De ces égarements singuliers dont sont faits les poèmes,
nous aimons les merveilles. Non celles qui mystifient. Explosant en plein ciel,
pour disparaître aussitôt, loin de vous. Mais celles qui, avec notre vie font
contact. Réaniment. Ne font pas que glisser. Laissent au contraire leur grain,
rude parfois, sur notre peau.
Car il n’est pas vrai que la merveille soit contre toute
réalité. Indifférente à elle. Ne relevant que de la pure fantaisie. D’un jeu
gratuit de l’esprit déréglé s’abandonnant à ses chimères. Cette merveille, que l’auteur
des Illuminations aura d’un geste
souverain, me semble-t-il, imposé pour longtemps à nos imaginaires, procède de
la plus essentielle réalité. De cette réalité incisive. Extensive. Que chacun
peut reconnaître et sentir résonner. Quand il écoute. En soi.
Le livre de Denise Le Dantec, dont la note initiale rappelant qu’une seconde augmentée est un terme du vocabulaire musical, n’épuise évidemment pas la riche polysémie du titre, est de ces livres, justement, qui parlent à nos imaginaires et proposent à notre attention autre chose que de labiles exploits, vite oubliés, de phrases.
Nourri, de toute une science des choses et d’un sentiment
continûment approfondi de l’inépuisable richesse, et déroutante, de la vie, le
livre de Denise Le Dantec avance par bonds. Bonds d’espaces. Et de temps. Et du
mot à la chose. Et de la chose au mot… Ramenant au présent toujours du
poème-bouquet, les éclats recueillis d’une existence qui s’affirme augmentée de
tous ses pouvoirs de prendre. De surprendre. Sans jamais imposer.
Non que face à l’infini, dont elle voyait déjà l’image dans l’innombrable
déploiement ensauvagé de l’herbe*, Denise Le Dantec n’éprouve aucunement le
sentiment de ses limites et de son impuissance, bien au contraire, mais cette
impuissance, ces limites mêmes sont accueillies, ne lui interdisant que de
s’enfermer dans une formule définitive. Ou la forme arrêtée, comme on le voit
chez d’autres, d’un procédé, infatigablement repris.
Bien plus qu’un album alors, ce livre, qui n’a apparemment pourtant
d’autre architecture que celle de la vie, qu’on sent ancré dans la geste familière
des jours, le fort calendrier des saisons, rythmé par les variations de la
lumière et les transformations du grand corps végétal qui nous entoure, se lit
comme une navigation, entreprise comme le dirait Mallarmé auquel discrètement
l’auteur ici se réfère, pour honorer la
rivière**. « Par addition
d’altérations ». Combinaisons d’énergies réciproques. Dans « une Yole à jamais littéraire », mue
par le pouvoir ébloui, à mille sources alimenté, de la parole créatrice.
« N’ajoute pas
trop vite de vers au poème » écrit Denise Le Dantec à la fin d’un des
rares poèmes en prose qui constitue le recueil. C’est qu’il faut aussi laisser
leur voix aux choses. Qui sont comme
elle dit à propos du temps, « sans
syllabes ». Ainsi peut-on s’autoriser à ne pas entendre ce qu’une
image a de bruits. Pour simplement en reconnaître la mélodie. Car ce que promet
la traversée du poème, chez cette lectrice attentive de Lorine Niedecker, n’est
ni discours. Ni vérité. Mais une
jouissance. Issue non plus de la
mécanique mais du libre jeu de la pensée qui se frayant son passage
parmi l’afflux des représentations intelligibles, des présences sensibles par
quoi nous nous trouvons fluvialement liés au monde, s’invente des dérives inouïes,
des silences, provoque entre les mots de nouvelles secousses. Qui font, chez le
lecteur aussi, que « le corps entier
tremble ». Que le langage ou plutôt la parole ne fait plus simplement
que glisser à la surface de son être mais l’entrouvre, s’y frotte.
Non pour l’emporter dans ses tourbillons. Ses fulgurances. Mais
s’y inscrire, s’y retrouver, dans une commune quoique distincte respiration.
NOTES
*Voir son Encyclopédie
poétique et raisonnée des herbes.
** Dans une lettre célèbre adressée à Verlaine, le 16
novembre 1885, Mallarmé évoque ses fugues sur les bords de la Seine, écrivant que là, il
« honore la rivière »,
épris qu’il est « de la seule
navigation fluviale ». L’expression de « Yole à jamais littéraire » est je crois de Paul Valéry dans l’un
des nombreux textes par lui consacrés à l’auteur du Coup de dés.
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