mardi 23 mars 2021

CONTINUER. SUR LE DERNIER LIVRE DE STÉPHANE BOUQUET, LE FAIT DE VIVRE CHEZ CHAMP VALLON.

Il me semble avoir déjà beaucoup écrit sur les diverses publications de Stéphane Bouquet. Mais précisément, Stéphane Bouquet est de ces poètes qu’on ne se lasse pas de suivre. D’accompagner. D’avoir envie, même s’il est bien sûr loin d’être ignoré du petit milieu qui s’intéresse vraiment à la poésie, de faire toujours davantage connaître et apprécier.

Les titres de ses livres d’abord, d’Un monde existe (2002) à aujourd’hui, Le fait de vivre, en passant par Le Mot frère, Un peuple, Nos Amériques, Les Amours suivants, Les Oiseaux favorables, Vie commune, La Cité de paroles, témoignent assez bien déjà de l’ouverture de pensée de cette poésie qui, bien qu’étant fondamentalement lyrique, intime et pourquoi pas, disons-le sentimentale, n’est jamais repliée sur elle-même, jamais narcissique et ne perd jamais de vue cet horizon commun que sont pour nous la vie, le monde et les autres surtout, avec qui nous les partageons.

 

De la profonde tristesse d’une séparation à laquelle difficilement s’accoutumer jusqu’à l’image finale d’une vie conçue comme une escrime à engager « sereinement » sur le mode « parade/riposte », le dernier livre de Stéphane Bouquet poursuit l’intention de ses textes précédents qui est de dire toute notre vie, en tentant comme il peut de défaire  ses nœuds de solitude, d’atteindre ce « Dimanche de l’année », ce « dimanche suprême », idyllique, où la formule du bonheur partagé donnerait l’illusion d’avoir enfin été, sinon trouvée, du moins suffisamment approchée pour en éprouver, ne serait-ce qu’un moment, les bénéfiques effets.

 

On ne le dit pas assez, mais il y a quelque chose du moraliste[i] - au sens antique du terme - dans les livres de Stéphane Bouquet qui à partir des situations très concrètes et même parfois triviales qu’il évoque, tente de définir un art de vivre supportable dans un monde qu’il sait dur aux vivants, leur tendant rarement totalement les bras mais dont il voudrait nous persuader que « cela arrive » : ce sentiment que quelque chose nous souhaite la bienvenue, nous effleure, pour nous donner l’impression, comme il l’écrit, d’une « contagion de caresses ». Car il y a toujours quelque chose de tactile, quelque chose de l’ordre de l’embrassement, d’un toucher tendre, dans la définition que se fait Stéphane Bouquet de l’instant favorable. De ces toujours trop courtes épiphanies qui donnent tout son sens, sa mesure, à la vie. 

 

Oui, affirme dans ce nouveau livre Stéphane Bouquet, quels que soient les pertes, les abandons, les multiples cruautés aussi de l’Histoire, « ce qu’il faut c’est pouvoir prononcer "c’est ici" de temps en temps ; de temps en temps coïncider suffisamment avec la proposition que nous font les choses lorsqu’elles courent se blottir contre nous comme une portée de chiots ou nous caresser façon vent de sable ». C’est pourquoi le fait de vivre implique qu’après chaque perte et chaque coup reçu, on se relève. On continue.

 

Comme le fait d’ailleurs exactement le livre. Qui multipliant les variations formelles reprend la formule merveilleusement ouverte d’une poésie d’équivalence liant le vers à la prose, l’intime au collectif, le trivial au savant, le futur au passé, l’abattement au soulèvement, et le sel et le miel, et la mort et la vie, bref embrassant dans sa continuité toute la diversité de nos champs d’existence. Dans un très court chapitre de la cité de paroles, que je ne saurais trop recommander pour la richesse et la clarté de ses aperçus, Stéphane Bouquet revient d’ailleurs sur l’idée que la parole est d’abord la recherche d’un lieu. « Un lieu amène […] où les bouches s’ouvrent pour tout & rien dans un désordre fraternel » reprenant par cette dernière expression la formulation d’un appel révolutionnaire invitant l’ensemble des citoyens, des citoyennes à se mettre immédiatement au service de la République sans se préoccuper de discipliner d’abord leur élan et de s’organiser. Ainsi Le fait de vivre fait-il démocratiquement, révolutionnairement, s’avancer sa terrestre cohorte, mêlant dans toute la profusion de nos réalités les plus concrètes et quotidiennes, divers types de narration, s’inventant des fictions biographiques, des scènes à plusieurs personnages, insérant à l’occasion quelques pages stimulantes de notes. Ce qui fait que pour nous la poésie de Stéphane Bouquet ne ressemble à aucune autre. Qui tout en appartenant bien sûr à la littérature et prenant avec le plus grand sérieux sa fonction de parole, ne se préoccupe pas plus que cela des règles qui, dans notre tradition française surtout, la régissent. Et souvent la corsettent.[ii]

 

La Tristesse Victor. Comme on disait autrefois Les Enfances Guillaume, Le Mariage Rainouart, La Chevalerie Vivien. Tel est le titre du premier texte de ce Fait de vivre qui débute aussi par ce vers : «  Et désormais tout a impitoyablement perdu son importance ». On ne manquera pas, j’espère d’apprécier l’association à première vue ironique du sentiment de déreliction qui se voit ici exprimé, à l’idée de triomphe inscrite dans le prénom de l’amant en allé. Pourtant, redoubler avec la parole la souffrance amoureuse qui pour Stéphane Bouquet est par excellence la souffrance de vivre n’est pourtant jamais pour lui l’occasion de se complaire dans sa propre désolation. L’histoire – fictive – qu’il nous raconte de cette danseuse allemande qui à l’époque nazie inscrivait dans ses pas les noms des amis menacés par les diverses polices d’Hitler, comme la chorégraphie qu’elle imagine ensuite pour son fiancé mort, nous fait comprendre que pour Stéphane Bouquet la poésie n’est qu’une autre façon de protéger, de reprojeter aussi devant soi, la chaleur, la beauté de ce qui aura été perdu. Et que la vie, s’il lui faut bien intégrer l’expérience terrible de la mort, ne doit pas se tourner vers le regret, le chagrin. Mais la généreuse lumière toujours possible d’un encore !



[i] Voir cette déclaration dans la Cité de paroles, page 65 : « Essentielle me semble ce concept d’éthopoÏos, d’idée que la poésie ce n’est pas d’abord la production d’un texte, mais d’une vie. Que le texte est secondaire, que le texte est un moyen, le moyen pour autre chose, le moyen d’atteindre à la bonne vie, ou au moins à une meilleure vie. »

[ii] Il faudrait aussi pouvoir se lancer dans une analyse de la spécificité de la phrase poétique propre à Stéphane Bouquet : de cette façon américaine sans doute un peu qu’il a, partant d’un vocabulaire des plus familiers, d’expressions courantes de la vie quotidienne, de lier les réalités matérielles de la vie de chaque jour - enfiler son jogging, recevoir un sms… - à des images qu’il rend sur-expressive par des jeux souvent d’adverbes et de propositions. Il y a dans cette phrase une volonté profonde d’intensifier le plus possible à l’aide du petit peuple des mots ce rapport que nous avons avec l’ensemble des choses dont ne trouvent pas non plus exclues les notations savantes qui entrant dans ce continuum perdent le caractère comme on dit « élitiste » qui est le leur quand même souvent. Je sais que le mot ne veut pas dire grand-chose mais il y a quelque chose de mystérieusement « naturel », comme une essentielle simplicité, dans la façon pourtant très élaborée dont la phrase de S. Bouquet parvient à pénétrer, pour le recoudre et retisser, le grand patchwork affectif du monde.

Voir ainsi le début de ce poème intitulé AU SENS DE VIVRE.

 

I.

 

C'est vraiment coton de dresser

le portrait fidèle de la vie cette chose archi-bavarde et sans suite

logique sauf ce safari perpétuel : là-bas il y a un corps qui pourrait

tout simplifier, alors allons-y et finalement franchi le mot avanies

ou avaries, reste l'infra-chance d'atteindre un lieu—dit hospitalier,

cette mare miraculeusement sur-poissonneuse sur-grenouilles etc.

où n'importe qui s'adonne à n'importe qui ou quoi, même des phrases

et pile une amie m'appelle d'une voix ragaillardie : as-tu cliqué sur

le lien que je t'ai envoyé, c'est totalement une histoire pour toi

alors résumons :

dans les montagnes de Kami-shirataki une micheline électrique

s'arrête deux fois par jour pour qu'une unique jeune fille isolée aille puis

revienne du lycée parce que là-bas l'Etat veut que chacun reçoive

les perfusions du savoir et assez de pommes pour vivre au sens japonais de

ikinobiru, vivre longtemps,

nagaikisuru, vivre longtemps (vieux)

trop souvent bekkyosuru, vivre séparé, à l'autre bout, caché par les bambous

(pas de chance) ou derrière le papier de riz translucide et presque jamais

doukyosuru, vivre ensemble, cohabiter

mais ikinareru, s'habituer à vivre

ikiruiyoki, volonté de vivre

 

II.

 

Donc nous faisons face à la survie et la question est comment.

Le mieux serait d'enfiler tee-shirt et jogging le matin ou n 'importe

quel kimono design et de se lever dans une révérence réciproque

la lumière & nous, salut-salut, et qu'est-ce que plus tard nous réserve ? —

 

[…]

 

 


 

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