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Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
vendredi 1 mai 2020
jeudi 30 avril 2020
PUISSANCE DES FICTIONS APOCALYPTIQUES. FABULER LA FIN DU MONDE DE JEAN-PAUL ENGÉLIBERT.
C’est vrai. Je ne partage pas le mépris dans lequel
nombre de mes amis poètes, tiennent aujourd’hui le roman et de manière générale,
la fiction. Incapable que je suis d'épouser leur conception du primat
de l’écriture qui les amène à faire comme si cette dernière ne concernait que
le mot, le vers, la strophe ou bien la phrase et ne s’étendait pas aussi à de
plus grands ensembles, de plus vastes relations, de structure, de situations,
de symboles, bref à tout ce qui, rassemblé dans un livre, un film, une œuvre
d’imagination, organise ou désorganise les représentations, les informe,
travaille les sensibilités, pour créer ou recréer, en nous, de la jouissance,
du sens et des désirs d’action.
Certes je sais le caractère profondément aliénant de la
plupart des fictions dont on cherche à nous repaître. Et sais bien l’importance
prise aujourd’hui par les professionnels du storytelling dont l’objectif n’est que
de permettre aux puissants, à travers tous les canaux qu’ils contrôlent, de
mieux manipuler les masses pour asseoir toujours davantage leur pouvoir
économique ou politique. N’empêche que, par la fiction, peuvent toujours
s’expérimenter toutes sortes de rapports inédits au monde comme à soi-même, se
découvrir de vastes pans de réalité, s’ouvrir aussi de nouvelles temporalités
par quoi viennent s’élargir les consciences, s’approfondir les inquiétudes et
se voir intelligemment relancé l’incessant entretien auquel nous oblige la dure
et muette présence, sans rivage, des choses.
Réfléchissant, en cette période de catastrophe, à divers
livres qui m’avaient marqué, abordant la
question de l’effondrement, de l’apocalypse, de la disparition, plus ou moins
attendue, programmée, de nos inconséquentes et monstrueuses sociétés, je me
suis rappelé l’ouvrage de Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde,
paru à la Découverte en septembre 2019.
S’appuyant sur un nombre restreint mais bien choisi d’œuvres telles que La
Route de Mac-Carthy, l’Homme vertical de Davide Longo, la
trilogie de Maddaddam de la canadienne Margaret Atwood, Cosmopolis
de Don DeLillo, les pièces de guerre d’Edward Bond, des séries comme The
Leftovers, des films tels The Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou Melancholia de Lars von Trier
ainsi que d’œuvres d’auteurs français : Robert Merle, Antoine Volodine,
Cécile Minard, l’ouvrage met clairement en lumière que de telles fictions loin
d’être une façon qu’aurait l’industrie culturelle de nous enfermer un peu plus
dans l’univers démobilisateur voire infantilisant du spectacle, jouent au
contraire un rôle d’éveil. Possèdent comme une fonction propédeutique, nous
préparant psychologiquement à la perte tout en réaffirmant la nécessité de
l’action et la création de nouvelles solidarités. Non plus essentiellement
humaines. Mais avec l’ensemble du vivant. Quand ce n’est pas – voir Ghost in
the Shell - avec les robots eux-mêmes.
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| Paul KLEE, L'Ange de l'avenir |
Nourri des analyses de nombreux penseurs contemporains qui
se sont attachés à alerter depuis longtemps sur les dérives suicidaires de
notre civilisation planétaire ainsi que par la conception de l’Histoire de
Walter Benjamin, particulièrement attaché à comprendre « la
constellation des périls » qui menacent notre présent, à partir de
leur « préhistoire », l’essai d’Engélibert a le mérite
d’inscrire sa réflexion dans le cadre d’une vision historique et par conséquent
politique de ce qu’on appelle l’anthropocène que contrairement à certains
auteurs il se refuse à voir comme une fatalité, l’attribuant clairement, comme
le faisaient déjà les toutes premières œuvres marquées par le développement de
la puissance industrielle, aux défaites successives de la pensée face à la
prise de contrôle de plus en plus hégémonique du monde par le grand capital.
Je ne sais plus trop où j’ai lu que les vrais écrivains
étaient les remords de la conscience de l’humanité, la formule je crois
étant du philosophe allemand Feuerbach. Cela se vérifie pleinement à travers
les ouvrages évoqués par le livre d’Engélibert. Qui sans jamais chercher à
répondre à notre besoin, d’ailleurs impossible à rassasier, comme disait Stig
Dagerman, de consolation, sont animés de toute l’énergie du désespoir
dont le poète Michel Deguy affirmait au cours des années 90 qu’elle était face
aux catastrophes annoncées, le seul recours qui nous restait. Une fois rejetés
les minables petits espoirs, les grossières illusions, les utopies adolescentes
qui malheureusement rassemblent toujours autour d’eux cette majorité de têtes
molles qui composent nos cercles soit-disant artistiques ou cultivés.
Et c’est là qu’encore une fois se vérifie ce merveilleux paradoxe
qui veut que les œuvres les plus noires aient la plus grande utilité. Les récits
d’apocalypse nous obligent en effet à nous réapproprier le temps, à sortir de
notre engluement dans un présent devenu mortifère. Nous rendant, face à la
catastrophe, un peu de cette énergie nécessaire aussi bien pour nous y préparer
que pour, si c’est toujours possible, y résister. Toute peine disait la
philosophe Simone Weil, est supportable dans la clarté. Et dans
l’aveuglante clarté de notre fin dont chacune des fictions dont nous parle
Engélibert nous aide à voir à quel point elle est déjà en œuvre au cœur même de
notre présent, immanente à notre temps, l’espace qui se trouve ouvert devant
nous a cela de positif qu’il nous rétablit en acteur. En Sujet. Dans la conscience
élargie du sens que nous pouvons enfin donner à la façon que nous avons choisie
de nous y confronter.
dimanche 26 avril 2020
HOMMAGE : PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT
Si Pierre Garnier nous a quittés, il y a maintenant plus de 6 ans, l'oeuvre qu'il laisse mérite toujours d'être interrogée, méditée. Comme celles de tous ces vrais poètes qui se sont employés non pas à se fabriquer une image, mais à resserrer toujours davantage le lien qui rattache la parole à la vie et la vie à la parole. C'est pourquoi nous reproduisons ici l'article que nous avons consacré à l'un de ses tout derniers livres sélectionné à l'époque pour le prix des Découvreurs.
Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de
la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans
les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans
le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à
chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions
fabriquées en dehors de lui.
C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche
que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre
Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble viennent de
sortir (louanges) un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne
le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la
base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil
toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot
comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en
contact réciproque.
Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il
s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellent le
signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la
chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce
qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde aussi en nous, que nous
penchons vers les choses. Que nous appelons le monde. Quand ce dernier, de son
côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les
mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.
Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde,
si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas
non plus tout simple. Et c'est pourquoi les tout derniers poèmes de Pierre Garnier
qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci pour nous
d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être
laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de
parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un
réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore
que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de
l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à
quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée
d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi
à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus
grande liberté.
Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend
proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie
de Pierre Garnier. A travers cette obsession dont témoignent ses poèmes
spatiaux de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par
la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des
formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles,
chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le
modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres.
Question ici de regard. Rien, de fait, emprisonne. Et c'est la magie de la
barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.
Ainsi, face aux verrous multiples qui nous
ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit
le voeu de Michaux qui
enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme
on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son
transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre
Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage,
dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture
manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des
logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié
de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma
phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets,
moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi
contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main
est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."
On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés .
mardi 14 avril 2020
NOUVELLES DU PRIX DES DÉCOUVREURS.
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| Notre dernière sortie : avec les lycéens de Calais, découverte, rue Férou, à Paris, du Bateau ivre de Rimbaud. |
Difficile, au moment où, du fait de la
fermeture des établissements scolaires, nous voici contraints de renoncer à
attribuer le Prix des Découvreurs 2020, de nous remettre à préparer l’édition à
venir. Un quart de siècle déjà que nous nous sommes lancés, parmi les touts
premiers, dans cette aventure de faire lire la poésie qui s’écrit de leur temps,
aux jeunes des écoles, avec la perspective de leur faire découvrir la nécessité
profonde, pour les humains que nous sommes, de relancer toujours, par toutes
les ressources de notre savoir, de notre sensibilité et de notre imagination,
la relation fondamentale que nous entretenons, par la parole, avec la vie.
La façon dont nous voyons aujourd’hui que
notre action est un peu partout reprise nous inciterait presque à mettre désormais
un terme à l'entreprise, n’était le désir de ne pas laisser ainsi le dernier
mot aux puissances mortifères que nous avons toujours tenté, dans notre domaine
propre, avec les moyens qui nous ont été donnés et les ressources personnelles
que nous avons pu mobiliser, de repousser. Notre objectif, ne nous le cachons
pas est profondément politique et non pas culturel. Ne visant à rien moins qu’à
faire habiter le plus tôt et le plus largement possible, par chacun, notre
maison commune de parole. Mais de parole vraie. Ouverte. Et si possible
réflexive.
Nous donnons donc rendez-vous dans les
semaines qui vont suivre à nos amis enseignants dont nous avons la certitude qu’ils
auront, plus encore qu’hier, à s’interroger sur les contenus, le sens et les
modalités de ce qu’il leur appartient de transmettre aux jeunes qu’ils ont pour
mission de construire et d’éveiller. Il y aura de plus en plus pour eux à
inventer. Á trouver. Dans de nombreux domaines, bien
entendu. Mais surtout, croyons-nous, dans celui essentiel, de la parole. Dont
nous savons à quel point elle oriente toujours l’action, bonne ou mauvaise, des
hommes.
Nous espérons qu’ils trouveront alors, dans
nos propositions comme dans la riche documentation que nous continuerons à leur
fournir, dans notre blog, toujours plus de richesse et de bonne énergie à
puiser.
lundi 13 avril 2020
ENJEUX DE LA POÉSIE. UN RETOUR SUR JE SUIS DEBOUT DE LUCIEN SUEL.
Désireux d'évoquer aujourd'hui ''Je
suis debout'', un livre de Lucien Suel paru à la Table ronde, je ne me hasarderai pas à tenter de
définir la personnalité de cet auteur qui étonne ici par la grande diversité à
la fois de ses thèmes et des formes d'écriture qu'il fait momentanément
siennes. Sommes-nous ce que nous écrivons? Sommes-nous ce que nous retenons,
filtrons dans nos écrits, du monde ? Pas sûr qu'une telle question trouve
un jour de réponse certaine.
En fait, nous ne lisons pas vraiment pour, comme on dit,
découvrir un auteur. Mais pour, à travers lui, nous découvrir nous-mêmes.
Voire, nous inventer de nouvelles dispositions d'être. Nous imaginer d'autres
occasions d'être au monde. D'autres possibles aussi de la parole. Comme l'écrit
Marielle Macé, dans son livre majeur, Façons de lire, manières d'être,
"les formes que les livres recèlent ne sont pas inertes, ce ne sont pas
des tableaux placés sous les yeux des lecteurs mais des possibilités
d'existence orientées. L'activité de la lecture nous fait éprouver à
l'intérieur de nous ces formes comme des forces, comme des directions possibles
de notre vie mentale, morale ou pratique, qu'elle nous invite à nous
réapproprier, à imiter, ou à défaire."
Bien qu'appartenant à la même région, à la même génération que lui, je suis
loin a priori de partager l'univers
de référence de Lucien Suel que je connais pourtant depuis
longtemps et ai découvert au début des années 90 dans la petite galerie de
notre aujourd'hui défunt ami lillois Alain
Buyse. Je n'ai guère de passion pour la génération beat, le rock,
l'underground de façon générale, l'art du détournement, les jeux littéraires
façon Papous dans la tête … tout au plus - mais c'est loin d'être peu de choses
- partagé-je avec lui un goût prononcé des jardins, du vélo, une certaine
nostalgie des décors populaires de nos années d'enfance, une infinie prévention
contre la société de décervelage mise en place par nos institutions libérales:
le règne du tout argent, de l'objet-roi et de la fabrication de masse des
désirs prétendument singuliers. Et surtout la même exigence face à tout cela de
demeurer et de m'éprouver vivant.
Ce qui me retient du coup dans le livre de Lucien Suel ne
sont donc pas nécessairement les divers hommages qu'il peut adresser à des
auteurs tels Bukowski qui me laisseraient plutôt froids ou dont je ne sais
finalement pas grand-chose, ou de réaliser que tel texte est formé d'une longue
suite d'alineas comptant chacun le même nombre de mots à savoir 23 (!) mais
bien cette façon qu'il a, libre, inventive et toujours généreuse, d'articuler
les divers pans de son imaginaire, de faire territoire de chacun des nombreux
espaces qu'il a pu traverser, ce que ce livre par lui-même, fait de
l'assemblage de textes plus ou moins commandés, révèle plus que d'autres par
son caractère composite.
Il y a du polygraphe chez Lucien Suel que son statut de
poète reconnu et fréquemment sollicité conduit à devoir écrire assez
régulièrement à la demande. Mais si la réussite des textes ainsi produits est
par nature inégale, je ne peux m'empêcher d'y reconnaître un même fond de
jouissance conjuratoire à travailler cette large et épaisse matière de mots
pour en faire lever comme d'une pâte le sentiment que nous sommes au monde. Que
ce monde vraiment existe. Qu'il est fait de réalités concrètes - ô combien -
dont bien entendu nous ne voyons pas tout. Et qu'il nous appartient par la
grâce de notre parole et de notre imaginaire propres de lui donner les formes
dont nous avons besoin. Pour le porter en nous. Le vivre poétiquement.
L'accompagner en homme. C'est-à-dire: debout.
Et si comme l'écrit Yves Citton dans Gestes
d'humanités," c'est à travers nos gestes que nous appréhendons le
monde, parce que l'empathie nous conduit à décalquer nos gestes sur ceux
d'autrui", les gestes de parole que multiplie Lucien Suel sont de nature à
nous permettre un déconditionnement de tous ceux que quotidiennement nous
empruntons aux machines qui nous gouvernent, nous incitant alors à cette
permanente et nécessaire réinvention stylistique de notre mode particulier
d'être par laquelle, nous, poètes, nous efforçons d'empêcher que le monde
s'avilisse chaque jour davantage. En tentant d'activer des formes et des forces
qui le rendent - il faut bien - plus humain. Avec le rêve aussi, comme
l'écrivait Mallarmé dans ses Divagations, de nous percevoir simples
infiniment et pourquoi pas, juste un peu vrais, vivaces, parmi les
autres. Sur la terre.
Article publié, en 2014, sur l'ancien blog des Découvreurs.
dimanche 12 avril 2020
vendredi 10 avril 2020
mardi 7 avril 2020
samedi 4 avril 2020
vendredi 3 avril 2020
DIT LA FEMME DIT L’ENFANT. CHRISTIANE VESCHAMBRE À LA RENCONTRE DE SON MOI PERDU.
![]() |
| Rudolf WACKER, Deux visages |
Rares finalement sont les livres qui bouleversent. Non de
cette facile émotion qui nous traverse au spectacle ou à l’évocation de ces
situations où la vie dont nous nous croyons proches se voit ravager, violenter,
mutiler, contrarier, par l’ordre naturel ou politique des choses. Mais de ce
saisissement intime, de cette consolante tristesse, que produit la lecture d’un
texte dont le filet lancé de phrases parvient à ramener à la conscience quelque
chose en nous de l’épaisseur frémissante et incommunicable de la vie.
Ceux de Christiane Veschambre sont de ceux-là. Dans ce tout
dernier ouvrage que publient les belles éditions isabelle sauvage, deux paroles
s’échangent de part et d’autre d’une frontière en principe impossible à
traverser, qui est de temps. Qui est aussi celle qui sépare les vivants et les
morts. L’enfant qu’elle a été se tient devant une femme parvenue au crépuscule
de sa vie au seuil de la maison qu’elle habite, trouant par sa présence
fantasmée l’univers d’habitude et la consistance plus ou moins assurée de sa
vie.
S’ensuit un étrange dialogue opposant moins des écritures
que des consciences. L’enfant bien sûr restant ignorant de ce qu’est devenue la
femme qu’elle sera ; la femme n’ayant accès à la conscience de l’enfant
qu’elle fut que par le prisme retravaillé de la mémoire. Visuellement la scène
s’ouvre sur un intérieur moitié bureau, moitié salon, aux fenêtres donnant sur
une large campagne, dont les tapis pour l’enfant figurent comme une mer qu’il
lui faudrait franchir pour avancer dans la pièce. Et dont chacun des meubles
lui fait comprendre à elle, restée l’enfant d’un couple de femme de ménage et
d’ouvrier d’usine, habitant l’espace étroit des pauvres, qu’elle se retrouve
ici face à un autre monde.
Si bien entendu, dans sa recherche du moi perdu, le dispositif
imaginé par Christiane Veschambre lui offre toute latitude pour revenir, comme
elle a l’habitude de le faire, sur ses origines familiales, de raviver bien des
atmosphères, comme bien des détails précis de son existence passée, comme de
faire le point aussi sur ce qu’elle est devenue, notamment par ce que lui
auront apporté sa curiosité artistique, sa pratique personnelle de l’écriture,
sans oublier la présence à ses côtés d’un compagnon aimé, les choses comme
toujours chez Christiane Veschambre vont plus loin. Plus loin que les
pittoresques évocations sur lesquelles elle s’appuie, plus loin que les
considérations sociales même majeures qui ne sont jamais absentes de ses
réflexions, plus loin au fond que le simple contenu de matière signifiante, que
chacun trouvera à l’envie, dans ses livres.
Enfant docile et verbalement appliquée à collaborer
avec le monde dans sa prétention générale à « habiller la vérité »,
« la blanchir », l’enfant porteur de monde qui se tient sur le
seuil de la porte, « se tient dans le réel ». Mais c’est un
réel sans mot. Alors que pour « la dame » devant elle, « il
n’y a que les mots », son réel quant à lui reculant au plus loin, « comme un
animal s’engouffrant au profond du terrier ». De cette étrangeté
réciproque, cette irréductibilité première, Christiane Veschambre ne sort qu’en
substituant à « la langue berceuse », infantile et
impuissante de l’enfant une langue d’enfance retravaillée par sa propre
langue inquiète d’écrivain, aspirant à ce qu’elle a pu nommer dans l’un de ses précédents livres, essentiel, la « basse langue » . Celle qui, au-delà de tout procédé, de toute rhétorique,
creuse au fond même de l’incommunicable. Et finira par les unir, et la femme et
l’enfant, à l’intérieur des mêmes phrases. Dans leur intime éloignement.
Alors pour reprendre l’intitulé d’un de ses précédents
livres de poèmes, quelque chose approche, qui relève cette fois de la
commune, vacillante et terriblement émouvante présence d’un temps qui ne
tiendrait plus seulement à celui des montres et des horloges. Mais à cette
disposition subjective qui fait ici le noyau secret d’une écriture qui
rassemble. Et comme dans la chaleur fragile peut-être et hasardeuse d’un vieux poêle
au matin, ramène autour d’elle son petit peuple de fantômes, d’êtres chers,
d’aspirations, de curiosités et d’appétits illimités de vivre. Reprenant corps
ou plutôt mouvement, battements silencieux de signes, sur les parois de
ce livre-grotte, dont son auteur aura fini par faire le seul, unique, monde.
Qui leur soit quelque peu commun.
mercredi 1 avril 2020
EMPÊCHER L'ESPRIT DE TOUJOURS PLUS S'INFIRMISER AVEC ARMAND LE POÊTE.
Ferons-nous grincer quelques dents en proposant aux élèves
des collèges et des lycées d'entrer dans la poésie contemporaine à partir d'un
ouvrage dont l'auteur annonce lui-même sur la page d'accueil de son site qu'il
est dangereux pour les enfants et déconseillé par l'Education Nationale, a
(sic) cause de l'orthographe ?
Composé de courts poèmes d'amour maladroitement
calligraphiés, accompagnés de dessins tout aussi maladroits et naïfs,
d'annotations désabusées, sans compter de nombreuses ratures, Amours
toujours, le livre d'Armand Le Poête (avec un circonflexe) possède en
apparence tout d'un brouillon de collégien loin d'être le premier de sa classe
et risque de passer aux yeux de ceux qui se contenteront de le feuilleter, pour
une provocation, une façon de tourner en ridicule les Poêtes eux-mêmes, du
moins ceux qui en sont restés à ne voir dans la poésie que le moyen d'y
exprimer les sentiments les plus convenus, voire un divertissement, une pochade
un peu débile.
Il est de fait symptomatique que très peu de poètes qui
publient régulièrement sur leurs confrères dans les revues de poésie qui leur
sont pourtant assez généreusement ouvertes se sont attachés à rendre compte de
façon un peu poussée des ouvrages d'Armand dont on dévoilera quand même pour
ceux qui ne le connaissent pas qu'il est en fait la créature d'un autre poète
très différent de lui et lui aussi sélectionné pour le Prix des Découvreurs
2015, le lyonnais Patrick Dubost.
Passionné de scène, amateur de performance, esprit
remarquablement créatif, par ailleurs prof de math, Patrick Dubost est
parfaitement à l'aise avec les techniques de communication et d'expression les
plus actuelles. Il faut donc prendre les livres d'Armand qu'il publie avec
constance depuis une vingtaine d'années avec, sinon tout le sérieux, du moins
toute l'attention qu'ils méritent.
Il n'est pas nouveau que les poètes qui sont avant tout des
artistes c'est-à-dire des inventeurs de formes, des expérimentateurs d'être,
s'inventent des hétéronymes leur permettant, à travers la conception
d'écritures et de dispositifs pour eux inédits, de donner corps à des
aspirations différentes de leur personnalité. Tout le monde aujourd'hui
reconnaît l'importance à côté du nom de Pessoa de ceux d'Alvaro de Campos, de
Ricardo Reis ou d'Alberto Caiero pour ne citer que trois des quelques 70
hétéronymes jusqu'ici recensés du grand poète portugais. Sans passer par de
tels pseudos - on dirait peut-être aujourd'hui avatars - il faut aussi bien
admettre que l'éclatement puis la libération au cours du XX siècle de la figure
et des potentialités de l'homme, préparés par la célèbre formule de Rimbaud:
" Je est un autre", rendent de moins en moins acceptable pour
un auteur conscient des multiples dispositions de son être et des non moins
multiples propositions que lui adresse la vie, de s'enfermer dans un style. De
se réduire comme disait Michaux parlant de son adolescence à sa boule
hermétique et suffisante. Moi n’est jamais que provisoire. On n’est
peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité écrit
ainsi l'auteur de Plume dans une postface de 1938. Avant de
s'intimer, dans Poteaux d'angle, avec toute l'énergie dont il était
capable et en réponse aux préceptes d'Epictète qui recommandait à l'homme qu'il
se fixe une fois pour toute en société un style et un modèle, de
tâcher au contraire de sortir de son style. Et d'aller suffisamment loin en lui
pour que ce dernier ne puisse plus suivre.
Il faut donc bien admettre au cœur de l'inventive
personnalité du très sérieux et très contemporain Patrick Dubost, le droit à
l'existence d'un petit personnage né bien avant lui - ce serait en 1911 - qui,
parce qu'il se livre follement, sans tabous, seulement soucieux du plaisir de
dire et de la découverte, n'a pas tout perdu de son enfance, du temps où les
bêtes allaient encore de compagnie avec les cœurs, où l'amour pouvait encore
physiquement venir éclairer, transfigurer le monde, un monde à la rencontre
duquel on ne craignait pas, calme orphelin d'aller, riche
de ses seuls yeux tranquilles quitte à ce qu'il ne vous trouve pas
malin.
Bien entendu Patrick Dubost n'a rien de l'absolue naïveté du
Gaspard Hauser de Verlaine et dans le monde très intellectualisé de la poésie
française actuelle, l'ingénuité retorse qu'il prête à l'œuvre d'Armand le Poête
ne trompe et ne cherche à tromper personne. Jouant subtilement et plaisamment
sur les attentes, les codes, il fait que la délicate et même parfois fraîche
émotion dont ses livres sont assurément porteurs reste largement recouverte -
il suffit d' entendre les réactions réjouies de son public - par une bonne
couche d'humour drôle ou blagueur. Évacuant peut-être un peu vite la belle question
de l'innocence et celles plus dures de l'absence, du ratage, de la fêlure et
surtout de la mort. Formes par excellence du manque qui marquent en creux bien
des propos de son personnage.
N'empêche, qu'en ces moments où l'on voudrait nous ramener à
ces fondamentaux que sont, pour les disciplines littéraires, la maîtrise de la
langue et de la pensée claire, et pour l'économie, pour ne parler que d'elle,
la rigueur et la discipline, il est salubre de voir combien des poètes comme
Patrick Dubost se rient de nos asséchantes gravités, nous démontrant comment,
avec les moyens les plus simples mais aussi les plus fous, on peut par l'esprit
d'invention, la manipulation décomplexée des mots, des images et des identités,
interpeller les imaginaires qui leur sont reliés, pour empêcher l'esprit de
toujours plus s'uniformiser, s'infirmiser. Jusqu'à manifester, au passage, ce
que montrent bien ici les
ratures, combien toute pensée d'abord bredouille, se cherche, s'élabore
dans le manque et trouve, dans l'appel, l'ouverture, sa véritable respiration.
Qui est par nature d'enfance.
Sans oublier de souligner que si la vie est une
équation avec plein d'inconnues, il est bien normal de s'inventer plusieurs
vies pour pouvoir les aimées toutes (sic). En toute liberté.
mardi 31 mars 2020
POUR UNE CONNAISSANCE ÉMOTIVE DE LA VIE. QUATUOR D’EMMANUEL MOSES AU BRUIT DU TEMPS.
Ne nous laissons pas abuser par l’arlequinade finale. Le
livre d’Emmanuel Moses Quatuor, récemment paru au Bruit du temps, est un
livre grave. Qui nous apprend « qu’être c’est mourir » et
« qu’il faut mourir d’être ».
Suscité par l’irrépressible besoin de donner sens à une
expérience vécue tout à la fois dans l’exaltation et dans la douleur, le poème
de Moses se fait puissamment réflexif en appelant constamment à l’interrogation
philosophique pour creuser toujours davantage en profondeur le sentiment
particulier de la vie dont depuis ses touts premiers livres, il tente de communiquer à son lecteur la couleur ou la note.
Rassemblant allusions éparses à l’histoire personnelle,
références puisées aux sources multiples de sa large culture, nous entraînant
de la sphère intime, personnelle, aux territoires les plus larges de notre
histoire et de notre culture collectives, variant constamment les focales d’espace
et de temps, nous amenant à déambuler dans la Jérusalem fantastique de son
enfance comme dans le Paris d’aujourd’hui couvert toujours pour lui des signes
terribles d’un passé qui ne veut pas s’éteindre, Emmanuel Moses fait
s’imbriquer dans son poème les multiples strates d’une mémoire qui n’a jamais cessé
d’alimenter son présent. De lui servir comme il l’écrit, de « combustible ».
S’ensuit un poème en quatre mouvements qui pour être pensif
vise essentiellement, pour reprendre le mot de Pessoa, à une « connaissance
émotive de la vie » et plus précisément, me semble-t-il, du mystère déchirant
de l’amour, l’amour seul, aux dires de Moses, infusant la totalité.
S’achevant sur un vibrant carpe diem qui comme tout
carpe diem ne prend sens qu’à la lumière du memento mori qui
l’accompagne, Quatuor s’organise autour de ces quatre grands motifs qui
structurent toute véritable relation amoureuse, celui d’abord de la rencontre,
celui de la relation fondamentale entre différence et indifférence, celui du
passage du temps, celui enfin de la souffrance et de la disparition qui, par
effet de boucle, ramène par l’évocation d’un paysage de Beauce à la scène de
deuil évoquée dans la toute première partie.
Rendre compte ici d’une telle richesse n’est pas moins
impossible que pour l’auteur lui-même d’atteindre avec les mots l’insondable
réalité qu’il poursuit dans ses vers. Partout, « Entre l’idée/ Et la
réalité » […] « Entre l’émotion/ Et la réponse » le
disait bien T.S. Eliot, l’auteur des Quatre Quatuors, « Tombe
l’ombre ». Mais c’est en cela que réside le pouvoir particulier de la
parole poétique qui dans l’incertaine relation qu’elle entretient entre sentir,
dire et vivre, trouve chez les meilleurs, à charrier du vivant dans le
mouvement singulier de ses phrases, parvient quand même à s’incorporer quelque
chose de l’intensité de notre existence, par les images et la musique qu’elles
déploient. Y trouvant à la fois le reflet où la vie se contemple. Et le gouffre
où elle se noie.
Et puis c’est au lecteur aussi d’aller à la rencontre. Car
la rencontre qu’elle soit amoureuse ou simplement « littéraire »
comme on dit, est « une formidable création à deux », par quoi
la vie se fait plus lyrique et s’emplit d’énergie. Alors peut se comprendre
l’énigme de tout feu. Qui comme celui qui embrase la plaine de Beauce au-dessus
de Pécreuse, au moment des adieux, ne
resplendit que de ce qu’il dévore et laisse d’autant plus de cendres que le
bois dont il se sera nourri aura été plus généreux et plus tendre.
« Consume-toi en moi/ Afin que nous devenions une
unique poignée de cendre à répandre dans le vent » implore Emmanuel
Moses dans le dernier mouvement de son poème. « Soyons intimement
lointains » ajoute-t-il peu après dans la pleine conscience de cette lèpre
que constitue pour l’existence les désirs d’identité ou de similitude.
C’est pour cela que l’ombre finale de la mort nous est si nécessaire. Pour cela
aussi sans doute que la porte de la maison mortuaire s’ouvre pour finir sur une
place vénitienne où se poursuivent Colombine, Arlequin mais aussi Pantalon. Car
avant de prendre « éternellement congé de nous/ Sur les vertes collines
des adieux », et de ne laisser au monde à la semblance des antiques
portraits du Fayoum, qu’une image peinte à l’encaustique sur une tablette de
bois, « il est nécessaire de demeurer debout/ De rire jusqu’au bout de
l’amour fou/ De faire des cabrioles/ Et de trinquer au nez et à la (fausse)
barbe du diable, s’il existe/ En s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour
une ombre bienheureuse/ Parmi les ombres bienheureuses. »
samedi 28 mars 2020
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