JARDIN DE MOUSSES KYOTO |
De retour d’une rencontre avec des élèves d’une classe de premières du lycée Berthelot de Calais je voudrais leur dédier ce
billet que j’ai consacré il y a deux ou trois ans déjà à l’ouvrage de Véronique
Brindeau, Louanges des mousses.
Il y a un
usage du monde qui permet chaque jour de l'inventer davantage. Les vrais
livres, nés d'une connivence profonde avec les choses de la vie et capables
d'exprimer avec une même profondeur, la jouissance, l'émotion mais aussi la
sagesse que son auteur en a retirées, nous éclairent ainsi de fenêtres
nouvelles. Diffusant leur lumière, avec plus ou moins d'éclat. Et de
retentissement. Louange des mousses
de Véronique Brindeau appartient à la catégorie des ouvrages discrets, modestes
mais dont la découverte ouvre paradoxalement sur des horizons de pensée vastes.
Sinon illimités. Ce qui n'est pas sans rappeler les propos de Witold Gombrowicz
dans Cosmos, "J'ai dû, vous le comprenez, recourir
toujours davantage à de tout petits plaisirs, presque invisibles. Vous n'avez
pas idée combien, avec ces petits détails, on devient immense, c'est incroyable
comme on grandit".
Nous ne disposons pour distinguer les quelques trois
cents variétés de mousse que de trois mots !
Consacré
à l'univers des mousses, plus précisément à l'importance que cet univers revêt
dans la culture japonaise, le livre de Véronique Brindeau emporte bien au-delà
des simples considérations botaniques ou strictement paysagères. De par le
déplacement auquel il oblige, ce livre très personnel confronte son lecteur aux
limites de ses propres représentations, invitant du même coup le regard et l'esprit
à de nouveaux dépassements. Cela commence par le lexique. Alors que nous ne
disposons, pour distinguer les diverses variétés de mousses, que de trois mots
- qu'on ne trouve d'ailleurs pas répertoriés dans les meilleurs dictionnaires
généraux - la langue japonaise courante est capable d'en reconnaître trois
cents. Et l'auteur de nous faire découvrir de combien de beautés diverses,
d'exquises singularités, nous nous privons en jetant, sur cet ordre méprisé de
plantes, un tel voile d'ignorance et d'indifférenciation. Car sous l'uniforme
réducteur du mot mousse se cachent de
multiples modalités d'être que la langue japonaise aide, elle, à percevoir, y
révélant selon les espèces, tantôt "la
ligne élancée d'un cèdre, la vapeur d'un nuage, la retombée d'un saule",
tantôt " des pinceaux de
calligraphes, des lanternes de fête et des serpents, des nuées d'ombrelles
ployant sous la brise, des écrevisses filant dans le courant d'une rivière, et
tous ces arbres qui nous sont inconnus mais dont l'ombre soudain nous accompagne
et nous rassemble en nous-mêmes, sur le chemin d'un sanctuaire."
Illimiter notre regard au lieu de l’étrécir !
Et c'est
cela que nous enseigne du coup le regard japonais sur les mousses. Une certaine
disposition à faire bouger les perspectives. A réanimer et conjoindre autrement
le monde. De fait, à l'inverse de la technique mieux connue chez nous du bonzaï
qui s'efforce par un art minutieux de la taille, de produire à nos yeux des
miniatures d'arbres, l'amateur japonais capable de percevoir "dans une mince tige de mousse, un pinceau de
calligraphe ou le panache d'un écureuil - plus encore, augmentant l'échelle de
la vision comme par l'effet grossissant d'une loupe, la ligne d'un saule ou
d'un cèdre", nous incite à transformer notre propre regard. A
l'élargir. Le dilater. L'illimiter.
Au lieu de l'étrécir.
Eloge du
bas, du très bas, apparemment du moindre, mais en quoi peut se retrouver tout
le reste, Louange des mousses est une
façon encore de célébrer la continuité des mondes. De souligner la
prédisposition de chaque chose, même la plus modeste, une fois reconnue dans
son être et toute sa singularité, à faire paysage, pour nous, avec le temps.
Ainsi les mousses qui sont bien d'avant les hommes, d'avant les arbres et les
fleurs, présentes depuis trois cents millions d'années, ne constituent pas
seulement dans les savantes compositions jardinières, un suave ornement, un
élément vivant de leur vocabulaire mais, présentes partout, jusque dans le
moindre interstice de nos villes minéralisées, elles continuent à faire lien
avec la forêt primitive. Associant vaillance et discrétion. En quoi, nous
suggère l'auteur, s'affirme peut-être, sinon, la philosophie particulière du
Japon, comme le pensait Kuki Shûzô qui fut un condisciple de Sartre, du moins,
une certaine manière d'être. Une façon toujours possible de conjuguer ou de reconjuguer la vie.
Paysage de marmites à proximité de l'Ossuaire de Douaumont |
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