BILL VIOLA LE DELUGE |
Oui nous avons besoin de parole. C’est la
vie. Et c’est le propre des poètes ou de façon plus générale de ceux qui
entretiennent une relation dynamique à la parole que de témoigner de cette
nécessité profonde dont chaque jour, pour ma part, je m’émerveille. Ne
sommes-nous pas dans tout le vaste univers connu, la seule parmi ces millions
et ces millions, ces milliards, peut-être, d’espèces vivantes, la seule à
disposer de cette capacité de prolonger notre existence en paroles. Des paroles
qui nous survivent. Et que pour les plus abouties d’entre elles et les plus
nourrissantes, nous pouvons nous transmettre de générations en générations.
Que la poésie soit une parole avant tout liée
à la vie, à cette pression que sur nous elle exerce, j’en trouve encore aujourd’hui
comme preuve le petit livre de François Heusbourg que les éditions AEncrages
& Co viennent de faire paraître sous le titre de Zone inondable. Comme l’indique le site de l’éditeur, François
Heusbourg y aborde « les inondations terribles qui ont eu lieu en octobre
2015 dans le Sud littoral », entraînant la mort de 21 personnes et
provoquant dans plus d’une trentaine de communes des dégâts considérables.
C’est en victime lui-même de cette
catastrophe que François Heusbourg élabore une parole s’efforçant de rendre
compte de cette situation proprement irreprésentable dans laquelle il se trouve
dans un premier temps plongé. Bouleversement des repères d’espace et de temps. Tout,
le corps, la pensée, les cloisons d’habitudes et les définitions d’ordinaire bien
convenues entre les choses, voilà que tout est devenu d’un seul coup différent.
Perméable. Et c’est bien comme un moment de sidération que les mots du poème
tentent de conjurer, réservant au blanc, le soin d’inonder l’espace de la page
où ne surnagent que quelques notations factuelles, des impressions déboussolées,
un sentiment particulier d’impuissance et de vulnérabilité de l’être qui finit
par n’avoir d’autre issue, après avoir tenté quelques gestes dérisoires, que de
se laisser emporter par le flot désarmé du sommeil.
Difficile effectivement de mettre des mots
sur tout ce qui renverse. Comme l’écrit Alexander Dickow dans l’ouvrage dont j’ai précédemment rendu compte, « Les mots passent sans cesse entre ce
qu’ils visent, ils passent au plein milieu de la parole, c’est à justement dire
là où n’est jamais l’objet qu’on croyait vouloir dire. » D’où la vigilance
et l’attention que leur emploi réclame. Car les mots pourraient bien n’être, si
nous n’y prenions garde, qu’une sorte de débordement inquiétant et mortifère de la parole. Une façon pour
elle de submerger toute réalité. Comme on voit bien qu’elle est par ces temps
de discours creux et d’impudent déferlement de mensonges médiatiques.
Et c’est aussi cela que me paraît vouloir
cibler le livre de François Heusbourg. Il n’y a pas que des territoires
géographiques qui ont le malheur de se retrouver en zone inondable. Notre
conscience et tout particulièrement celle de l’être humain moderne est tout
aussi menacée par ces flots et ces flots d’images et de commentaires assurés
qui prétendent nous dire la vérité sinon la réalité de tout ce qui nous est
proposé à vivre ou à subir. Ainsi des reportages qui accompagnent la
catastrophe dont il parle. Et la chasse qu’il dénonce des journalistes venus dans
le but d’alimenter ce mortifère déversement d’images qui passent ensuite et
repassent, dans l'étourdissant tourbillon des boucles télévisées.
Nous sommes des êtres poreux. Sensibles. Ce
qui nous touche nous en gardons l’empreinte. Dont la parole ininterrompue et
aliénante des discours collectifs qui se répandent
comme on dit sur les ondes déguise, recouvre,
noie plutôt qu’elle ne révèle, éclaire,
la nature profonde. Oui, dans les images que le monde de l’information propose de
ce que vivent ou ont vécu vraiment les gens, écrit François Heusbourg
« nous sommes / disparus ».
À chacun alors singulièrement – c’est ce que
fait Heusbourg - du fond de son irréductible solitude, dans la limite de ses
possibilités créatrices, de reprendre un peu pied dans sa parole. Et par là
dans sa vie. Sachant qu’elle est et restera toujours plus ou moins vulnérable. C’est
à cela que peut servir – non je n’ai
pas peur du terme - la poésie. À ce
petit quelque chose qui vaut beaucoup plus qu’elle : la santé. La santé
retrouvée de l’esprit. Son équilibre. Un art. Qui pour reprendre les termes du
poète Jean-Paul Michel, n’efface sans doute pas la perte, mais, supérieurement,
lui répond.
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