jeudi 5 octobre 2023

VOYAGER AVEC AUSTRALIE DU POÈTE ALLEMAND JAN WAGNER CHEZ ILLADOR.

Anti-lyrique au sens où son auteur se refuse à l’expression directe des sentiments comme des émotions, australie, le recueil de Jan Wagner[1], que publient en édition bilingue les éditions Illador[2] n’en demeure pas moins un recueil profondément personnel dont chaque poème constitue une provocation à la découverte. Non celle qui enferme son objet dans la définition mais en accroit les dimensions par l’image, les rapprochements, le caractère insolite des perspectives.

Qu’il évoque des oliviers centenaires, ce qu’on appellerait aujourd’hui la « résilience » du lichen, la cueillette des quetsches, l’effrayante apparence du pitbull, un amoncellement de coquilles d’huitres, un boqueteau en feu, Strinberg titubant à l’intérieur d’un café, une toile de Lavinia Fontana représentant Antonietta, fille de « l’homme sauvage du Ténériffe », sans doute atteinte d’une hypertrichose qui lui donne l’apparence d’un animal couvert de poils, le poème, ici, tel le caméléon évoqué en ouverture du livre - « un astronome avec un œil au ciel et l’autre au sol » - fait sa proie de tout ce qui peut passer à portée de regard sans rien laisser voir de sa forteresse intérieure mais en lui restituant par la pensée toute son épaisseur de monde. L’huître, par exemple, « auster » en allemand, rappelant Austerlitz et la figure du général Junot qui avant la bataille se faisait servir par son valet de camp[3] deux ou trois bonnes centaines de ces charnus et fondants mollusques… L’arbre à quetsches se faisant dès la métaphore des deux premiers vers, presque Yggdrasil, arbre monde[4]

Nous faisant remonter du Sud à l’ouest puis de l’Est au Nord pour finir par l’Australie, cette dernière étant présentée comme un « point imaginaire, inatteignable et qui doit le rester », le recueil accomplit donc l’exploit de ne quasiment jamais mettre directement en scène son auteur, pour ne s’attacher qu’à s’approcher d’un ensemble « d’endroits, d’états, d’êtres, de choses sans pourtant nous donner l’impression d’être tenues à distance par la mise en œuvre d’un regard « objectif ». C’est que traversés de ces multiples présences qu’il rencontre, « à Chypre, en Grèce, sur les rives du lac de Côme et à Grenade, dans la forêt amazonienne, dans l’Ohio et le Michigan, en Finlande, en Pologne, […] dans le désert près de Smara, au milieu de l’Atlantique près d’une méduse... » les textes de Jan Wagner sont avant tout ceux d’un homme pour qui l’apparent vagabondage qui est le sien à l’intérieur de notre vaste monde est l’occasion d’élargir toujours davantage son paysage mental. Une preuve comme nous le montrait aussi Calvino avec ses Liguries, qu’on n’en finit jamais, avec la connaissance. Que tout peut encore être dit. Que les choses ont toujours besoin de nos paroles pour retentir ou résonner en nous.



[1] Traduit ici en français par Roland Crastes de Paulet et Axel Wiegandt, ce recueil est paru en Allemagne en 2010.

[2] Maison d’édition parisienne, fondée en 2009 et dont la ligne éditoriale se veut « résolument cosmopolite et européenne »

[3] C’est à travers ce personnage qui parle ici à la première personne que le poème de J. Wagner évoque l’huître. Occasion pour moi de partager cette réflexion de l’auteur sur ce qu’il appelle le « poème à rôle » : « je tiens le petit mot « je » pour très changeant, j'aime le « poème à rôle » (Rollengedicht), et c’est précisément le fait que, dans un poème, on puisse affirmer de manière crédible « je suis un caillou » qui rend l’art poétique si instructif et plaisant. C’est un jeu de masques, dans lequel la question serait de savoir si ce n’est pas d’abord grâce au masque que l’on donne plus à voir que ce que l’on pense. »


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