GRAVURE DE NELIDA MEDINA |
Sans doute qu’il y a quelques
années, j’aurais accordé aux deux ouvrages que vient de m’envoyer Neige d’août, une attention moins grande.
Moins accompagnatrice. C’est que les poèmes de ces deux auteurs taïwanais que
Camille Loivier, l’une des chevilles ouvrières de ces publications, a tenu à me
faire découvrir, ne relèvent pas de ces écritures savantes, retournées,
interrogeant inlassablement leur relation sensible et longue à la parole, déconstruisant,
reconstruisant dans une recherche sans fin de leur identité, une langue dont on
sait pourtant depuis bien longtemps qu’elle ne nous appartient pas en propre.
Je n’ai évidemment rien contre ces voix
intérieures qu’il est dans la nature même de la poésie de pouvoir faire
entendre mais à l’heure où l’univers dans lequel nous vivons vient si largement
à nous et avec lui son lot de négations sanglantes de la plupart des valeurs
sur lesquelles s’est bâti notre hypothétique humanité, j’attends désormais que
la voix du poète prenne davantage en charge l’Histoire, ses désastres, ses
drames, bref, l’infinité des situations le plus souvent peu enviables que le
monde tel qu’il est impose à ses populations.
Il ne s’agit plus pour nous de prendre de tels chants avec la
condescendance que nous procurerait la certitude de la supériorité de nos
cultures technologiquement et économiquement plus avancées
Walis Norgan est un poète
aborigène appartenant à l’ethnie des Atayals. Et bien que de nationalité taïwanaise, c’est bien en aborigène austronésien, qu’il
utilise le chinois - langue qui fut imposée par l’histoire à son peuple - pour
instruire le procès d’un monde qui non seulement menace les alliances
traditionnelles de l’homme avec la nature et de de l’homme avec l’homme mais
sans doute aussi l’existence de l’une comme de l’autre.
Disons le clairement : si les
poèmes de Walis Norgan, tels Frères de
sang, Les Atayals, sonnent bien
comme des revendications non déguisées d’un puissant héritage ethnique qui
cherche à se perpétuer dans la fierté d’une conscience assurée de son accord
avec les puissances fondamentales de vie qui régissent l’univers, il ne s’agit
plus pour nous de prendre de tels chants avec la condescendance que nous
procurerait la certitude de la supériorité de nos cultures technologiquement et
économiquement plus avancées. Des phrases telles que « le pilon frappe la poitrine de la vallée/
bang / bang / perce la colonne vertébrale de la terre » si elles doivent
être lues dans le livre comme l’expression d’un puissant rituel saisonnier qui
sans doute nous échappe, ne sont pas sans nous rappeler comment la plupart des
actions que nous opérons sur la nature – du moins ce qu’il en reste – sont
bien loin de n’être chez nous que symboliques. Destructrices en fait qu’elles sont
le plus souvent.
Qu’il évoque d’ailleurs, en des
poèmes plus courts encore parfois que des haïkus, la Justice, une cheminée
d’usine, une valise, le lit, l’éponge ou le souffle du vent, Walis Norgan, ne
sépare pas son identité d’Atayal de celle qui est la sienne aussi, de citoyen
du monde. Et son poème accueille aussi bien la « foule de gens serrés comme des fourmis / qui ne digère ni mot ni phrase
de l’histoire » rassemblée dans les camps de réfugiés que celle des
mineurs que leur aliénation par le travail aura coupé de leurs racines
véritables ou celle des pirates qui continuent de croiser au large des côtes
somaliennes.
Nous avons
aujourd’hui besoin de ces voix venues d’ailleurs et des profondeurs méprisées de
notre histoire commune
Oui. Sûrement que nous avons aujourd’hui
besoin de ces voix venues d’ailleurs et des profondeurs méprisées de notre
histoire, pour autoriser la nôtre à s’ouvrir enfin plus largement au monde.
Sortir de nos précieux et peut-être un peu trop narcissiques retranchements. Car
contre l’indifférence où nous sommes parvenus des souffrances que le pouvoir de
l’argent et celui de la guerre dont nous nous accommodons si bien finalement,
imposent à toutes les formes de vie qui nous résistent, la poésie
peut s’investir davantage de la mission de témoigner de ce que nous perdons ainsi
à chaque instant du monde. Et de nous-mêmes aussi, sans doute.
Je ne voudrai pas terminer ce
billet sans évoquer les beaux poèmes de ce second poète taïwanais que m’a
adressés Neige d’août. Les textes de Dialogue des oreilles de Liao Mei-hsuan,
sont peut-être l’expression d’une personnalité plus intériorisée et d’une
sensibilité plus individuelle. Mais ce qu’elle écrit en relation avec la
maladie puis la disparition de son père a de la force et de la vérité. Et le
drame personnel dont elle se fait ainsi l’écho ne l’empêche pas de se montrer
sensible à d’autres drames plus collectifs. Comme le montrera ce texte que nous
citons dans sa totalité pour mieux lui rendre hommage :
JE NE
CONNAIS PAS LA FILLE DANS LA GUERRE
« Qu’est-ce que c’est ? »
Tu désignes ce marron calciné
C’est ta peau. » Je
te réponds
« Qu’est-ce que c’est ? »
Tu désignes ce blanc immaculé
« C’est le squelette
de ta fille. » Je te réponds
« Est-ce le paradis ?
Ou l’enfer ? » Tu trembles
« C’est une petite
maison blanche hantée. » Je murmure
De l’eau du puits du pain
du fumier de chameau
la jeune fille enfourne son pouce dans sa bouche
le vieillard se rappelle
son rêve de la veille
sur une boite scintillante
le village a la forme d’une
céréale brûlée
Au loin, épaule contre
épaule
nous observons le
bombardement
je me cache derrière ton
voile
à voix basse tu m’apprends
à embaumer les morts avec
du savon
« Qui a ces cheveux
frisés et ces yeux noirs ? »
« Personne ne peut te
retirer ton lait de chèvre de la bouche. »
« Qui n’autorise la
beauté pour personne d’autre que lui-même ? »
« Le vautour et les
oiseaux de la même espèce. »
« Qui peut contempler
avec moi la même parcelle de ciel ? »
« Les impacts de
balles, les animaux domestiques, les yeux qui pleurent. »
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