mercredi 12 juin 2019

LA SECONDE AUGMENTÉE. LA POÉSIE FRICATIVE DE DENISE LE DANTEC. CHEZ TARABUSTE.


De ces égarements singuliers dont sont faits les poèmes, nous aimons les merveilles. Non celles qui mystifient. Explosant en plein ciel, pour disparaître aussitôt, loin de vous. Mais celles qui, avec notre vie font contact. Réaniment. Ne font pas que glisser. Laissent au contraire leur grain, rude parfois, sur notre peau.



Car il n’est pas vrai que la merveille soit contre toute réalité. Indifférente à elle. Ne relevant que de la pure fantaisie. D’un jeu gratuit de l’esprit déréglé s’abandonnant à ses chimères. Cette merveille, que l’auteur des Illuminations aura d’un geste souverain, me semble-t-il, imposé pour longtemps à nos imaginaires, procède de la plus essentielle réalité. De cette réalité incisive. Extensive. Que chacun peut reconnaître et sentir résonner. Quand il écoute. En soi.




Le livre de Denise Le Dantec, dont la note initiale rappelant qu’une seconde augmentée est un terme du vocabulaire musical, n’épuise évidemment pas la riche polysémie du titre, est de ces livres, justement, qui parlent à nos imaginaires et proposent à notre attention autre chose que de labiles exploits, vite oubliés, de phrases.



Nourri, de toute une science des choses et d’un sentiment continûment approfondi de l’inépuisable richesse, et déroutante, de la vie, le livre de Denise Le Dantec avance par bonds. Bonds d’espaces. Et de temps. Et du mot à la chose. Et de la chose au mot… Ramenant au présent toujours du poème-bouquet, les éclats recueillis d’une existence qui s’affirme augmentée de tous ses pouvoirs de prendre. De surprendre. Sans jamais imposer.



Non que face à l’infini, dont elle voyait déjà l’image dans l’innombrable déploiement ensauvagé de l’herbe*, Denise Le Dantec n’éprouve aucunement le sentiment de ses limites et de son impuissance, bien au contraire, mais cette impuissance, ces limites mêmes sont accueillies, ne lui interdisant que de s’enfermer dans une formule définitive. Ou la forme arrêtée, comme on le voit chez d’autres, d’un procédé, infatigablement repris.



Bien plus qu’un album alors, ce livre, qui n’a apparemment pourtant d’autre architecture que celle de la vie, qu’on sent ancré dans la geste familière des jours, le fort calendrier des saisons, rythmé par les variations de la lumière et les transformations du grand corps végétal qui nous entoure, se lit comme une navigation, entreprise comme le dirait Mallarmé auquel discrètement l’auteur ici se réfère, pour honorer la rivière**. « Par addition d’altérations ». Combinaisons d’énergies réciproques. Dans « une Yole à jamais littéraire », mue par le pouvoir ébloui, à mille sources alimenté, de la parole créatrice.



« N’ajoute pas trop vite de vers au poème » écrit Denise Le Dantec à la fin d’un des rares poèmes en prose qui constitue le recueil. C’est qu’il faut aussi laisser leur voix aux choses.  Qui sont comme elle dit à propos du temps, « sans syllabes ». Ainsi peut-on s’autoriser à ne pas entendre ce qu’une image a de bruits. Pour simplement en reconnaître la mélodie. Car ce que promet la traversée du poème, chez cette lectrice attentive de Lorine Niedecker, n’est ni discours. Ni vérité.  Mais une jouissance. Issue non plus de la  mécanique mais du libre jeu de la pensée qui se frayant son passage parmi l’afflux des représentations intelligibles, des présences sensibles par quoi nous nous trouvons fluvialement liés au monde, s’invente des dérives inouïes, des silences, provoque entre les mots de nouvelles secousses. Qui font, chez le lecteur aussi, que « le corps entier tremble ». Que le langage ou plutôt la parole ne fait plus simplement que glisser à la surface de son être mais l’entrouvre, s’y frotte.



Non pour l’emporter dans ses tourbillons. Ses fulgurances. Mais s’y inscrire, s’y retrouver, dans une commune quoique distincte respiration.


NOTES

*Voir son Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes.
** Dans une lettre célèbre adressée à Verlaine, le 16 novembre 1885, Mallarmé évoque ses fugues sur les bords de la Seine, écrivant que là, il « honore la rivière », épris qu’il est « de la seule navigation fluviale ». L’expression de « Yole à jamais littéraire » est je crois de Paul Valéry dans l’un des nombreux textes par lui consacrés à l’auteur du Coup de dés.

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