vendredi 13 octobre 2023

DES SAUVAGES ET DES POILS. AUTOUR D’UN TABLEAU DE LAVINIA FONTANA.

Avril 1594. C’est une belle après-midi de printemps, à Bologne. Dans l’une des pièces de la vaste demeure que le savant docteur Aldrovandi a transformé en l’un des plus illustres cabinets de curiosités d’Europe, se tient une petite fille qui ne semble pas être âgée de plus de six ou 7 ans. Elle est venue en habits de cour. Elle qui  pourtant est la fille de ce qu’on appelait à l’époque, un sauvage, un guanche, un indigène des Canaries[1], dont une expédition l’a autrefois tiré quand il n’était encore qu’adolescent, porte en effet dentelles et broderies. Mais là n’est pas sa seule singularité. Antonietta Gonzalez, c’est le nom qu’on a donné à cette souriante poupée,  présente un visage hirsute, presque entièrement couvert de poils qui la fait ressembler à l’un de ces petits singes qui une bonne centaine d’années plus tard viendront à Chantilly, spirituellement orner le boudoir du rez-de-chaussée des appartements du Prince de Condé[2]. Un monstre ? Sans doute pas tout à fait aux yeux de ceux qui la possèdent et se la remettent en cadeau comme si elle n’était qu’un objet. Une de ces raretés plutôt, de ces amusoires, qu’il est de bon ton d’exhiber à ses côtés pour mieux se distinguer.[3]

Honoré comme un « second Pline », le bolonais Ulysse Aldrovandi, est l’auteur d’une Histoire Naturelle comportant treize volumes, qui fut longtemps considérée comme la description la plus complète des trois règnes de la nature, l’animal, le végétal et le minéral. La ville de Bologne à qui il en a fait le don expose toujours aujourd’hui ses extraordinaires collections qui comptent près de 20000 objets de toutes natures pour la plupart insolites.  Et insolite Antonietta l’est. C’est sans doute aussi pour cela qu’Aldrovandi a choisi aujourd’hui pour la peindre cette autre vivante curiosité qu’est Lavinia Fontana que l’histoire retiendra pour être l’une des toutes premières femmes à s’imposer à l’égal des hommes dans le milieu qui leur était pourtant jusque là fermé de la grande peinture[4] 

 C’est au Château royal de Blois, sur l’un des murs de la chambre de la Reine, Catherine de Médicis, que nous pouvons aujourd’hui admirer le portrait que Lavinia Fontana a réalisé d’Antonietta. Regardant droit dans les yeux le spectateur, son modèle ne cache rien de cette anormalité qui la rend si remarquable et justifie sa présence chez le futur auteur de  la Monstrorum Historia[5]. Envahissant le front, les joues, le menton, mais brossés de façon régulière, la couleur fauve d’un pelage entoure une paire d’yeux confiante, une petite bouche bien dessinée. Aucun embarras, aucune gêne ne semble affecter l’étrange figure qui pose devant nous affichant entre ses mains une lettre où se lit son histoire : « Des isles Canaries fut apporté au sérénissime roy de France Henry, Don Pietro, un sauvage ; il se trouve maintenant auprès du sérénissime duc de Parme à qui, moy, Antonietta, j’ai appartenu, et je suis aujourd’hui auprès de dame Isabella Pallavicina, marquise de Soragna. »

Il existe au Musée de Capodimonte, à Naples, un tableau attribué à l’aîné des Carrache qui représente l’un des frères d’Antonietta, victime lui-aussi de la même affection, qu’on appelle de nos jours hypertrichose, maladie des plus rares à caractère génétique. Montré en compagnie d’un fou, d’un nain et de divers animaux au sein d’un parc, faisant vraisemblablement partie des propriétés romaines du Cardinal Farnèse, ce frère placé au centre de la composition signale que parmi les curiosités rassemblées par le prince, l’homme velu constitue bien une pièce de choix. Un avis conservé à la Bibliothèque des Archives de Rome raconte d’ailleurs qu’une des premières choses que s’empressa de faire le Cardinal quand il reçut de Parme son singulier présent fut de l’emmener en carrosse, et très bien habillé, pour une promenade à travers la cité.

 


Cette fascination des puissants pour ces étrangetés, on disait aussi merveilles (mirabilia) de la nature ne les conduisait bien sûr pas à leur conférer le même degré d’humanité qu’ils s’accordaient à eux-mêmes. Une note de l’inventaire établi après la mort du Cardinal Farnèse le signale indirectement assez bien. Décrivant le tableau de Carrache, le naturaliste et préfet des jardins, Tobia Aldini, chargé du dit inventaire, écrit ainsi qu’y figurent : « Arrigo le velu, Pietro le fou, Amon le nain et autres bêtes ».  Mais on préfèrera sans doute cette indiscrète curiosité pour tout ce qui échappe à la norme, des hommes de la Renaissance, aux grossières réactions des publics de foire entraînés vers les freaks. On pourra se rappeler aussi tel ou tel propos de Montaigne attestant de la supériorité du sauvage comme de l’animal sur l’homme etc…[6] Je me contenterai pour ma part d’attirer l’attention sur la chaleureuse ouverture, la profonde humanité, du regard donné à Antonietta par son portraitiste qui n’a pas fait que la peindre, malgré le cartel qu’elle exhibe, comme un papillon épinglé. Et j’insisterai pour finir sur la remarquable harmonie qu’a donné le Carrache à la scène qu’il a composée. Une scène dans laquelle hommes et animaux s’écoutent, se comprennent, s’entendent. Partagent. Chose si rare aujourd’hui chez les humains prétendus normaux.



[1] On se rappellera que les Canaries d’où est parti Christophe Colomb avant de découvrir l’Amérique, constitue justement cette terre limite aux frontières de notre continent, la dernière, qui la sépare des territoires peuplés de « sauvages » qui donneront lieu comme on sait à toutes sortes descriptions plus ou moins fantaisistes. Placée par sa pilosité entre l’homme et l’animal Antonietta s’y voit ainsi une seconde fois replacée par ses origines. 

[2] La petite et la grande Singerie, les deux pièces du Château de Chantilly, entièrement ornées de scènes dans lesquelles les animaux remplacent les hommes dans leurs occupations ordinaires, sont dues au talent du peintre Christophe Huet. Entre 1730 et 1740.

[3] Il existe bien sûr toute une histoire des poils qui a beaucoup de choses à nous apprendre. J’aurais bien aimé pouvoir inclure dans cet article quelques considérations sur cette mère de famille de Boulogne-sur-Mer qui tenait un restaurant, la Barbue, dont le nom ne devait rien au poisson qui porte ce nom mais bien à son extrême pilosité. Qui n’a pas la même origine, beaucoup plus rare, que celle de notre famille des Canaries. On trouve sur le net, malheureusement en accès payant des choses intéressantes à ce sujet sur des sites de médecine.

J’aurais aimé aussi évoquer ce redoutable tableau de Ribera, la  Mujer Barbuda qui montre au premier plan une grande figure barbue de femme allaitant un enfant. Et pourquoi pas, me permettre une dernière allusion à Frida Kalho dont on connaît l’importante pilosité faciale qu’elle n’a pas craint de représenter, en faisant même un motif supplémentaire d’affirmation de sa propre singularité.

[4] Au couronnement de sa carrière, Lavinia Fontana sera en effet la première femme à faire partie de l’Académie de Saint-Luc à Rome où elle est venue pour devenir l’une des peintres officielles de la cour du Pape Grégoire XIII dont elle réalisera d’ailleurs un très beau portrait. On raconte que son mari, peintre lui aussi, lui servit d’abord d’assistant avant de se consacrer entièrement au commerce de ses œuvres. Son travail s’il n’a pas la force expressive d’Artemisia Gentileschi que beaucoup aujourd’hui connaissent en particulier à travers ses Judith dont l’une des plus belles est actuellement visible au Louvre grâce au partenariat établi avec le musée napolitain de Capodimonte, mérite d’être découvert. Dans la perspective qui est la nôtre on s’émerveillera de voir que c’est à cette femme qui par son talent et sûrement sa volonté, aura franchi les bornes assignées à sa condition qu’a été confié le soin de représenter cet être supposé hybride, qu’est la jeune Antonietta.

[5] Ouvrage posthume d’Aldrovandi pour lequel il exécuta lui-même quantité de dessins dont 3 représentant des membres de la famille d’Antonietta qu’il fait d’ailleurs figurer en tête de l’ouvrage . On peut feuilleter l’ouvrage sur le site de la BNF qui propose en outre d’en visionner simplement les images : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b23006724/f16.planchecontact.r=Monstrorum+Historia.langFR

[6] Peut-être aussi faudrait-il ici s’en référer au Foucault Des mots et des choses qui parle à propos de la vision du monde des hommes de la renaissance et en particulier du travail d’Aldrovandi comme relevant d’une épistémé radicalement différente de la nôtre. Là où nous voyons cloisonnements, barrières, séparations, la pensée des hommes de la Renaissance voyait passages, ressemblances, sympathie… Ainsi les frontières n’étaient-elles pas aussi radicales que nous nous mettrons à le supposer par la suite, entre l’homme et l’animal. Entre la Belle et la Bête.


 

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