Tête de Telamon, Agrigente |
Les éditions Flammarion viennent
de sortir le dernier ouvrage consacré par le poète Nicolas Pesquès à La Face Nord de Juliau à laquelle il semble
avoir maintenant consacré la quasi totalité de sa vie littéraire.
Je ne pense pas totalement
inutile de redonner dans ce blog l’article que j’ai consacré il y a quelques
années dans la Quinzaine Littéraire aux volumes 5 et 6 de cette singulière et magnifique entreprise.
Vigoureusement
calé sur sa colline ardéchoise, le travail de Nicolas Pesquès qui fait paraître
chez André Dimanche les volumes 5 et 6 de la Face nord de Juliau, se présente comme le récit particulier d’une exploration entamée
depuis plus de 20 ans, non de la chose vue, voire d’un paysage fuyant en
constante métamorphose mais de ce qu’appelait si bien Maurice Merleau-Ponty
dans son dernier grand ouvrage l’Oeil et l’Esprit, un circuit :
le circuit ouvert du corps voyant au corps visible.
A l’origine, peut-être, comme
la tentative d’épuisement d’un lieu particulier : une modeste colline rêche,
râpeuse, couverte de buis, de genêts, de genévriers, à laquelle le regard se
trouve quotidiennement confronté. Une colline où sur l’autre face, au sud, aura
vécu et écrit en son temps le poète Jacques Dupin auquel Nicolas Pesquès a d’ailleurs
consacré en 1994, chez Fourbis, un bel ouvrage écrit dans l’amitié de la voix.
Cependant, de cette
rencontre avec le dehors prétendument familier des choses, Nicolas Pesquès a
fait une sorte de corps à corps de langue et de couleur, une succession infinie
de plus ou moins brefs affrontements au cours desquels se joue ni plus ni moins
que notre possibilité de voir, de dire et de redonner à voir. Bref, la
possibilité même de la description. Et la nature aussi de ce que l’on appelle sans
trop savoir de quoi l’on parle : l’œil, le visible, la sensation.
Voir la montagne en dehors
du cadre du langage. Sans l'encagement des associations
Dans un passage de son
roman Choke le romancier américain Chuck
Palahniuk met en scène un personnage de droguée qui prétend avoir vu vraiment grâce à une prise de trichloréthylène
la montagne qu’elle est en train de longer avec son fils. Elle lui explique que
c’est cela le but ultime de l’existence : trouver un remède au savoir.
Voir « la montagne sans penser au
déboisage, aux stations de ski, aux avalanches, à la vie sauvage domestiquée et
contenue, à la géologie de la tectonique des plaques, aux microclimats, aux
zones arides à l'abri des pluies, ou aux emplacements yin-yang ». Voir « la montagne en dehors du cadre du
langage. Sans l'encagement des associations, sans regarder à travers la
lentille déformante de toutes les choses qu'elle savait vraies concernant les
montagnes. Voir la montagne en un éclair comme si ça n’était même pas une
« montagne. Comme si ça n’avait pas de nom »
Certes, il y a quelque
chose de ce désir d’échapper au monde aliénant des représentations dans l’acharnement
de Pesquès à regarder comme il le dit sa montagne « avec des yeux qui ont cessé de vouloir quelque chose », à
faire « qu’écrire ne mène pas qu’à
une fin sentimentale mais/ marque une ascension, une terminaison nerveuse qui/
bafouille dans la prairie, qui ramifie ses crocs. ». Mais à la
différence du pauvre personnage de Palahniuk, la voie choisie par l’auteur de la Face nord de Juliau n’est pas celle chimique et trop vite
annulée de la drogue. Elle relève au contraire – et depuis plus de 20 ans - de la physique même de la langue qui,
affrontée à l’irréductible apostrophe en nous de l’être en son dehors, lui
retourne, à force égale, à la manière d’un circuit électrique, sa lumière de lettres, « Un pied dans la couleur, un autre dans
l’expression./ Un mot dans la phrase, un dans la gorge. »
Tentée un moment par la
mathématique et la géométrie, privilégiant jusque dans la page imprimée la
ligne et la surface (Juliau 3),
l’écriture de Nicolas Pesquès est en effet fondamentalement physicienne. Son
désir un moment manifesté de cerner un impossible contour le cède à la
reconnaissance d’une nature atomique, voire explosive, des choses. Dont rend
compte l’objet particulier qu’il poursuit dans ces deux derniers livres :
la couleur. Et plus précisément le jaune. Celui des Mois jaunes dont il tient le
journal dans le premier ensemble de Juliau 5: une couleur qui n’a rien de périphérique. Qui « n’est pas une robe adhésive détachable »
Mais « cœur de nappe »,
« os d’une contemplation
clouée »
Tout un réel pris dans une
fournaise neuve
Ce qui surgit alors de
cette ouverture aux choses sans concept, est un texte surprenant, où ce qui
apparaît du réel : perdrix, genêts, herbes, calcaire, tout l’inhumain
minéral, végétal, animal qui fonde ce qu’il appelle « l’interminable adolescence de [la] colline » se voit comme
pris dans « une fournaise
neuve » que l’esprit-lettre du poème a recreusé, recreuse. Et continue
d’alimenter de toute son énergie de pile, sa sidérante sidérurgie réflexive. Car
décrire est bien autre chose que
simplement exposer. Ou qualifier l’entour intellectuellement reconnu des
choses. C’est une expérience existentielle car « sur cette terre où abonde le palpable et le vertigineux,/verbe est le
grand désirant/ l’animiste/ hameçonneur de jouissance, de morsures ».
D’où cette hargne, cette rage d’expression qui, par son tranchant, son sens résolu
de l’entame, son permanent recyclage d’oxygène, rapproche la poésie de Pesquès
davantage de celle d’un Maïakovski que d’un Ponge.
Chaque fois que nous
ouvrons la bouche/nous provoquons un nouveau monde
Cet énorme travail de
vision incluant le travail du dire – dire voulu lui-même agissant, éclairant, au
même titre que le paysage – n’a toutefois rien d’irénique. En raison d’une impuissance parfois de la
parole : celle des textes avec leurs
prévisions, leur sacre, leur autisme ; leurs moulins à prière ». Sans
compter « le manège assuré, le
tournis assuré, le vase clos du livre, l’étouffement ». En raison
ensuite de l’infinie capacité de débordement du monde, sa « lancinance ». Mais de ces obstacles
reconnus, leur mur, peut se renforcer le récit venu retravailler le monde comme
en surimpression, ajoutant de la matière à la matière, le jaune du bois de
genêt devenant au sein du langage, SURJAUNE,
une condensation, « barrant la
colline sur 1 km de long et 25 m de haut/ explorant une limite méconnue/
l’immense néon parlant pour mon minuscule amour // un rhéostat pouvant faire
monter la nuit ou le soleil/ …// d’une grandeur docile et stupéfiante/ plus
puissamment affirmative que la pierre ». Car, écrit Nicolas Pesquès, « chaque fois que nous ouvrons la bouche/nous
provoquons un nouveau monde ». Et ce monde a toute la vie devant lui.
Presque.
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