vendredi 2 avril 2021

NOUS RELEVONS DE L'HISTOIRE HUMAINE. EAVAN BOLAND.

Great Famine Memorial Dublin

 Oui. Combien de fois, cherchant à découvrir un auteur, n'avons-nous pas regretté de n'avoir pas mis mieux à profit notre temps pour nous intéresser à toutes ces choses dont nous prenons conscience, page après page, que nous ne savons rien. Ainsi privés de la possibilité d'entrer dans les profondeurs de sens ouvertes par ces œuvres dont nous sentons bien que beaucoup nous échappe, ne nous reste qu'à nous débrouiller en recourant aux lieux communs de notre culture personnelle et à l'espèce particulière de sensibilité flâneuse que l'habitude de lire des textes qui nous débordent, a quand même fini par développer chez nous.

 

Ainsi, lisant l'anthologie de la poète irlandaise Eavan Boland, Une femme sans pays, ai-je bien regretté d'être si affreusement ignorant de l'histoire complexe de l'Irlande par laquelle l'auteur se montre de toute évidence marquée et de celle si riche apparemment de sa poésie face à laquelle elle tente tout aussi clairement d'exprimer sa propre singularité ! Heureusement la belle et très éclairante introduction de Martine De Clercq joue son rôle qui est - nous fournissant aussi quelques nécessaires repères - de nous aider à mieux accomplir la traversée de l'œuvre de cette poète qui, depuis près d'un demi-siècle confronte sa voix singulière aux représentations comme aux figures dont elle se sent encombrée.

 

Une femme. Un pays. Dès le titre de cette anthologie qui est aussi celui du dernier recueil de l'auteur, paru en 2014, le problème de l'appartenance est manifestement posé. De même qu'est posée la question essentielle du genre. Ce livre est celui d'une femme. Qui du fait justement qu'elle est femme, ne se reconnaît pas de pays. Du coup, lire Eavan Boland à la lumière des réflexions développées par Virginia Woolf dans sa fiction épistolaire intitulée Trois guinées d'où est tiré l'épigraphe de son livre, permet d'en mieux saisir les perspectives historique, sociale et profondément personnelle. De même que son illustre précurseur anglaise, Eavan Boland ne se sent pas réduite à devoir s'inscrire dans les cadres historico-politiques que tend à lui imposer sa nationalité. Ainsi, bien qu'irlandaise et consciente d'être ainsi l'héritière d'une histoire qui n'aura pas ménagé ses ancêtres, victimes des violences de la colonisation anglaise et des affrontements religieux, c'est moins en irlandaise qu'en femme doublement victime de la domination masculine, qu'elle se revendique, préférant aux fraternités nationales, aux communautarismes forcés, les liens de cœur, de sentiments qui l'attachent à celles et ceux dont elle évoque à diverses reprises les vies saccagées, assombries, difficiles.

 

S'il revient à la poésie de mettre en mots notre indéfinissable et toujours plus fuyante expérience humaine, ce qui fait d'elle le genre le plus propre sans doute à traverser les siècles, il n'est pas nécessaire qu'elle ne s'attache - comme le revendiquent tant de poètes - qu'à ses extrémités. Ainsi l'expérience à laquelle Eavan Boland tente de donner voix pourra frapper par la dense modestie, le plus souvent, de sa nature. Domestique, silencieuse, d'apparence bien plate, courante ou routinière, elle est loin de brandir l'étendard des croisades. Préférant de loin pour répondre à l'écrasement de bottes dont menacent toujours les empires, qu'ils soient masculin ou simplement anglais, l'aiguille silencieuse de sa grand-mère à la kalachnikov !

Les femmes qu'E. Boland choisit de mettre - à ses côtés - en scène, ne sont en rien des héroïnes. Couseuses, brodeuses, blanchisseuses, montrées dans leur décor de gestes et d'ustensiles, à l'intérieur d'une cuisine, sur le seuil d'un jardin, sur fond de linges et de lits blancs, elles sont le plus souvent prisonnières d'un regard qui les met à distance, révélant ainsi les fatales fractures existant entre toutes les formes possibles de définition et la nature même, indicible, de l'expérience intime et souvent douloureuse qu'elles vivent. C'est qu'au-delà du réalisme de toute représentation, les images, même apparemment les plus précises - comme celle de la Pourvoyeuse de Chardin par laquelle s'ouvre le livre - effacent plus de choses, nous dit l'auteur, qu'elles n'en montrent. À commencer par l'histoire secrète de celles et ceux qu'elles représentent sans compter celle de l'ensemble des êtres auxquels ils sont socialement, historiquement, liés. Si bien que le grand art, même s'il dénonce avec le plus de force, la misère infligée aux femmes comme dans cette gravure dont il est question dans le poème final, s'apparente quand même, par la brutalité de sa technique à un rapt, un viol, arrachant à jamais le corps représenté, à son air natal, pour l'emprisonner dans sa page. Du coup  devenue cage.

Pourtant, si aucun art apparemment n'est à même de ressusciter la présence, d'exister plus que son modèle, quid alors de la poésie? Le poète est-il condamné à l'artifice des cadences, des harmonies flatteuses et des vaines imaginations?  Ou aux rodomontades grossières de la révolte embrigadée ?  Certes, nous fait comprendre E. Boland, le poème n'a rien à attendre de l'exemple de ces malheureux tanagras rassemblant leurs troupeaux factices à l'ombre de la pastorale anglaise. Ni non plus des grandes figures orphiques de certains des grands poètes irlandais qui l'auront précédée. Et peut-être, comme pourrait y inviter l'exemple de sa propre grand-mère qu'elle évoque dans l'avant-dernier poème du recueil, que, dans un pays où  chaque pouce de terrain / Etait une nouvelle poussée de fièvre ou un pré gorgé / Jusqu'à ses racines herbues de haines remémorées, il n'appartient qu'au silence occupé dans lequel l'existence choisit parfois de s'enclore, de constituer la plus efficace réponse aux intimations forcenées de l'Histoire. Et aux déchirements de l'existence.

 

Quoi qu'il en soit, c'est en se faisant modestement mais fermement le lieu où, dans la profondeur et l'ouverture de la pensée, dans la prise en charge de son entière responsabilité d'écrivain, dans le dédoublement souvent de soi-même et toujours sans emphase, se donne à concevoir mais aussi à sentir, à soutenir, la vie, celle de tous, que le poème pour Eavan Boland maintient sa fragile mais réelle nécessité. Celle d'un moment très particulier, pulsatile de la sensibilité qu'interpelle la perception du temps éprouvée tout à la fois comme perte et lucide accomplissement. Évocation du départ des enfants qu'à travers la mémoire, la vue de la côte de la baie de Dublin relie au départ de ces légions d'irlandais chassés de leur pays par la misère. Découverte dans un tiroir de l'image d'une femme peinte sur une feuille qui fait naître le désir de rendre son visage, délivré de ses barreaux de fer, à son élément aérien, afin de l'entendre pousser son dernier cri: laissez-moi mourir. Saisie de soi sous les traits d'une femme de banlieue dont la vie héritière des absurdes violences de l'Histoire ne parvient à se dire dans sa plus étroite banalité qu'en écho métaphorique de ces épuisants combats. Ceux finalement qu'eurent à endurer les victimes de toutes les toxines de l'histoire. Dont le poème ne peut donner lieu à l'éloge imparfait. Mais seulement à leur impitoyable inventaire.

Car la langue pour Eavan Boland ne sert pas à chanter. Ni même à célébrer. Tenue debout, comme l'écrivait Paul Celan, dans l'ombre de la cicatrice / en l'air, elle n'est pour elle qu'un chagrin habitable. Une tournure de discours / servant à l'abrasion journalière et ordinaire des pertes dont nous portons toujours en nous, même refermée, la blessure. Manière pour elle qui ne croit pas aux discours, qui se défie de la violence, toujours prête à resurgir, des mots, de se revendiquer vivante, inaliénée. Seule peut-être mais solidaire. Dans le tremblé terriblement poignant, sans ruse et juste de sa voix.

 

NOTE:

Cette présentation du livre d'Eavan Boland a d'abord été publiée en mars 2015 sur mon précédent blog.



 

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