|
SEVILLE, BRAUN & HOEFNAGEL |
Si j'étais romancier je crois que je m'intéresserais
activement à Joris Hoefnagel. Connu pour être le dernier des grands enlumineurs
et l'un des précurseurs, chez nous, de la Nature morte, ce fils de diamantaire anversois
fut aussi dans la seconde moitié du XVIème siècle, un de ces étonnants
européens ouverts à tout et voyageurs qui, après avoir étudié à l'Université
d'Orléans puis de Bourges, séjourné
plus de quatre ans en Espagne, un peu
moins longtemps à Londres, avoir assisté dans sa ville natale à cette Furie
espagnole de novembre 1576 qui marqua le début de la fin de l’emprise
hispanique sur les Provinces du Nord, s'être mis comme artiste au service de
l'un des princes les plus éclairés de son époque, le Duc Albert V de Bavière
puis à celui du fameux empereur Rodolphe II, auprès duquel il eut peut-être
l'occasion de croiser Arcimboldo, Le Caravage ou Johannes Kepler, termina son
existence à Vienne après avoir aussi habité Munich, Francfort, Prague, raison
pour laquelle sans doute on le trouva qualifié pour collaborer à l'illustration
de ce gigantesque grand-œuvre que fut le Civitates orbis terrarum,
autrement dit, Les cités du monde, ouvrage de Georg Braun que l'histoire
retiendra pour avoir été le premier à dresser en quelque 546 perspectives, vues
à vol d'oiseau, la cartographie des principales villes du monde.
Dans mon roman qui se prêterait à tant de scènes à la fois
pittoresques et terriblement édifiantes, je ne manquerais surtout pas de
m'attarder sur l'un des épisodes que je ferais passer pour l'un des plus marquants
de la vie de mon personnage, celui où dans les toutes dernières années de sa
vie, il découvre dans les collections de son maître, un petit ouvrage de
modèles de calligraphies, réalisé entre 1560 et 1562 par un certain Georg
Bocskay, et entreprend de le couvrir d'enluminures. Á un moment où l'ouvrage imprimé prend le pas partout
en Europe sur le manuscrit, l'entreprise d'Hoefnagel pose une des toutes
dernières fois la question de la primeur de la préservation et du caractère
unique de l'objet livre sur sa diffusion et sa plus ou moins large
démocratisation. Que se perd-il quand un
rustique papier couvert par la machine d'une encre bon marché prend le pas sur
le tendre velin orné d'argent et d'or par des mains virtuoses ? Car
virtuose Hoefnagel assurément l'est, lui qui affirme à chaque page sa
supériorité sur la main pourtant si habile quoique maniérée à l'excès du
calligraphe hongrois. Recherchant dans son dessin à systématiquement sortir la
page de ses deux pauvres dimensions pour donner au lecteur l'impression de
volume, il joue des ombres et du trompe-l'œil, faisant en sorte parfois que les
tiges des plantes qu'il dessine donnent l'impression d'avoir crevé le papier où
apparaît en effet au verso le bout de tige sensé l'avoir traversé !
Mais là n'est pas le seul prodige. Les spécialistes des
papillons, par exemple, n’ont-ils pas réussi à comptabiliser en étudiant
attentivement l'ouvrage, la présence répartie sur plus de 120 planches de
quelques 60 lépidoptères dont 18 espèces pour eux seraient clairement
identifiables. Quand on sait que ce Mira calligraphiae monumenta - oui c’est le titre de ce magnifique ouvrage
- ne fait que 16 centimètres sur 12, ce qui correspond à peu près au format
aujourd'hui d'un simple livre de poche et que ces fameux papillons
n'apparaissent jamais seuls, associés qu'ils sont toujours à des fleurs ou des
fruits ainsi qu'à d'autres volantes bestioles, on mesure l'extrême habilité de
notre fabuleux enlumineur, capable de reproduire sur une surface de quelques menus
centimètres carrés, non pas une simple idée de papillon, ce qui est à la
portée du premier amateur venu, mais la figure exacte du Demi-Deuil, du Tircis,
de la Thécla du Bouleau, du Petit Nacré, de l'Azuré de la Bugrane, du Moiré
franconien, du Tristan, du Sphinx et de la Noctuelle de l'Euphorbe, du Leucanie
paillée, de la Zérène du Groseiller, du Sphinx Demi-Paon ou de l'Écaille rouge... sans parler de leurs
chenilles !
En cette toute fin du XVIème siècle, c'est à un
grand tournant dans l'histoire de la représentation que nous assistons. Chacun croit
ainsi bien savoir que dans l'iconographie médiévale la fleur de lys par exemple
apparaît moins pour elle-même que pour l'idée de pureté dont elle est le
symbole. Et comme l’écrit avec la stimulante ironie qu’on lui connaît, Daniel
Arasse dans son étude d’un tableau de Francesco del Cossa, un innocent escargot
peut très vite passer pour autre chose qu’il n’est : « ces braves
primitifs croyant que l’escargot était fertilisé par la rosée, celui-ci était
facilement devenu une figure de la Vierge dont l’ensemencement divin était,
entre autres, comparé à la fertilisation de la terre par la pluie : Rorate
coeli… Cieux laissez tomber votre rosée… ». Bien sûr les choses ne
sont jamais aussi simples. Et comme nous y invite Arasse il faut le plus
souvent faire crédit à l’intelligence singulière du peintre, tout autant
d’ailleurs qu’à la nôtre, pour comprendre qu’il aura mis dans les éléments de
son tableau souvent bien plus que ces mécaniques ou machinales significations.
Reste que dans cet univers, un escargot jamais n’est qu’un
escargot, comme une rose n’est jamais, comme le pensait Gertrude Stein, une
rose etc… La fidélité au réel n'est en effet pas le simple objectif de
l'artiste pour qui la dimension religieuse, philosophique ou morale reste
toujours première. Hoefnagel, lui, a cela d'intéressant qu'il apparaît à une
époque charnière où le réalisme commence à l'emporter sur le symbolisme. Où la
pensée bouge plus librement pour sortir de ses cadres. Ce réalisme ne va pas
encore jusqu'à l'observation directe de la nature, l'artiste travaillant
essentiellement d'après gravures. Et ne craignant pas de s'abandonner à sa
fantaisie. Il s’ouvre simplement à de nouveaux espaces d’observation, qui sont
autant d’ailleurs d’inquiétude que de fascination et où bien des plans se
conjuguent certes mais en laissant plus de franchise et de licence à l’œil
comme à la main. Ne se pliant plus, par moments, qu’au style, au goût. Au
sentiment propre de la beauté. Devenue pour la première fois peut-être, souveraine.
En résulte pour nous cette petite merveille insolite de
livre aujourd’hui conservé au Paul Getty Museum de Los Angeles dont le site
permet d’admirer en détail un grand nombre de planches. Et pour le romancier à
venir que je ne suis malheureusement pas, une histoire passionnante, je pense,
qui reste à raconter.