mardi 11 avril 2023

AIMER PLUS LOIN AVEC LA SAISON DES MOUSSES DE FABIENNE RAPHOZ CHEZ CORTI.

« Savoir n’affaiblit pas le plaisir, savoir aurait plutôt tendance à l’intensifier, à susciter l’imaginaire ».

« Je ne vois pas que nommer soit en contradiction avec apprécier, c’est une autre forme de philia ; savoir que cette bergeronnette porte sur sa livrée, dans sa syrinx, ce qui la caractérise, ce qui la différencie des autres sous-espèces, me permet de suivre son parcours, quand elle aura disparu, permet à l’œil de l’esprit de poursuivre le voyage que le corps, qui a vu et senti, ne peut accomplir. [1]»

Le lecteur qui viendra à l’instant de se reporter à ma note explicative comprendra aisément comment la précision du vocabulaire, la solidité de certaines connaissances, loin d’encombrer ou de ralentir notre esprit, de faire écran au regard que nous portons sur les choses, leur confère a contrario, une finesse accrue, de plus ample portée. Non. Si les mots, c’est vrai, quand ils ne sont que les grossiers véhicules d’une langue inhabitée, d’un esprit conditionné, réduit à ses généralités apprises, nous masquent la singularité comme les consistances toujours en devenir des choses, comme il serait absurde au moment de les employer, de rejeter tout savoir, pour s’imaginer retrouver avec le monde l’édénique relation qui nous ferait pierre avec les pierres, rivière avec les rivières ou loup avec les loups.

Êtres devenus de culture, notre expérience du réel ne peut que se conjuguer aux représentations plus ou moins justes et élaborées que nous nous en faisons. Nous en empêchant certes une approche immédiate mais nous en proposant heureusement une vision élargie. C’est ainsi que les multiples savoirs et connaissances que lui procurent aussi bien les sciences que les littératures, s’accordent pour Fabienne Raphoz aux données aiguisées de ses sens pour enrichir la quête qu’elle mène depuis longtemps du vivant occupant avec nous ces lieux communs, comme elle l’écrit, du monde, ceux qu’avec plantes et animaux nous devrions mieux partager au lieu de nous les approprier si ce n’est les détruire[2].

Conçue comme une suite de plus ou moins courtes chroniques, le dernier livre de Fabienne Raphoz est par son titre placé sous le patronage des mousses. Qui jamais nous rappelle-t’elle ne se montrent aussi lumineuses qu’en hiver. En fait « la saison des mousses écrit-elle est de toutes les saisons »[3]. Et ce sont bien toutes les saisons que son livre nous fait parcourir à travers une somme d’observations tournant autour d’un vrombissement d’Éristales entrant dans la maison, du cri d’un Rouge-Gorge déchirant en hiver le silence des bois, des haies d’un chemin du Lot broyées à l’épareuse, du jaune étincelant des fleurs naissantes d’un Cornouiller, de la découverte inattendue dans « un coin retiré du sud-est de la Crète » d’un Guêpier de Perse, voire du « cliquetis métallique » de deux Empereurs, des libellules, qui se heurtent en vol…

Cette attention particulière au monde dont on sent bien dans le livre qu’elle procède d’une liberté plus que d’une routine appliquée à son objet, toujours prête par conséquent à se laisser surprendre, est pour celui ou celle qui s’y prête un moyen privilégié d’échapper aux pensées parasites, aux frayeurs, à l’angoisse du quotidien qui enferment en soi. Survient dans ces moments où l’âme est embourbée « un bête tic-tic-tic [et voici que soudain] vous êtes reliée, tout prend couleur, son, odeur, et le surgissement qui vous vient en tête, comme le surgissement d’une phrase musicale vient enfin écraser celle qui vous obsède, devient léger, nommer encore et encore des yeux et des oreilles, c’est tout simplement faire partie, accompagner le présent, le creuser, avec votre outil. »

Le singulier du mot « outil » ne doit pas égarer. L’approche à laquelle se livre Fabienne Raphoz emprunte en réalité de multiples chemins. Il faut en revenir ici aux mousses dont la science nous aura révélé qu’elles sont des êtres symbiotiques, mi algues, mi champignons, « chacun des deux (ou trois) organismes qui les composent apportant à l’autre ce qu’il n’a pas dans une relation de coexistence étroite »[4]. En fait le texte de Fabienne Raphoz est tout entier une suite réussie de symbioses entre les observations de ses sens et les données multiples de sa culture. Une sorte d’heureux brassage de toutes les disciplines intégrant tout particulièrement les littératures, principalement la poésie, dans la ligne un peu de cette approche transversale revendiquée en son temps par le Roger Caillois d’Obliques ou de l’Écriture des pierres. Il suffira de feuilleter l’appareil conséquent de notes qui font d’ailleurs à mon sens  entièrement partie de l’œuvre et qui s’ouvrent sur une citation de Hugo relayée par une double référence à Michel Butor et à Christian Dotremont pour se terminer par la mention de la liste des auteurs d’un article d’août 2016 publié par une revue scientifique pluridisciplinaire américaine, pour s’en rendre parfaitement compte.

Et c’est là que survient pour moi tout le plaisir du texte. Dans ce cheminement buissonnier qui d’un petit bois du Quercy m’emmène jusqu’à cette pelouse d’Amherst en Nouvelle Angleterre où Emily Dickinson écoute à son tour les « Arguments de Perle »  que déverse sur sa Tête la Robin allégorique qui chante dans son Cerveau. Qui, encore, des toiles accrochées à des tiges de Bromes, m’entraîne à travers l’attention portée à l’évolution de la nomenclature dont elle fait l’objet, à découvrir la Pisaure et à comprendre comment pour finir et malgré l’ensemble des préventions qui touchent les formes du vivant dont on se sent le plus éloigné, on peut finir par, sinon aimer, du moins, entrer en sympathie avec les araignées.

On sait Fabienne Raphoz portée par l’amour des oiseaux. Mais ce que ce livre veut aujourd’hui nous faire entendre c’est que cet amour lui aura appris comme elle dit « à aimer plus loin ». Aimer tout le vivant. Dans une relation qui pour elle n’aura de fin que celle de sa propre existence. L’existence d’un témoin qui comme on l’aura compris ne se contente pas de regarder mais aura bien saisi que le monde ne s’ouvre vraiment à nos yeux qu’à travers l’heureuse et complexe symbiose que nous sommes capables de réaliser, librement, avec l’ensemble des données que nous propose toujours et de partout la connaissance [5].



[1] Il me faut ici citer la suite de ce beau texte qui fera sentir au lecteur ce qu’apporte au regard la connaissance : « Il importe de savoir que cette bergeronnette-là, est une bergeronnette nordique ; soit, et ce n’est pas pour faire la savante une Motacilla alba thunberghi, et non l’espèce nominale Motacilla alba alba familière en France, car ayant l’assurance, après quelques recherches, qu’il s’agissait bien d’elle, voilà que le lendemain, toute une petite bande de « thunberghi », une bonne vingtaine vient me rayer le regard, médusé d’entrer dans ce monde de pléthore, parmi les innombrables Hirondelles rustiques, et, oh !, non loin, une véritable portée musicale de guêpiers au repos sur les fils, Guêpiers de Perse et Guêpiers d’Europe, agglutinés en double, triple, ou quadruples croches, tout un monde qu’on dirait d’avant nous, parce que halte bienvenue sur une route migratoire, ce regard caresse avec d’autant plus d’affection le vol jaune profond de ces passereaux, qu’il peut les suivre en esprit, sur leur voie des airs sans frontières, jusqu’en Scandinavie, quand ils auront disparu du pré-salé d’Alatsolimmi. »

[2] De tous ces lieux communs la haie est un exemple bien caractéristique. Les pages 72 et 73 du livre de F. Raphoz en déplorent le massacre, pas loin de son village, à l’épareuse.

[3] À propos de ces mousses je me permets de signaler le fort beau livre de Véronique Brindeau, Éloge des mousses, que je m’étonne d’ailleurs de ne pas voir cité parmi les multiples références que donne le livre de F. Raphoz. On trouvera ma présentation de cet ouvrage ici.

[4] Dans son livre récent sur les Lichens (éditions Le Pommier) Vincent Zonca précise à ce propos que «  le champignon (mycobionte) apporte le support (la fixation et la croissance), l’eau et les minéraux à l’algue ; l’algue (photobionte) apporte une partie des sucres au champignon grâce à la photosynthèse. » pages 29 et 30. Sur l’importance dans la nature de ces symbioses on lira tout particulièrement le livre stimulant de Marc-André Selosse, Jamais seuls, paru chez Actes Sud.

[5] Le hasard aura voulu que durant l’écriture de cette note de lecture j’ai visionné sur Arte un film consacré à l’évocation d’une toile de Vermeer exposée à la Frick Collection de New-York. Circularité des curiosités qui se nourrissent à l’infini les unes des autres ! Outre le fait que cet important Musée soit justement installé face à Central Park où j’ai vu pour la première fois il y a bien longtemps ces écureuils qu’évoque Fabienne Raphoz quelque part dans son livre, j’ai pu réaliser que lorsque j’ai découvert cet homme au large chapeau noir qui figure au premier plan de la toile de Vermeer, le regard que j’aurai porté sur cette œuvre devait être d’une grande banalité. Réduit en tout cas à la quasi pure émotion esthétique dont sans doute j’étais simplement capable à cette époque. Certes je n’ignore pas qu’il y a beaucoup à perdre à réduire une œuvre d’art à son contexte socio-économique comme le fait en grande partie le film d’Arte que j’évoque. Quel intérêt toutefois pour moi quand même, qui connaît maintenant bien Amsterdam, l’histoire des Pays-Bas et suis bien au courant des questions soulevées par le libéralisme que de découvrir à partir d’un détail emprunté à un tableau, cette guerre du castor qui au cours du XVIIème aura précipité la quasi disparition de cette espèce dans le monde occidental. Oui les larges chapeaux comme celui dont est couvert l’officier qui de dos s’entretient avec une souriante jeune femme devant une carte des Pays-Bas sûrement due à Balthazar Floris, étaient fabriqués en poils de castor ramenés à grands frais du pourtour de l’île de Manhattan puis du territoire des indiens Wendats au Canada par la toute puissante Compagnie des Indes orientales. Comment tout ce commerce précipita non seulement la disparition du castor mais celle aussi de ces Wendats, appelés grossièrement Hurons par leurs colonisateurs, voila qui renvoie encore à ce que ne cesse de dénoncer Fabienne Raphoz dans ses livres, notamment on s’en rappelle ses Jeux d’oiseaux dans un ciel vide dont j’ai également rendu compte ici.


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