dimanche 2 avril 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. LES LARMES DE CHALAMOV DE GISÈLE BIENNE AUX ÉDITIONS ACTES SUD.

“Ils ne sont pas bien sorciers / Ces outils de notre métier : / Un cent de papiers à dix sous, / Et un crayon qui se hâte – / C’est tout ce qu’il nous faut / Pour construire un château / De style très aérien / Au-dessus du destin. / Tout ce qu’il a fallu à Dante / Pour dresser les hautes portes / Donnant sur l’entonnoir / De l’enfer creusé dans la glace.” [1]

Composés entre 1954 et 1973, à son retour des camps par Varlam Chalamov, Les Récits de la Kolyma, effectivement écrits sur de pauvres papiers, à l’aide d’un crayon de graphite, constituent l’un des témoignages littéraires parmi les plus remarquables, sur l’univers concentrationnaire organisé sous la direction de Staline par l’état soviétique. Plus que le fameux Archipel du Goulag du Prix Nobel de littérature Alexandre Soljenitsyne, ce gros ouvrage de plus de 1400 pages, rassemblant à la façon d’une mosaïque près de 150 courts récits de forme autobiographique, interpelle ses lecteurs en les plaçant, à travers une forme qui n’a aucun précédent, face à l’atrocité de l’entreprise de déshumanisation qui fut effectivement conduite à l’extrême est du territoire russe dans cette région aussi appelée « pays de la mort blanche ».

C’est à la belle et douloureuse figure de ce miraculé des camps que fut Varlam Chalamov que s’intéresse Gisèle Bienne dans son dernier livre qui succède à La Malchimie, récit par lequel elle dénonçait à partir de la mort de son propre frère, ouvrier agricole, le système agro-industriel empoisonnant cyniquement à coups de pesticides les sols et les organismes.

Comme à son habitude c’est à partir d’une riche et vaste documentation mais qui jamais ne pèse que le travail de Gisèle Bienne nous permet d’approcher autant bien sûr qu’il est possible le mystère de cette personnalité dont on sent bien qu’elle parle avec la plus grande empathie, voyant en lui un « homme poète ayant gardé une âme d’enfant », et non pas, écrit-elle, « comme le personnage sévère ou sombre que des lecteurs se représentent trop commodément » (page 24). Pour elle Varlam Chalamov reste essentiellement un « homme bon » dont les textes disent au final la victoire sur les forces tentaculaires du Mal.

Et le Mal ici est extrême. Et multiforme. Dans la postface de l’édition Verdier des Récits de la Kolyma, l’historien d’origine russe Michel Heller n’hésite pas à affirmer que les camps de la Kolyma furent pour ceux qui y furent jetés beaucoup plus qu’un enfer. Constituèrent même une avancée supplémentaire dans l’horreur par rapport aux camps d’extermination nazis. Car écrit-il dans l’enfer chrétien, comme dans les camps nazis, on peut toujours savoir pour quelles raisons on subit les tourments qu’on s’y voit infliger. Rien de tel à la Kolyma où les bourreaux peuvent du jour au lendemain se retrouver victimes, où l’arbitraire, l’absurde ont pris le pas depuis longtemps sur le sens le plus élémentaire de la justice. Comme l’écrit Chalamov, « Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu'il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu'au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. »

Si bien sûr Gisèle Bienne ne cache rien des tourments inouïs que nous rapporte l’œuvre de Chalamov dont la lecture sur ce plan reste bien sûr indispensable, elle a soin d’insister sur cet autre aspect que constitue l’impossibilité pour l’ancien « zek » - c’est le terme qui désigne le détenu, forme abrégée du mot zaklioutchonny – de reprendre, une fois libéré, et comme le voudraient ses proches, une vie normale. Cruel continue d’être alors le sort de Chalamov que son épouse quitte pour ne pas rompre ses liens avec sa fille, devenue entretemps une parfaite communiste qui ne voit en ce père, qu’elle n’aura pas eu le temps de connaître, qu’un ennemi du peuple et du régime, avec lequel elle refuse toute relation. J’avoue que je serais d’ailleurs curieux d’en savoir plus sur cette Elena, qui, quelques années après la mort de celui qu’elle rejeta jusqu’au bout, aura sûrement eu l’occasion de s’interroger sur son comportement voyant qu’on ouvrait un musée pour le célébrer dans sa ville natale et qu’il était considéré comme l’un des écrivains majeurs de son temps. En 1970, commente Gisèle Bienne, Chalamov « dira le mal que l’Etat a causé aux familles. Il dira aussi la faiblesse des siens face à cette machine destructrice. Il dira qu’il a payé de vingt-deux ans de prison le conflit entre les intérêts de sa famille et ceux de l’Etat », ajoutant que le choix de sa famille se sera finalement reporté sur l’Etat, sans que personne malheureusement n’en ressorte sauvé.

Reste face à cela le pouvoir ou pas de la littérature. Gisèle Bienne reprenant le récit de Chalamov intitulé Maxime, insiste sur le pouvoir du mot. Il faut lire ce passage dans lequel Chalamov après 10 ans[2] sans avoir écrit une ligne, ayant chassé toute poésie de son esprit, de sa mémoire, chose qu’il présente d’ailleurs comme nécessaire à sa survie, tout espoir se révélant dans ce type de situation parfaitement mortifère, se met à crier le mot « Maxime », et à le recrier encore, au point de paraître fou aux yeux de ceux qui l’entourent. « Et il est joyeux parce que c’est la vie qui lui revient, espiègle, invincible, elle lui revient par les mots. D’autres mots, l’un après l’autre, se font entendre. Ils surgissent à l’improviste, d’abord sur la langue, dans le cerveau ensuite. “Le ruban de la mémoire” n’a pas été complètement détruit par l’insoutenable dureté de la survie dans les camps de concentration de la glaciale Sibérie. » (page 130)

Dès lors, « le ruban de la mémoire » ne cessera plus en lui de se dérouler. Les textes qui lui viennent dit-il de l’intérieur, du corps autant que de l’esprit, se multiplieront. Mais porteurs toujours d’une interrogation sur la valeur ou la nature même du témoignage qu’ils constituent par rapport à l’expérience indicible qu’ils voudraient leur faire prendre en charge. Car Chalamov a bien conscience du décalage fondamental qui existe entre l’expérience réellement vécue à des moments où l’esprit comme le corps sont abattus au point de ne plus pouvoir même en dire un mot, en formuler une pensée, et la façon dont dans des conditions autres et toujours à distance, cette expérience trouve sa traduction dans l’univers de la parole et de l’écriture [3]. Comme l’écrit Luba Jurgenson dans la préface qu’elle donne aux Récits de la Kolyma chez Verdier, la main qui écrit n’est pas celle qui tient la pelle ou la brouette, celle aussi que sa peau déserte en formant « un gant » qu’on conservera dans le formol. Les hommes de la Kolyma dit Chalamov n’ont pas de couleur d’yeux. On ne peut donc par l’écriture les transformer en personnages. En dresser le portrait, leur imaginant comme le fait Soljenitsyne – ce qui sera l’objet de leur désaccord final – une histoire. Un passé. C’est la raison pour laquelle évoquant la mort de Mandelstam qu’il raconte dans le récit intitulé Cherry-Brandy, Chalamov ne l’appelle tout au long du texte que le poète. Racontant aussi bien par-là la mort du célèbre auteur des Cahiers de Voronej que la sienne propre qu’il fantasme. Intéressant d’ailleurs à ce propos de comparer le récit par Chalamov de cette mort à celui qu’en donne Ralph Dutli[4] dans sa puissante biographie publiée à la Dogana. Si dans l’ouvrage du biographe suisse, les faits sont sûrement plus précisément évoqués en matière de datation comme de circonstances objectives, nul doute que la puissance de suggestion du récit de Chalamov s’avère bien plus grande, ne serait-ce que par l’importance qui prend le pain, un morceau de pain que le poète mourant s’efforce encore de ronger, de sucer de ses gencives saignantes… Et qui expliquera aussi que ses co-détenus s’ingénieront durant deux jours à donner un semblant de vie à son cadavre, le transformant en marionnette, pour profiter autant qu’ils peuvent d’une ration supplémentaire.

Je ne saurais bien entendu faire le tour de tous les aspects abordés [5] par l’empathique évocation que nous donne Gisèle Bienne dans son livre que le lecteur qui n’aura peut-être jamais entendu parler de Varlam Chalamov devrait accueillir avec reconnaissance. Comme l’occasion de découvrir un auteur essentiel à la compréhension de notre époque, un homme qui, écrivant comme s’il était mort (Siniavski) et ne ramenant de son expérience qu’une vision radicalement négative, témoigne, bien loin de toutes les illusions humanistes, de la force pourtant de notre esprit de conservation – ce qui fait vivre – écrit-il - l’arbre, la pierre, l’animal [6], comme l’occasion aussi de mesurer la vulnérabilité de l’individu humain confronté à la puissance étatique dès lors qu’elle se retrouve entre les mains de parfaits criminels [7].  



[1] Poème de Chalamov, intitulé L’Instrument, tiré du recueil Tout ou rien, Verdier 1993.

[2] A ce moment grâce à l’intervention secourable d’une autorité plus humaine, Chalamov a pu voir son sort s’améliorer. Il n’a plus à travailler en esclave plus de 16h par jour par des températures de plusieurs dizaines de degrés en dessous de zéro tout en voyant ses maigres rations amputées parce qu’il n’aura pas eu le rendement nécessaire. Il est maintenant nourri, chauffé, un peu plus libre.

[3] Voir à ce propos l’article consacré par En attendant Nadeau au livre de Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov, Verdier : « Chalamov définit l’écrivain en « étranger dans le monde qu’il décrit », qu’il « espionne » pour le lecteur avec qui il « doit faire corps », et, dans un autre texte, consacré à la langue, il s’interroge sur la sincérité : « En quelle langue parler au lecteur ? Si je privilégie l’authenticité, la vérité, ma langue sera pauvre, indigente. […] De ce point de vue, le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique. Jamais je n’ai pu fixer durablement ma pensée. Quand j’essayais de le faire, cela me causait une vraie douleur physique ». Mais alors, où est la vérité du récit de Chalamov ? « J’essaierai de restituer la suite de mes sensations », répond-il, « tout le reste (pensées, paroles, descriptions de paysages, citations, raisonnements, scènes de la vie courante) ne sera pas suffisamment vrai ».  

[4] On trouvera ce passage à la fin du petit Cahier que j’ai consacré au livre de Sylvie Durbec, Eté glacé : voir : https://drive.google.com/drive/folders/1h3BjIVm9n7qHAFq0Yofofb3NBfCv4MJN

[5] J’aurais bien aimé pourtant m’étendre un peu sur la relation particulière nouée entre Chalamov et Boris Pasternak. Evoquer en particulier ce long voyage entrepris quelque temps avant sa libération par Chalamov pour simplement retirer à Magadan, une lettre de Pasternak : « Mille cinq cents kilomètres aller-retour par un froid de moins cinquante pour tenir entre ses mains une lettre chaleureuse. Les poèmes que Chalamov a écrits dans la taïga, qui unissaient ainsi qu’il le dit nature et destin, ont eux aussi tracé leur route. Sa femme les a transmis à Pasternak. Chalamov connaît alors ses premières larmes d’homme. Pasternak a lu son cahier de poésies, Chalamov y voit “la justification de toute sa vie vécue de façon si gauche, si douloureuse”. Direct et fraternel, Pasternak lui prodigue des conseils. Il répond aussitôt que sa foi en l’art est d’une force incomparable. Il espère que ses textes ne transpirent en rien la littérature. Autrefois s’il pensait pouvoir accomplir une œuvre, aujourd’hui il ne lui reste plus grand-chose. Il a fait beaucoup d’erreurs, entretenu des confusions, il a cherché l’oiseau bleu là où il n’était pas. » Page 151

[6] Ce qui ne veut pas dire bien sûr que dans l’esprit de Chalamov toute valeur morale ait disparu. Son ouvrage témoigne en de nombreux endroits de la persistance chez certains de ces valeurs : courage, bonté, compassion, sens du partage… Cela veut simplement dire que contrairement à ce que nous en rapporte Dostoïevski dans ses Souvenirs de la maison des morts ou à ce que voudrait nous faire croire Soljenitsyne qui y voit une école de rédemption, l’expérience des camps, « est définitivement une école négative de la vie. Personne n'en retiendra jamais rien d'utile ou de nécessaire, ni le détenu lui-même, ni ses chefs... Chaque instant de la vie des camps est un instant empoisonné. Il y a là beaucoup de choses que l'homme ne devrait ni voir ni connaître ; et s'il les a vues, il vaudrait mieux pour lui qu'il meure » Récits de la Kolyma, Croix-Rouge (Verdier P. 223).

[7] Gisèle Bienne ne manque d’ailleurs pas à ce propos de s’inquiéter du retour à l’honneur aujourd’hui, en Russie, de Staline, évoquant en particulier le sort réservé par le régime actuel à l’historien Youri Dmitriev, spécialiste des crimes commis sous l’ère stalinienne (Page 111). La récente affaire du dessin réalisé par la petite écolière de Toula, Macha Moskaliova, est à cet égard terriblement édifiante.

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