mercredi 8 novembre 2023

SUR LE VOYAGE INTÉRIEUR DE GÉRARD CARTIER CHEZ FLAMMARION.

Merci à Gérard Cartier pour l’envoi de sa « Franciade[1] ». Une Franciade comme il dit, du pays ordinaire. Pas si ordinaire que cela quand même sous la plume d’un poète chez lequel mémoires, cultures, engagements[2]- je mets volontiers tous ces termes au pluriel - composent une sensibilité à la fois curieuse et labile en résonance avec l’immense diversité des choses. Jusque dans leur absence[3].

Inspiré par Le Tour de la France de deux enfants, d’Augustine Fouillée, dont il évoque d’ailleurs la tombe délaissée au cimetière du Trabuquet de Menton[4], ainsi que par Le Dépaysement de Jean-Claude Bailly qu’on ne saurait non plus trop recommander, l’ouvrage de Gérard Cartier constitue une somme de près de 500 pages qui nous fait de lieu en lieu passer, mais qu’on ne lira sans doute pas autrement qu’en vagabondant soi-même par ses propres chemins. À partir par exemple des lieux de France dont on a soi-même connaissance. Comprenant bien que ce Voyage auquel l’auteur nous invite est avant tout, comme l’indique bien son titre, un voyage intérieur[5]. Que pas toujours secrètement en effet, colorent la nostalgie, le sentiment de sa propre impuissance, le regret quand ce n’est pas l’amertume de voir le monde tel qu’il va, tel qu’il devient, notamment pour lui dans la forme abâtardie de sa langue[6].

Je reviendrai, j’espère, sur ce livre qui réclame aussi un lecteur quelque peu cultivé tant sont parfois hautement allusives les références aux objets, au sens le plus général du terme, qu’il décrit. Un lecteur aussi qui soit sensible aux formes, déroutantes[7] parfois, que l’auteur prend plaisir à varier.

« Comprendre le monde et l’ordonner » écrit l’ancien ingénieur Cartier dans son poème intitulé Le méridien, relatif à Dunkerque, « vaut toutes les mélancolies ». D’où ses figures relativement nombreuses de savants, d’hommes de l’art, Riquet pour son Canal du Midi, Vérité pour l’horloge de Besançon, Eiffel pour le viaduc de Garabit, lui-même pour le tunnel sous la Manche où il a travaillé… Le poète Cartier quant à lui, qui affirme, évoquant la figure de son père, que les lignes qu’il traçait autrefois sur son registre de gare, étaient mieux utiles au monde que les siennes[8] et que peu de son œuvre propre subsistera, ne s’en fait pas moins parallèlement un devoir[9], devoir sans doute un brin tragique, de malgré tout dans son carnet, multiplier les signes. C’est sa façon à lui de répondre au chaos qui compose le monde. Lui qui sait mieux que beaucoup combien l’ordre admirable qu’en redessine l’œil sous la conduite de l’esprit n’est qu’une illusion de nos sens[10]. Une illusion, mais la seule pourtant qui nous permet, vitale, d’habiter[11].

Il y aurait encore bien à dire sur cette impressionnante entreprise. Comme en particulier mettre l’accent sur la diversité des auteurs évoqués. Des plus anciens aux plus vivants. Je me contenterai pour conclure de partager un texte[12] qui me semble non pas résumer l’ensemble dont on aura compris qu’il est irrésumable, mais susceptible d’en faire entendre l’une des principales notes de fond. Il est consacré à l’évocation de Pierre-Paul Riquet dont la statue à Béziers m’est si familière et qui fut le principal artisan, concepteur et réalisateur, du Canal du Midi. Canal que j’aurais connu tout bordé d’ombreux platanes aujourd’hui disparus[13] du fait du chancre coloré.  

 

Nécromancie (Canal du Midi, Négra)

 

Quoiqu'en éternel congé        on envie        au bord de l'écluse 

        l'ingénieur Riquet        arpentant la fouille en perruque

cendrée        un plan à la main        parmi les terrassiers        les

machines qui geignent        enfin l'eau se rue entre les bajoyers

       et passent        à nos passions indifférentes        les grosses

 gabarres        et les siècles        puis plus rien        l'eau muette

       pas une barque        pas        qui fasse signe        une

écorce qui flotte

 

Mais tout regard est pensée        tout paysage        nécromancie

       si prompt        dans la foison des choses        l'œil        à

trouver son désir        l'eau se trouble         un fantôme passe

qui nous cherche        bonheur oublié        on est ailleurs

       en Flandre        entre 2 ciels plombés        ou au Piémont

       retenant une vie        qui se dissipe        absent        avec

une absente        au bord de l'écluse        une rive pensive

       excédant le regard

 

(43°25'7,1"N – 1°38’27,5’’E)



[1] Voir page 53. Dans un texte consacré à une modeste église de Franche-Comté consacrée à Saint-Vit et qu’il oppose aux célèbres passages consacrés par Apollinaire, dans Zone à son évocation de la cathédrale de Prague.

[2] Sur ce dernier point, l’engagement ou plutôt la sensibilité manifestée par l’auteur à l’ensemble des souffrances qu’ont toujours à subir les hommes et la façon dont ils tentent comme ils peuvent d’y faire face, trop nombreuses sont les références pour que je puisse les citer toutes ici. J’en retiendrai l’évocation du massacre d’Ascq, à mon sens insuffisamment connu (page 355) avec sa référence à Aragon, l’aventure des Lip à Besançon (page 51), la mutinerie des « braves soldats du 17éme » à Béziers, l’évocation du Guernica de Picasso page 467, des noyés de la Méditerranée, page 153…

[3] Voir entre autres, page 54 : à propos de l’accent que depuis une circulaire du 10 mai 1962, émanant de la Commission de Révision du nom des communes, il ne faut plus mettre sur Dole. « notre vie / est faite d’absence autant que de présence/ et nous point ce qui manque    autant et plus que ce qui comble ».

[4] Voir page 149. Connue sous le pseudonyme de G. Bruno, auteur comme on sait du Banquet des cendres, brûlé vif par l’Inquisition à Rome pour avoir le premier affirmé que l’univers est infini et peuplé d’une pluralité de mondes, Augustine Fouillée est l’autrice aujourd’hui presque oubliée (voir la chute du texte de Cartier) de ce Tour de la France par deux enfants (1877) qui aura connu plus de 500 éditions et contribué à l’éducation de millions et de millions de petits français.

[5] Voir page 66. Dans un texte consacré aux arcades de Louhans. « il n’est/ d’autre géographie que celle sensitive/ que l’on porte avec soi   d’autre voyage/ qu’intérieur ». On trouvera aussi dans ce court poème ce passage : « J’entends monter du fond des années/ une voix douce-amère » qui illustre une partie de mes remarques suivantes.

[6] Voir en particulier page 142. Le texte consacré à Forcalquier où se condensent les idées développées par l’auteur dans son Perroquet aztèque. http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2019/11/notre-invisible-cage-dacier-sur-un.html

[7] C’est la toute première fois, je crois, que je me suis muni d’un miroir pour pouvoir lire le texte de la page 151, dont je n’ai vu qu’ensuite qu’il était repris page 466 sous un titre significatif : De l’autre côté du miroir. Cela dit s’il est vrai que les formes déployées dans ce livre sont très diverses d’apparence, elles restent toutefois marquées par un système prosodique, un rythme syntaxique qui restent relativement homogènes. Il serait sans doute intéressant de comparer les rythmes propres à Gérard Cartier avec ceux très différents d’un Jacques Darras par exemple qui excelle lui aussi dans l’évocation des lieux, à la façon qu'a ce dernier de brasser lui aussi les courants de l’histoire en plongeant dans les divers domaines du savoir, des plus populaires ou triviaux aux plus sophistiqués.

[8] Voir page 70. À propos du musée du Cheminot d’Ambérieu-en-Bugey.

[9] Voir page 53. Le texte précédemment évoqué sur le saint-Vit de Franche-Comté.

[10] Voir page 465. Dans le texte inspiré par le Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie de Grenoble.

[11] Voir page 349. Dans le texte inspiré par Dunkerque, cette prière : « donnez-nous pour habiter le monde/ des signes ».

[12] A la réflexion j’aurais pu aussi bien choisir le texte qui lui fait pendant, page 195, consacré lui aux moulins de Bazacle à Toulouse et qui débute par un ubi sunt. Renvoyant à un passage du Tour de la France d’A. Fouillée-Tuilerie, on y trouve ce passage « ce n’est pas tout de faire pousser le blé, il faut en tirer les plus belles farines ». Formule qui pourrait par métaphore s’appliquer à l’art du poète n’était le caractère désabusé des notations finales.

[13] C’est autour de 30000 platanes qui auront été abattus depuis les années 2010 sur les plus de 40000 existants. Ne serait-ce que cela donne tout son poids à la formule de Cartier : « tout regard est pensée     tout paysage     nécromancie ».


 

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