besoin trop souvent purement symbolique de réparer le monde. L’intérêt est ici de voir comment Florence Trocmé confronté à son tour au désir de faire œuvre créative et personnelle – mais la critique littéraire n’est-elle pas aussi une œuvre – ne peut se démettre de la nécessité pour elle de commenter, de relier, de faire texte en assemblant autour de la forme qu’elle a choisie pour son récit des citations d’auteurs amis, de références développées à Wikipedia, de commentaires réflexifs sur ce qui l’attache à son valeureux gamin sans hésiter non plus à truffer son texte de passages empruntés à l’auteur lui-même qu’elle travaille à réécrire.
Cela témoigne d’une intéressante conception comme ramificatrice de l’œuvre et de la lecture dont l’essentiel tient au beau mot d’ouverture. De déploiement. Ce que l’auteur elle-même – elle est incorrigible – ne peut s’empêcher de définir aussi : « Lire c’est faire résonner, résonner le temps, reprendre à nouveaux frais ce qui s’est accumulé en soi, donner de nouveaux voisins aux héros, aux livres, provoquer des rencontres, faire la marieuse, susciter des disputes, confronter des frères ennemis, inventer des rencontres magiques. Lire c’est animer un fabuleux manège intérieur, lancer des échos dans des profondeurs insondables ». Ce P’tit Bonhomme de chemin est le poème finalement d’une lectrice. Une lectrice, comme dirait Judith Schlanger[4] puissante et « enchantée ». Partie sur de beaux chemins dont on se doute qu’ils n’auront pas de fin. Jamais.
[1] Je recommande la lecture de ce texte désinvolte, provocateur et pétillant.
[2] La Grande Famine irlandaise des années 1840 qui entraîna la mort mais aussi l'exil de plusieurs centaines de milliers d'Irlandais constitue la toile de fond historique du récit de Verne, repris par F. Trocmé. Dans l’esprit même de cette dernière j’ai envie de renvoyer aussi pour l’évoquer à l’œuvre de la poète irlandaise, vivant aux États Unis Eawan Boland dont j’avais sélectionné pour les Découvreurs, le livre paru au Castor Astral en 2015, Une Femme sans pays. Et comme je suis aussi amateur de bons romans, je recommande L’Île du Serment de Peter May qui bien qu’évoquant le drame vécu par les paysans écossais chassés de leurs terres par les riches propriétaires anglais qui les obligèrent à se réfugier au Québec, a plus d’un lien avec ce qui se passa en Irlande à la même époque.
[3] Empathy and the Novel, Oxford University Press, 2007
[4] La lectrice est mortelle. 2013. Chez Circé.
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