Photographie réalisée par l'artiste américaine Sally Mann |
Percevoir et déguster les différences,
entretenir nos capacités de réaction vive et curieuse face à l’heureuse
diversité aujourd’hui menacée du monde, de Montaigne voyageur à Victor Segalen,
l’exote, les grandes figures ne
manquent pas qui m’encouragent à ne pas rester prisonnier, comme disait aussi
Francis Ponge, de ma rainure humaine.
Et rien ne me déplaît tant que de voir comme à l’intérieur du petit milieu
poétique qui de cette façon ne sera jamais grand, à quel point le triste esprit
de chapelle fait que beaucoup s’appliquent – dans les limites d’invention bien
sûr hors desquelles il n’y aurait point d’art – à dupliquer le même et s’entendent
à mépriser ce qui ne ressemble pas.
Il y a loin entre le livre d’Alexander Dickow que j’ai présenté il y a quelques jours et celui de Samantha Barendson dont je
compte parler aujourd’hui. Et ce qui me retient dans cette Machine arrière que Samantha Barendson vient de publier à la Passe
du vent, n’est pas du ressort de l’inventivité formelle ou de la profondeur de
champ. De cette espèce de conjuration élargie d’intelligence qu’on trouve à
l’oeuvre dans la Rhapsodie curieuse
du poète franco-américain. Non, le mérite de la suite de poèmes simples et
courts qui compose Machine arrière
tient justement à son immédiateté. Son évidence qui fait qu’on ne s’interroge
pas sur le fond, les arrière -fonds, la préparation, les complications, les
superpositions que seraient supposée présenter chacune des lignes de ces textes
mais qu’on peut étaler ces derniers devant soi, avec tout le plaisir et la
curiosité qu’on tire d’un jeu de photographies où se lirait l’histoire bien
séquencée et pas trop difficile à reconnaître, d’une vie.
Une vie, Samantha Barendson en a une. À la
fois singulière et commune. Née en 1976 en Espagne, de père italien et de mère
argentine, vivant actuellement à Lyon, elle jouit du rare avantage de ne pas se
retrouver enfermée dans l’espace d’une seule culture, de pouvoir jeter ses
connaissances, sa société, ses affections peut-être pas comme l’écrivait
Montaigne, à tout le genre humain, du moins à une bien plus vaste partie que la
plupart d’entre nous. Mais ces appartenances multiples, jointes au fait d’avoir
été beaucoup trop tôt privée de la présence de son père et d’avoir été plus que
d’autres ensuite apparemment ballotée de lieu en lieu, expliquent peut-être ce
besoin qu’elle manifeste dans son travail de fixer comme elle peut les moments
de sa vie qui lui reviennent. Et sa façon d’utiliser le recours que constitue la
poésie, pour retenir dans les mots et en faire mémoire, l’essentiel de ce qui
sans eux finirait par se perdre dans les sombres buées du temps.
Et c’est cela que je voudrais faire entendre.
Qu’en matière de poésie, comme le disait en son temps Jules Laforgue,
« tous les claviers sont légitimes ». À la condition toutefois que
l’air que nous joue ou se joue le poème soit quand même porté par une nécessité
intérieure. Condition qui seule à mon avis est de nature à produire la
résonance. Et j’imagine ici que nos jeunes reconnaîtront aisément dans les
poèmes de Samantha Barendson des images de leur propre vie. Et que la liberté,
la limpide désinvolture avec laquelle elle parle, la crudité aussi parfois dont
elle fait preuve dans ses notations, sans négliger l’aisance avec laquelle elle
dépouille sa phrase pour la réduire à ses plus simples composantes, ignorant
presque totalement toute subordination et jouant presque essentiellement de la
parataxe pour tout faire advenir au premier plan, oui cette liberté à laquelle
d’aucuns reprocheront sans doute une certaine superficialité, ne manquera pas
d’autoriser les jeunes qui la liront à chercher à leur tour à mieux se relier à
leur vie propre par de voisines inventions de parole.
Dans l’entretien qu’à la fin de Machine arrière le poète Thierry Renard mène
avec Samantha Barendson, cette dernière signale qu’avec le collectif qui s’est
nommé « le syndicat des poètes qui vont mourir un jour », elle se
donne comme objectif de « dépoussiérer l’idée fausse que se font
généralement les gens d’une poésie élitiste, intellectuelle, inaccessible ou
incompréhensible » se proposant à l’opposé de la rendre « sexy,
dynamique, drôle, percutante, forte, bouleversante, entêtante, présente ».
Ouf ! Et de l’introduire, notamment par la scène et la voix - où c’est
vrai ces textes trouvent le grain et l’épaisseur qui leur manquent parfois un
peu sur la page - dans les divers lieux du quotidien. Certes, tout cela relève
de ces beaux discours programmatiques qui sont plus faciles à proférer qu’à
illustrer dans les faits. Et comme j’ai pu déjà m’en expliquer (ici) cela risque
encore de conduire à cette sorte d’anti-intellectualisme niais où la poésie qui
reste quand même un langage autre et de résistance pourrait perdre beaucoup de
sa nécessité profonde. N’empêche que d’entreprendre de rendre cette chose qu’on
appelle « poésie » plus présente et de s’efforcer de la rapprocher
des gens, sans mépris, sans complaisance et sans connivence excessive est un
projet bien plus cher à mon coeur que de participer à certaines entreprises de
promotion cuistres et jargonnesques qui ne relèvent clairement que d’un gros
souci de parade, d’entre soi et de distinction.
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