« Jamais notre langue n’a
été aussi malmenée et jamais à ce point mal aimée ». C’est vrai que de
découvrir, par exemple, dans la bouche d’un Président de la République, se
piquant d’avoir été proche d’un philosophe comme Paul Ricoeur, qu’il croit
« dans l’autonomie et la souveraineté » car « la démocratie est
le système le plus bottom up [sic] de la terre », a de quoi faire bouillir
jusqu’aux natures les plus tièdes. Faire se cabrer jusqu’aux plus flegmatiques et
accommodants esprits [1].
We are, us, moderns, the new France
Il ne manque pas aujourd’hui de livres, encore moins
d’auteurs, pour déplorer cette invasion de notre langue par un anglais de
pacotille et en dénoncer les ravageurs effets. Le livre de Gérard Cartier Du
Franglais au volapük ou Le Perroquet Aztèque, qui s’insère dans la
série des Placets invectifs que publient régulièrement les éditions
Obsidiane, joue quant à lui son rôle à merveille qui est - outre le fait de
procurer à son auteur l’occasion de se « décharger, comme il se
doit, de la bile accumulée après une longue fréquentation de la presse et
des radios » - de dresser un tableau d’ensemble varié de l’état de
décomposition avancé dans lequel se trouve aujourd’hui notre langue, quelle que
soit la catégorie sociale ou professionnelle dans laquelle elle se voit aussi
bien écrite que parlée.
Passons sur cette langue de réclame et ces appellations
boutiquières qui, que l’on soit comme l’auteur à Trouville ou comme moi
dernièrement à Cannes, donnent effectivement au flâneur la triste impression,
en France, de se promener dans une Amérique de carton-pâte et de partout
maintenant dans le monde, déambuler dans un même décor de marques, d’appellations
et de slogans qui ruinent peu à peu ce poétique sentiment d’exotisme qu’on
avait autrefois à découvrir le cœur vivant des cités étrangères.
Oui. L’anglomanie touche tous les aspects de notre vie actuelle.
Au point que, si comme l’écrit Cartier, Flaubert vivait de nos jours, il « pourrait
ajouter un chapitre plaisant à son Bouvard et Pécuchet, et quelques
entrées au Dictionnaire des idées reçues :
ANGLAIS (langue) – Indispensable.
COMMERCE – Dites-le en anglais,
c’est plus chic.
ÉPOQUE – La nôtre est formidable.
MODERNE – We are, us,
moderns, the new France.
FRANÇAIS (langue) – Idiome
d’écrivains poussiéreux. Á éviter à notre époque (voir ce mot). »
Ne pas se tromper d’ennemi
Qu’une banque française, en l’occurrence La Poste, ambitionne
aujourd’hui de devenir « Ma French Bank » serait, c’est vrai,
du plus haut comique si une telle attitude ne procédait finalement d’un « grand
décervelage ». Dont on aimerait, quel que soit par ailleurs son réel
intérêt, que l’ouvrage de Gérard Cartier qui en dénonce clairement les
manifestations, nous dévoile aussi la finalité ainsi que les racines profondes.
Car il n’est pas vrai que la bataille à mener soit simplement à entreprendre contre
cette pseudo-langue anglaise par quoi se communiquent aujourd’hui les techno-pouvoirs
qui nous asservissent à leurs intérêts cachés – l’anglais est lui aussi presque
autant maltraité que toutes les autres langues du monde qui nous servent encore
à penser – ; et s’il y a bien combat
à livrer, il doit être poussé bien plus loin que ne le préconise l’auteur se
prenant, en conclusion, à rêver d’une sorte de Front de Libération venant bombe
à peinture en main « conspuer […] les affiches et les
vitrines qui nous aguichent en anglais ». De même je ne crois pas qu’il
nous suffirait d’apprendre « d’autres langues que l’anglaise »
de « lire d’autres littératures, en s’intéressant à des cultures
menacées » pour que le péril, tant soit peu, recule.
Dans son ouvrage
intitulé La Langue des medias : Destruction du langage et fabrication
du consentement, Ingrid Riocreux, spécialiste de grammaire, de rhétorique
et de stylistique et par ailleurs contributrice régulière du magazine Causeur,
n’hésite pas à affirmer que « la lutte contre les anglicismes n’est
qu’un cache-sexe » et que la façon par exemple dont nous préférons liker
les uns ou nous livrer au bashing des autres, témoigne en fait moins de
notre colonisation par l’anglais que d’un phénomène bien plus grave dont les
anglais sont comme nous victimes, à savoir la réduction qu’opèrent aujourd’hui sur
le sens du divers et de la nuance, propre à enrichir le réel, les
techno-pouvoirs mis en place pour tout mieux contrôler, dans cette économie-monde
où les démocraties se font de plus en plus totalitaires.
Ainsi se perdent peu à peu chez nous, les mille et une façons
dont on peut toujours exprimer ou pas son désaccord, en débattant, chicanant,
ergotant, arguant de ceci, de cela, pour censurer, blâmer, flétrir, voire dépecer
… ou pas son rival, son concurrent, son contradicteur, son adversaire, tandis
que nos voisins d’outre-Manche se contenteront de « basher »,
voire de recourir à tel émoticon, ayant peu à peu renoncés à toute la gamme des
termes ou expressions possibles : to disapprove, to complain, to condemn, to
run down, to berate, to criticize, to pick holes in, to decry, to attack, to
slam, to pan, to strike …
En fait, nous n’allons pas du franglais au volapük, mais de
chacune de nos langues véritables, de nos langues séculaires vivantes, à une sorte de « globish », de langue universelle et babélienne basique, bien plus dangereuse pour l’avenir de l’Humanité et sa consistance
réelle que ne laisse entendre le titre du livre de Gérard Cartier. Le volapük,
qui a toujours existé, est utile. Je m’en sers régulièrement à l’étranger comme
moyen de me faire un peu comprendre. Et de surmonter comme je peux et comme le
peuvent mes interlocuteurs, la frontière bien réelle des langues. Mais il ne
s’agit là que d’un recours rendu nécessaire par une situation transitoire à
caractère exceptionnel. Je ne pense pas en volapük. Ni moi, ni d’ailleurs personne.
Car c’est, au cœur de ma propre langue, dans
la conscience, comme le dit la très belle formule d’Hannah Arendt de « l’équivocité
chancelante du monde et de l’insécurité de l’homme qui l’habite »,
conscience que donne avant tout la reconnaissance qu’aucune langue ne fournit un
accès total, sans défaillance aucune, au réel, que je pense. Et que cela fait sens.
Notre cage invisible d’acier
Le projet et sa mise en œuvre de plus en plus poussée d’imposer
au monde une langue simplifiée à l’excès, permettant à l’ensemble de ses
habitants de pouvoir certes communiquer mais surtout de travailler ensemble au
bénéfice des entreprises de pouvoir qui déjà largement nous contrôlent, est
peut-être aujourd’hui l’ultime visée d’un capitalisme neolibéral dont il est
maintenant établi, comme le rappelle bien le tout récent ouvrage de Diana
Filippova, Techno Pouvoir, Dépolitiser pour mieux régner, qu’il ne fait
que créer pour les humains une cage invisible d’acier [2]
aux barreaux le plus serrés possible.
Gérard Cartier en ce sens a raison de déplorer à quel point
l’industrie du divertissement qui nourrit abondamment le globish a fini
aujourd’hui, avec la bénédiction des politiques [3],
par « cannibaliser » la puissante et autonome « culture
populaire », celle préconisée par Vilar, largement soutenue par les
comités d’entreprise des usines de la banlieue rouge, et par ailleurs d’introduire
son placet par un rappel de la célèbre formule par quoi débute le Manifeste
du Parti communiste de Marx. Oui. Seulement, ce spectre dont il
parle, ne hante pas la France, ni même l’Europe, il hante l’ensemble du
monde. Et ce n’est pas seulement comme il dit celui de « l’abâtardissement
du français et, à terme, de sa possible extinction ». C’est celle en
fait de toutes les langues de culture du monde. Et par conséquent de l’Homme. L’Homme
multidimensionnel [4]. Et de la
profondeur vitale, infiniment ouverte et colorée de sa généreuse, inventive pensée.
[1] Les
citations de ce paragraphe sont issues du premier chapitre de l’ouvrage de G.
Cartier.
[2] L’expression
de « cage d’acier » est de Max Weber dans son Ethique protestante
et l’esprit du capitalisme.
[3] Comme l’écrit
Gérard Cartier, « on anglonise beaucoup devant les micros, sur les
estrades et les réseaux sociaux. […] C’est plus qu’un tic, c’est une
manifestation d’appartenance au nouveau monde, comme tweeter d’abondance. Les
hommes politiques vivent de mots et d’apparence autant que d’action – ils se
contentent d’ailleurs pour la plupart, d’accompagner les puissances économiques ;
ils en viennent parfois ; quittant les ors de la République, ils les
rejoignent souvent. Epousant leurs intérêts et leur vision du monde, se faisant
leurs instruments, et à l’occasion leurs commis voyageurs, il n’est pas
étonnant qu’ils leur empruntent aussi leur dialecte. Comme la politique, la
langue aujourd’hui se fait à la corbeille. »
[4] L’ouvrage
cité plus haut de Diana Filippova, dont je recommande vraiment la lecture malgré
son caractère parfois un peu trop abstrait, insiste bien sur la façon dont le
caractère comme elle dit polyphonique des techno-pouvoirs dont elle
analyse l’emprise croissante sur nos sociétés et la façon dont ils font
étroitement système, ne vise à rien moins que réduire, comme le dénonçait déjà
un célèbre ouvrage d’Herbert Marcuse, le caractère multidimensionnel de la
personne humaine.
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