mercredi 13 mai 2020

AH ! SI J’ÉTAIS ROMANCIER. L’EXTRAORDINAIRE TRAVAIL DE JORIS HOEFNAGEL.


SEVILLE, BRAUN & HOEFNAGEL
Si j'étais romancier je crois que je m'intéresserais activement à Joris Hoefnagel. Connu pour être le dernier des grands enlumineurs et l'un des précurseurs, chez nous, de la Nature morte, ce fils de diamantaire anversois fut aussi dans la seconde moitié du XVIème siècle, un de ces étonnants européens ouverts à tout et voyageurs qui, après avoir étudié à l'Université d'Orléans puis de Bourges,  séjourné plus  de quatre ans en Espagne, un peu moins longtemps à Londres, avoir assisté dans sa ville natale à cette Furie espagnole de novembre 1576 qui marqua le début de la fin de l’emprise hispanique sur les Provinces du Nord, s'être mis comme artiste au service de l'un des princes les plus éclairés de son époque, le Duc Albert V de Bavière puis à celui du fameux empereur Rodolphe II, auprès duquel il eut peut-être l'occasion de croiser Arcimboldo, Le Caravage ou Johannes Kepler, termina son existence à Vienne après avoir aussi habité Munich, Francfort, Prague, raison pour laquelle sans doute on le trouva qualifié pour collaborer à l'illustration de ce gigantesque grand-œuvre que fut le Civitates orbis terrarum, autrement dit, Les cités du monde, ouvrage de Georg Braun que l'histoire retiendra pour avoir été le premier à dresser en quelque 546 perspectives, vues à vol d'oiseau, la cartographie des principales villes du monde.

Dans mon roman qui se prêterait à tant de scènes à la fois pittoresques et terriblement édifiantes, je ne manquerais surtout pas de m'attarder sur l'un des épisodes que je ferais passer pour l'un des plus marquants de la vie de mon personnage, celui où dans les toutes dernières années de sa vie, il découvre dans les collections de son maître, un petit ouvrage de modèles de calligraphies, réalisé entre 1560 et 1562 par un certain Georg Bocskay, et entreprend de le couvrir d'enluminures. Á un moment où l'ouvrage imprimé prend le pas partout en Europe sur le manuscrit, l'entreprise d'Hoefnagel pose une des toutes dernières fois la question de la primeur de la préservation et du caractère unique de l'objet livre sur sa diffusion et sa plus ou moins large démocratisation.  Que se perd-il quand un rustique papier couvert par la machine d'une encre bon marché prend le pas sur le tendre velin orné d'argent et d'or par des mains virtuoses ? Car virtuose Hoefnagel assurément l'est, lui qui affirme à chaque page sa supériorité sur la main pourtant si habile quoique maniérée à l'excès du calligraphe hongrois. Recherchant dans son dessin à systématiquement sortir la page de ses deux pauvres dimensions pour donner au lecteur l'impression de volume, il joue des ombres et du trompe-l'œil, faisant en sorte parfois que les tiges des plantes qu'il dessine donnent l'impression d'avoir crevé le papier où apparaît en effet au verso le bout de tige sensé l'avoir traversé ! 

Mais là n'est pas le seul prodige. Les spécialistes des papillons, par exemple, n’ont-ils pas réussi à comptabiliser en étudiant attentivement l'ouvrage, la présence répartie sur plus de 120 planches de quelques 60 lépidoptères dont 18 espèces pour eux seraient clairement identifiables. Quand on sait que ce Mira calligraphiae monumenta  - oui c’est le titre de ce magnifique ouvrage - ne fait que 16 centimètres sur 12, ce qui correspond à peu près au format aujourd'hui d'un simple livre de poche et que ces fameux papillons n'apparaissent jamais seuls, associés qu'ils sont toujours à des fleurs ou des fruits ainsi qu'à d'autres volantes bestioles, on mesure l'extrême habilité de notre fabuleux enlumineur, capable de reproduire sur une surface de quelques menus centimètres carrés, non pas une simple idée de papillon, ce qui est à la portée du premier amateur venu, mais la figure exacte du Demi-Deuil, du Tircis, de la Thécla du Bouleau, du Petit Nacré, de l'Azuré de la Bugrane, du Moiré franconien, du Tristan, du Sphinx et de la Noctuelle de l'Euphorbe, du Leucanie paillée, de la Zérène du Groseiller, du Sphinx Demi-Paon ou  de l'Écaille rouge... sans parler de leurs chenilles !

En cette toute fin du XVIème siècle, c'est à un grand tournant dans l'histoire de la représentation que nous assistons. Chacun croit ainsi bien savoir que dans l'iconographie médiévale la fleur de lys par exemple apparaît moins pour elle-même que pour l'idée de pureté dont elle est le symbole. Et comme l’écrit avec la stimulante ironie qu’on lui connaît, Daniel Arasse dans son étude d’un tableau de Francesco del Cossa, un innocent escargot peut très vite passer pour autre chose qu’il n’est : « ces braves primitifs croyant que l’escargot était fertilisé par la rosée, celui-ci était facilement devenu une figure de la Vierge dont l’ensemencement divin était, entre autres, comparé à la fertilisation de la terre par la pluie : Rorate coeli… Cieux laissez tomber votre rosée… ». Bien sûr les choses ne sont jamais aussi simples. Et comme nous y invite Arasse il faut le plus souvent faire crédit à l’intelligence singulière du peintre, tout autant d’ailleurs qu’à la nôtre, pour comprendre qu’il aura mis dans les éléments de son tableau souvent bien plus que ces mécaniques ou machinales significations.

Reste que dans cet univers, un escargot jamais n’est qu’un escargot, comme une rose n’est jamais, comme le pensait Gertrude Stein, une rose etc… La fidélité au réel n'est en effet pas le simple objectif de l'artiste pour qui la dimension religieuse, philosophique ou morale reste toujours première. Hoefnagel, lui, a cela d'intéressant qu'il apparaît à une époque charnière où le réalisme commence à l'emporter sur le symbolisme. Où la pensée bouge plus librement pour sortir de ses cadres. Ce réalisme ne va pas encore jusqu'à l'observation directe de la nature, l'artiste travaillant essentiellement d'après gravures. Et ne craignant pas de s'abandonner à sa fantaisie. Il s’ouvre simplement à de nouveaux espaces d’observation, qui sont autant d’ailleurs d’inquiétude que de fascination et où bien des plans se conjuguent certes mais en laissant plus de franchise et de licence à l’œil comme à la main. Ne se pliant plus, par moments, qu’au style, au goût. Au sentiment propre de la beauté. Devenue pour la première fois peut-être, souveraine. 

En résulte pour nous cette petite merveille insolite de livre aujourd’hui conservé au Paul Getty Museum de Los Angeles dont le site permet d’admirer en détail un grand nombre de planches. Et pour le romancier à venir que je ne suis malheureusement pas, une histoire passionnante, je pense, qui reste à raconter.

mardi 12 mai 2020

REMONTER AUX SOURCES DU VIVANT. SÉLECTION 2020 DU PRIX DES DÉCOUVREURS.

Cela aurait pu être pour nous une très belle semaine. Avec d’abord aujourd’hui la remise officielle à Boulogne du Prix des Découvreurs 2020 et la découverte toujours très attendue des travaux effectués autour du Prix par diverses classes de collège et de lycée de la ville, en présence de nos amis de la Municipalité qui depuis près d’un quart de siècle s’est indéfectiblement tenue à nos côtés, des représentants du Rectorat de Lille qui lui aussi ne nous a jamais fait défaut et la présence exceptionnelle cette année de Philippe Le Guillou, Inspecteur Général de lettres mais aussi écrivain venu pour parler de la vie littéraire et du roman, car il n’y a pas bien sûr que la poésie, au monde. Puis nous nous serions rendus jeudi à Calais pour animer en collaboration cette fois avec nos amis du Marché de la Poésie de Paris, Yves Boudier et Vincent Gimeno, notre traditionnelle journée de découvertes où sur la Scène nationale du Channel, notre lauréat 2020 ainsi que la poète et traductrice Séverine Daucourt-Fridriksson, auraient mêlé leur voix experte à celles de dizaines et de dizaines de jeunes gens venus à côté de leurs professeurs, célébrer eux aussi leur intérêt voire leur amour, pour la poésie.

Comme on sait l’épidémie que nous traversons nous a obligés, non sans tristesse, à renoncer à ces moments privilégiés. Que nous espérons bien voir revenir bientôt. Comme nous le répétons sans relâche, la poésie n’est pas ce petit supplément d’âme ou cette joliesse d’expression qui vous décore à l’occasion un petit pan de l’existence. C’est une relation fondamentale, originelle, qui depuis toujours, noue et renoue la vie à la parole et la parole à la vie. C’est pourquoi nous pensons qu’en ces moments où la vie sous la pression des urgences qui ne sont pas que sanitaires mais écologiques, économiques, sociales, politiques, va devoir se réinventer il est plus que jamais important de remonter aux sources du vivant informant, instruisant, la parole dans ce qu’elle a de plus sensible et de plus rayonnant.

Dans notre nouvelle sélection nous avons donc tenté de rassembler des ouvrages dans lesquels ce lien profond entre la parole et la vie, la vie bien sûr sous ses diverses formes, dans ses divers niveaux d’appréhension, nous a paru évident. Tout en restant autant que possible accessibles à ces jeunes dont on sait bien qu’ils sont désormais, dans nos sociétés marchandisées à l’extrême, nourris, si l’on peut dire, d’attentes et de représentations, le plus souvent grossières. Des ouvrages que nous avons aimés et qui auraient aussi très bien pu figurer dans notre sélection n’ont pas été retenus et nous le regrettons. Mais chacun sait bien que l’exercice est difficile et comprendra qu’il était aussi nécessaire pour nous de proposer une certaine variété de formes, d’écritures, de thèmes, pour rendre aussi un peu compte de l’extrême ouverture du paysage poétique contemporain. D’autres critères sont intervenus comme la disponibilité des auteurs par rapport aux propositions d’interventions qui j’espère continueront de nous être faites. Trop d’auteurs cette année se sont dit indisponibles. Raison pour laquelle nous avons proposé à Jérôme Leroy de revenir dans la sélection et d’être ici le huitième homme. Nous avions avec lui un programme de rencontres auquel il s’est sans problème plié mais que le Covid a brutalement interrompu un vendredi de mars alors que nous étions du côté de la Villa Yourcenar. Il était aussi parmi les deux ou trois auteurs dont les élèves semblaient le plus apprécier l’œuvre. Redonner à son livre une nouvelle chance ne nous a pas paru injuste.

Le Prix des Découvreurs 2020-2021 est donc aujourd’hui lancé. Puisse-t-il contribuer comme il le voudrait tant à redonner à la poésie autre chose qu’un éclat de surface. Une image débarrassée de tout caractère passéiste, élitaire et bourgeois. Lui apporter, comme elle en a tant besoin, de jeunes et nouveaux lecteurs qu’elle accompagnera dans leur parole. Tout au long de leur temps.

Télécharger la sélection.

dimanche 10 mai 2020

SUR LA RUELLE DE JOHANNES VERMEER. TRIPES, GLYCINE, VIEUX RÔLES ET RECHERCHE DU TEMPS PERDU.































Le tableau de Vermeer intitulé la Ruelle est peint autour de 1658. Ce n'est qu'en 2015 qu'un professeur d'histoire de l'art de l'Université d'Amsterdam réussit à identifier avec précision non seulement le nom de la dite ruelle mais aussi l'adresse des deux maisons séparées par des cours, l'une fermée, l'autre ouverte, qui s'y trouvent représentées. La clé du mystère se trouvait depuis sa création en 1667, dans le contenu d'un Registre des travaux de dragage des canaux de la ville de Delft, appelé aussi Registre des droits de quai, qui  précisait au centimètre près la largeur de toutes les maisons de la ville ! Merci donc à l'honorable  Professeur Frans Grijzenhout qui du même coup nous permet de savoir que la porte ouvrant sur la courée de droite était à l'époque appelée Porte des tripes (Penspoort en néerlandais) : la veuve vivant dans cette maison, qui n'était autre qu'une tante de Johannes, gagnant sa vie en cuisinant ces honnêtes et serviables boyaux. Allez. Un peu de pittoresque flamand ou bruegélien ne peut  ici - au 42 de la Vlamingstraat - faire de mal. Et qu'il me soit permis, au passage, de maudire mon inculture qui me fit sûrement passer bien des fois en ce lieu, sans jamais y remarquer, dans la cour que plus de 3 siècles n'auront pas suffi à dissimuler définitivement au regard, d'ombre de jeune fille penchée, sur le tonneau du temps. Encore moins le fantôme repenti de cette femme assise qu'on devine toujours un peu dans le tableau et que maître Johannes aura fait disparaître pour augmenter sa vue d'un lumineux effet de contraste et de profondeur.


Pourquoi, recueillant ainsi chaque jour de nouvelles preuves de mon ignorance, ne puis-je m'empêcher de penser alors devant la masse colorée de la liane qui recouvre tout le pan de mur à gauche de la composition et lui sert ainsi comme on dit de portant que ce ne peut être là un lierre comme le prétendent la plupart des descriptions que j'ai lues. Mon œil y percevant des nuances de mauve veut à tout prix en faire une glycine. Ce qui d'ailleurs combattrait avec bonheur les lourdes odeurs de panse qui devaient transpirer de la cuisine proche. Erreur. La glycine originaire du Céleste Empire, m'apprend mon cerveau numérique, n'aurait fait son apparition en Europe que beaucoup plus tard. Au début du XIXème siècle. Pourtant les Pays-Bas de l'époque de Vermeer, répond mon idée fixe, ne sont-ils pas déjà, par leur commerce, un peu aussi, la Chine ?

Bref. Pour revenir à notre bon professeur, on reste comme toujours, d'abord un peu sidéré par l'intelligence et l'application dont l'esprit humain est capable pour résoudre toutes sortes d'énigmes qui finalement restent d'un intérêt bien secondaire. En tout cas pour tout le reste, à quelques exceptions près, de notre grouillante humanité. Puis on admire. On sent que le monde, la moindre chose a de quoi incessamment relancer toujours notre curiosité. Nos infinis désirs de rapprochements. Notre besoin de sens. Et l'on se dit avec bonheur que sans doute il se trouvera toujours quelque part et parfois même en nous un professeur Grijzenhout pour mettre nos questionnements les plus rares, comme j'espère surtout nos plus nécessaires, sur la voie salutaire d'un début de réponse.

lundi 4 mai 2020

BONNES FEUILLES. POUR NE PAS CONFINER IDIOTS !

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Allez ! Parce qu’il n’y a pas que les petits vers et les petits shows personnels pour survivre au confinement. Ce serait bien si chacun pouvait aussi en profiter pour s’outiller intellectuellement davantage afin de préparer les jours d’après et comprendre mieux dans son détail les raisons qui nous amènent à craindre pour bien autre chose que la popularité de notre simple image ou notre futur trek dans la Cordillère des Andes. Dans un livre récent Jean-Baptiste Fressoz écrit que «l’histoire de l’Anthropocène n’est pas celle d’un modernisme frénétique transformant le monde en ignorant la nature, mais celle de la production scientifique et politique d’une inconscience modernisatrice.» Il explique reprenant les données d’ailleurs rassemblées dans un livre précédent, l’Apocalypse joyeuse, comment les philosophies et les sciences se sont au cours des deux ou trois derniers siècles ingéniées à nous construire intellectuellement un monde laissant progressivement le champ à une expansion de plus en plus folle de  cet homo oeconomicus déconnecté des réelles richesses dont nous savons maintenant l’énorme responsabilité qu’il a dans la destruction des conditions propres à assurer, sur la Terre, notre survie.

Le livre de Thierry Paquot consacré à l’urbanisation elle aussi désastreuse, et qui va s’intensifiant, de la totalité de notre planète, est de ces livres qui pour commencer alerteront ceux qui jusqu’ici n’avaient pas trop réfléchi au problème et donneront aux autres de quoi étayer davantage encore leurs critiques. J’espère surtout, la volonté de chacun de ne plus se laisser imposer des modèles de sociabilité aussi vides et mortifères.

jeudi 30 avril 2020

PUISSANCE DES FICTIONS APOCALYPTIQUES. FABULER LA FIN DU MONDE DE JEAN-PAUL ENGÉLIBERT.


C’est vrai. Je ne partage pas le mépris dans lequel nombre de mes amis poètes, tiennent aujourd’hui le roman et de manière générale, la fiction. Incapable que je suis d'épouser leur conception du primat de l’écriture qui les amène à faire comme si cette dernière ne concernait que le mot, le vers, la strophe ou bien la phrase et ne s’étendait pas aussi à de plus grands ensembles, de plus vastes relations, de structure, de situations, de symboles, bref à tout ce qui, rassemblé dans un livre, un film, une œuvre d’imagination, organise ou désorganise les représentations, les informe, travaille les sensibilités, pour créer ou recréer, en nous, de la jouissance, du sens et des désirs d’action.

Certes je sais le caractère profondément aliénant de la plupart des fictions dont on cherche à nous repaître. Et sais bien l’importance prise aujourd’hui par les professionnels du storytelling dont l’objectif n’est que de permettre aux puissants, à travers tous les canaux qu’ils contrôlent, de mieux manipuler les masses pour asseoir toujours davantage leur pouvoir économique ou politique. N’empêche que, par la fiction, peuvent toujours s’expérimenter toutes sortes de rapports inédits au monde comme à soi-même, se découvrir de vastes pans de réalité, s’ouvrir aussi de nouvelles temporalités par quoi viennent s’élargir les consciences, s’approfondir les inquiétudes et se voir intelligemment relancé l’incessant entretien auquel nous oblige la dure et muette présence, sans rivage, des choses.

Réfléchissant, en cette période de catastrophe, à divers livres qui m’avaient marqué, abordant  la question de l’effondrement, de l’apocalypse, de la disparition, plus ou moins attendue, programmée, de nos inconséquentes et monstrueuses sociétés, je me suis rappelé l’ouvrage de Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde, paru à  la Découverte en septembre 2019. S’appuyant sur un nombre restreint mais bien choisi d’œuvres telles que La Route de Mac-Carthy, l’Homme vertical de Davide Longo, la trilogie de Maddaddam de la canadienne Margaret Atwood, Cosmopolis de Don DeLillo, les pièces de guerre d’Edward Bond, des séries comme The Leftovers, des films tels The Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou  Melancholia de Lars von Trier ainsi que d’œuvres d’auteurs français : Robert Merle, Antoine Volodine, Cécile Minard, l’ouvrage met clairement en lumière que de telles fictions loin d’être une façon qu’aurait l’industrie culturelle de nous enfermer un peu plus dans l’univers démobilisateur voire infantilisant du spectacle, jouent au contraire un rôle d’éveil. Possèdent comme une fonction propédeutique, nous préparant psychologiquement à la perte tout en réaffirmant la nécessité de l’action et la création de nouvelles solidarités. Non plus essentiellement humaines. Mais avec l’ensemble du vivant. Quand ce n’est pas – voir Ghost in the Shell - avec les robots eux-mêmes.

Paul KLEE, L'Ange de l'avenir
Nourri des analyses de nombreux penseurs contemporains qui se sont attachés à alerter depuis longtemps sur les dérives suicidaires de notre civilisation planétaire ainsi que par la conception de l’Histoire de Walter Benjamin, particulièrement attaché à comprendre « la constellation des périls » qui menacent notre présent, à partir de leur « préhistoire », l’essai d’Engélibert a le mérite d’inscrire sa réflexion dans le cadre d’une vision historique et par conséquent politique de ce qu’on appelle l’anthropocène que contrairement à certains auteurs il se refuse à voir comme une fatalité, l’attribuant clairement, comme le faisaient déjà les toutes premières œuvres marquées par le développement de la puissance industrielle, aux défaites successives de la pensée face à la prise de contrôle de plus en plus hégémonique du monde par le grand capital.

Je ne sais plus trop où j’ai lu que les vrais écrivains étaient les remords de la conscience de l’humanité, la formule je crois étant du philosophe allemand Feuerbach. Cela se vérifie pleinement à travers les ouvrages évoqués par le livre d’Engélibert. Qui sans jamais chercher à répondre à notre besoin, d’ailleurs impossible à rassasier, comme disait Stig Dagerman, de consolation, sont animés de toute l’énergie du désespoir dont le poète Michel Deguy affirmait au cours des années 90 qu’elle était face aux catastrophes annoncées, le seul recours qui nous restait. Une fois rejetés les minables petits espoirs, les grossières illusions, les utopies adolescentes qui malheureusement rassemblent toujours autour d’eux cette majorité de têtes molles qui composent nos cercles soit-disant artistiques ou cultivés.

Et c’est là qu’encore une fois se vérifie ce merveilleux paradoxe qui veut que les œuvres les plus noires aient la plus grande utilité. Les récits d’apocalypse nous obligent en effet à nous réapproprier le temps, à sortir de notre engluement dans un présent devenu mortifère. Nous rendant, face à la catastrophe, un peu de cette énergie nécessaire aussi bien pour nous y préparer que pour, si c’est toujours possible, y résister. Toute peine disait la philosophe Simone Weil, est supportable dans la clarté. Et dans l’aveuglante clarté de notre fin dont chacune des fictions dont nous parle Engélibert nous aide à voir à quel point elle est déjà en œuvre au cœur même de notre présent, immanente à notre temps, l’espace qui se trouve ouvert devant nous a cela de positif qu’il nous rétablit en acteur. En Sujet. Dans la conscience élargie du sens que nous pouvons enfin donner à la façon que nous avons choisie de nous y confronter.

dimanche 26 avril 2020

HOMMAGE : PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT


Si Pierre Garnier nous a quittés, il y a maintenant plus de 6 ans, l'oeuvre qu'il laisse mérite toujours d'être interrogée, méditée. Comme celles de tous ces vrais poètes qui se sont employés non pas à se fabriquer une image, mais à resserrer  toujours davantage le lien qui  rattache la parole à la vie et la vie à la parole. C'est pourquoi nous reproduisons ici l'article que nous avons consacré à l'un de ses touts derniers livres sélectionné à l'époque pour le prix des Découvreurs.

Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions fabriquées en dehors de lui.

C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble viennent de sortir (louanges) un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en contact réciproque.

Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellent le signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde aussi en nous, que nous penchons vers les choses. Que nous appelons le monde. Quand ce dernier, de son côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.

Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde, si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas non plus tout simple. Et c'est pourquoi les touts derniers poèmes de Pierre Garnier qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci pour nous d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus grande liberté.

Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie de Pierre Garnier. A travers cette obsession dont témoignent ses poèmes spatiaux de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles, chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres. Question ici de regard. Rien, de fait, emprisonne. Et c'est la magie de la barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.

Ainsi, face aux verrous multiples qui nous ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit le voeu de Michaux qui enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage, dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."

On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés .


mardi 14 avril 2020

LES DÉCOUVREURS VOUS OFFRENT L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE MOI AUSSI, UNE ANTHOLOGIE DES POÈMES D’ARIANE DREYFUS COMPOSÉE PAR ELLE-MÊME.

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NOUVELLES DU PRIX DES DÉCOUVREURS.

Notre dernière sortie : avec les lycéens de Calais, découverte, rue Férou, à Paris, du Bateau ivre de Rimbaud.

Difficile, au moment où, du fait de la fermeture des établissements scolaires, nous voici contraints de renoncer à attribuer le Prix des Découvreurs 2020, de nous remettre à préparer l’édition à venir. Un quart de siècle déjà que nous nous sommes lancés, parmi les touts premiers, dans cette aventure de faire lire la poésie qui s’écrit de leur temps, aux jeunes des écoles, avec la perspective de leur faire découvrir la nécessité profonde, pour les humains que nous sommes, de relancer toujours, par toutes les ressources de notre savoir, de notre sensibilité et de notre imagination, la relation fondamentale que nous entretenons, par la parole, avec la vie.

La façon dont nous voyons aujourd’hui que notre action est un peu partout reprise nous inciterait presque à mettre désormais un terme à l'entreprise, n’était le désir de ne pas laisser ainsi le dernier mot aux puissances mortifères que nous avons toujours tenté, dans notre domaine propre, avec les moyens qui nous ont été donnés et les ressources personnelles que nous avons pu mobiliser, de repousser. Notre objectif, ne nous le cachons pas est profondément politique et non pas culturel. Ne visant à rien moins qu’à faire habiter le plus tôt et le plus largement possible, par chacun, notre maison commune de parole. Mais de parole vraie. Ouverte. Et si possible réflexive.

Nous donnons donc rendez-vous dans les semaines qui vont suivre à nos amis enseignants dont nous avons la certitude qu’ils auront, plus encore qu’hier, à s’interroger sur les contenus, le sens et les modalités de ce qu’il leur appartient de transmettre aux jeunes qu’ils ont pour mission de construire et d’éveiller. Il y aura de plus en plus pour eux à inventer. Á trouver. Dans de nombreux domaines, bien entendu. Mais surtout, croyons-nous, dans celui essentiel, de la parole. Dont nous savons à quel point elle oriente toujours l’action, bonne ou mauvaise, des hommes.

Nous espérons qu’ils trouveront alors, dans nos propositions comme dans la riche documentation que nous continuerons à leur fournir, dans notre blog, toujours plus de richesse et de bonne énergie à puiser.

lundi 13 avril 2020

ENJEUX DE LA POÉSIE. UN RETOUR SUR JE SUIS DEBOUT DE LUCIEN SUEL.


Désireux d'évoquer aujourd'hui ''Je suis debout'', un livre de Lucien Suel paru à la Table ronde, je ne me hasarderai pas à tenter de définir la personnalité de cet auteur qui étonne ici par la grande diversité à la fois de ses thèmes et des formes d'écriture qu'il fait momentanément siennes. Sommes-nous ce que nous écrivons? Sommes-nous ce que nous retenons, filtrons dans nos écrits, du monde ? Pas sûr qu'une telle question trouve un jour de réponse certaine.
En fait, nous ne lisons pas vraiment pour, comme on dit, découvrir un auteur. Mais pour, à travers lui, nous découvrir nous-mêmes. Voire, nous inventer de nouvelles dispositions d'être. Nous imaginer d'autres occasions d'être au monde. D'autres possibles aussi de la parole. Comme l'écrit Marielle Macé, dans son livre majeur, Façons de lire, manières d'être, "les formes que les livres recèlent ne sont pas inertes, ce ne sont pas des tableaux placés sous les yeux des lecteurs mais des possibilités d'existence orientées. L'activité de la lecture nous fait éprouver à l'intérieur de nous ces formes comme des forces, comme des directions possibles de notre vie mentale, morale ou pratique, qu'elle nous invite à nous réapproprier, à imiter, ou à défaire."

Bien qu'appartenant à la même région, à la même génération que lui, je suis loin a priori de partager l'univers de référence de Lucien Suel que je connais pourtant depuis longtemps et ai découvert au début des années 90 dans la petite galerie de notre aujourd'hui défunt ami lillois Alain Buyse. Je n'ai guère de passion pour la génération beat, le rock, l'underground de façon générale, l'art du détournement, les jeux littéraires façon Papous dans la tête … tout au plus - mais c'est loin d'être peu de choses - partagé-je avec lui un goût prononcé des jardins, du vélo, une certaine nostalgie des décors populaires de nos années d'enfance, une infinie prévention contre la société de décervelage mise en place par nos institutions libérales: le règne du tout argent, de l'objet-roi et de la fabrication de masse des désirs prétendument singuliers. Et surtout la même exigence face à tout cela de demeurer et de m'éprouver vivant.

Ce qui me retient du coup dans le livre de Lucien Suel ne sont donc pas nécessairement les divers hommages qu'il peut adresser à des auteurs tels Bukowski qui me laisseraient plutôt froids ou dont je ne sais finalement pas grand-chose, ou de réaliser que tel texte est formé d'une longue suite d'alineas comptant chacun le même nombre de mots à savoir 23 (!) mais bien cette façon qu'il a, libre, inventive et toujours généreuse, d'articuler les divers pans de son imaginaire, de faire territoire de chacun des nombreux espaces qu'il a pu traverser, ce que ce livre par lui-même, fait de l'assemblage de textes plus ou moins commandés, révèle plus que d'autres par son caractère composite.
Il y a du polygraphe chez Lucien Suel que son statut de poète reconnu et fréquemment sollicité conduit à devoir écrire assez régulièrement à la demande. Mais si la réussite des textes ainsi produits est par nature inégale, je ne peux m'empêcher d'y reconnaître un même fond de jouissance conjuratoire à travailler cette large et épaisse matière de mots pour en faire lever comme d'une pâte le sentiment que nous sommes au monde. Que ce monde vraiment existe. Qu'il est fait de réalités concrètes - ô combien - dont bien entendu nous ne voyons pas tout. Et qu'il nous appartient par la grâce de notre parole et de notre imaginaire propres de lui donner les formes dont nous avons besoin. Pour le porter en nous. Le vivre poétiquement. L'accompagner en homme. C'est-à-dire: debout.
Et si comme l'écrit Yves Citton dans Gestes d'humanités," c'est à travers nos gestes que nous appréhendons le monde, parce que l'empathie nous conduit à décalquer nos gestes sur ceux d'autrui", les gestes de parole que multiplie Lucien Suel sont de nature à nous permettre un déconditionnement de tous ceux que quotidiennement nous empruntons aux machines qui nous gouvernent, nous incitant alors à cette permanente et nécessaire réinvention stylistique de notre mode particulier d'être par laquelle, nous, poètes, nous efforçons d'empêcher que le monde s'avilisse chaque jour davantage. En tentant d'activer des formes et des forces qui le rendent - il faut bien - plus humain. Avec le rêve aussi, comme l'écrivait Mallarmé dans ses Divagations, de nous percevoir simples infiniment et pourquoi pas, juste un peu vrais, vivaces, parmi les autres. Sur la terre.

Article publié, en 2014, sur l'ancien blog des Découvreurs.

ENCORE L'OUVRAGE DE JEAN-CLAUDE MATHIEU SUR BAUDELAIRE.

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vendredi 3 avril 2020

DIT LA FEMME DIT L’ENFANT. CHRISTIANE VESCHAMBRE À LA RENCONTRE DE SON MOI PERDU.

Rudolf WACKER, Deux visages

Rares finalement sont les livres qui bouleversent. Non de cette facile émotion qui nous traverse au spectacle ou à l’évocation de ces situations où la vie dont nous nous croyons proches se voit ravager, violenter, mutiler, contrarier, par l’ordre naturel ou politique des choses. Mais de ce saisissement intime, de cette consolante tristesse, que produit la lecture d’un texte dont le filet lancé de phrases parvient à ramener à la conscience quelque chose en nous de l’épaisseur frémissante et incommunicable de la vie.

Ceux de Christiane Veschambre sont de ceux-là. Dans ce tout dernier ouvrage que publient les belles éditions isabelle sauvage, deux paroles s’échangent de part et d’autre d’une frontière en principe impossible à traverser, qui est de temps. Qui est aussi celle qui sépare les vivants et les morts. L’enfant qu’elle a été se tient devant une femme parvenue au crépuscule de sa vie au seuil de la maison qu’elle habite, trouant par sa présence fantasmée l’univers d’habitude et la consistance plus ou moins assurée de sa vie.

S’ensuit un étrange dialogue opposant moins des écritures que des consciences. L’enfant bien sûr restant ignorant de ce qu’est devenue la femme qu’elle sera ; la femme n’ayant accès à la conscience de l’enfant qu’elle fut que par le prisme retravaillé de la mémoire. Visuellement la scène s’ouvre sur un intérieur moitié bureau, moitié salon, aux fenêtres donnant sur une large campagne, dont les tapis pour l’enfant figurent comme une mer qu’il lui faudrait franchir pour avancer dans la pièce. Et dont chacun des meubles lui fait comprendre à elle, restée l’enfant d’un couple de femme de ménage et d’ouvrier d’usine, habitant l’espace étroit des pauvres, qu’elle se retrouve ici face à un autre monde.  

Si bien entendu, dans sa recherche du moi perdu, le dispositif imaginé par Christiane Veschambre lui offre toute latitude pour revenir, comme elle a l’habitude de le faire, sur ses origines familiales, de raviver bien des atmosphères, comme bien des détails précis de son existence passée, comme de faire le point aussi sur ce qu’elle est devenue, notamment par ce que lui auront apporté sa curiosité artistique, sa pratique personnelle de l’écriture, sans oublier la présence à ses côtés d’un compagnon aimé, les choses comme toujours chez Christiane Veschambre vont plus loin. Plus loin que les pittoresques évocations sur lesquelles elle s’appuie, plus loin que les considérations sociales même majeures qui ne sont jamais absentes de ses réflexions, plus loin au fond que le simple contenu de matière signifiante, que chacun trouvera à l’envie, dans ses livres.

Enfant docile et verbalement appliquée à collaborer avec le monde dans sa prétention générale à « habiller la vérité », « la blanchir », l’enfant porteur de monde qui se tient sur le seuil de la porte, « se tient dans le réel ». Mais c’est un réel sans mot. Alors que pour « la dame » devant elle, « il n’y a que les mots », son réel quant à lui  reculant au plus loin, « comme un animal s’engouffrant au profond du terrier ». De cette étrangeté réciproque, cette irréductibilité première, Christiane Veschambre ne sort qu’en substituant à « la langue berceuse », infantile et impuissante de l’enfant une langue d’enfance retravaillée par sa propre langue inquiète d’écrivain, aspirant à ce qu’elle a pu nommer dans l’un de ses précédents livres, essentiel,  la « basse langue » . Celle qui, au-delà de tout procédé, de toute rhétorique, creuse au fond même de l’incommunicable. Et finira par les unir, et la femme et l’enfant, à l’intérieur des mêmes phrases. Dans leur intime éloignement.

Alors pour reprendre l’intitulé d’un de ses précédents livres de poèmes, quelque chose approche, qui relève cette fois de la commune, vacillante et terriblement émouvante présence d’un temps qui ne tiendrait plus seulement à celui des montres et des horloges. Mais à cette disposition subjective qui fait ici le noyau secret d’une écriture qui rassemble. Et comme dans la chaleur fragile peut-être et hasardeuse d’un vieux poêle au matin, ramène autour d’elle son petit peuple de fantômes, d’êtres chers, d’aspirations, de curiosités et d’appétits illimités de vivre. Reprenant corps ou plutôt mouvement, battements silencieux de signes, sur les parois de ce livre-grotte, dont son auteur aura fini par faire le seul, unique, monde. Qui leur soit quelque peu commun.