Ce texte est la reprise d’un article publié en décembre
2013 sur mon ancien blog.
Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de
la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans
les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans
le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à
chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions
fabriquées en dehors de lui.
C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche
que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre
Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble donnent à
lire (louanges
), un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne
le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la
base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil
toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot
comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en
contact réciproque.
Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il
s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellaient le
signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la
chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce
qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde, que nous penchons vers
les choses. Que nous appelons à nous le monde. Quand ce dernier, de son côté,
nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les mots dont
il a besoin, lui aussi, pour se dire.
Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde,
si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas
non plus tout simple. Et c'est pourquoi les tout derniers poèmes de Pierre
Garnier qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci à nos yeux d'irremplaçables:
ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être laborieuse,
intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de parler au
vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un réservoir de
quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore que quelques
petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de l'ignorance. Et de
la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à quel point la
connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée d'une
véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi à
toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus grande
liberté.
Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend
proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie
de Pierre Garnier. A travers cette obsession, dont témoignent ses poèmes
spatiaux, de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par
la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des
formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles,
chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le
modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres.
Question ici de regard. Rien, de fait, n’emprisonne. Et c'est la magie de la
barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.
Ainsi, face aux verrous multiples qui nous
ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit
le voeu de Michaux qui
enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non
comme on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son
transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre
Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage,
dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture
manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des
logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de
dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié de l'écrivain en tuant son écriture ?
Précisant qu' "imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville; les
buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je
la recopie, et me fais ainsi contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a
perdu son éclat touffu; ma main est devenue quelque chose comme le bras d’un
pick-up."
On n'en finit jamais
d'avancer sur le
chemin des libertés