Qu’attend-on
d’un écrivain sinon qu’il mette des mots sur des espaces de notre vie qui avant
lui échappaient encore à la parole, ou qu’il éclaire à son tour d’un jour
nouveau, d’une intensité plus puissante ou sous des angles singuliers, ce que
les habitudes de langage, les conditionnements culturels ont fini par dérober à
la conscience sensible. L’écrivain, de son côté fait quant à lui chaque jour l'expérience que, si la langue
qu’il travaille peut être l’instrument d’une libération de sa
parole, elle peut aussi rester celui de son enfermement dans ce qu’Yves
Bonnefoy appelait si bien « la
séduction des structures closes ».
Le
beau livre, et courageux, de Geneviève Peigné, l’Interlocutrice, me semble, à cet égard, particulièrement digne de
retenir l’attention. De nombreux comptes rendus ont déjà été donnés de cet
ouvrage, et qui lui rendent pour la plupart justice. Poignant, bouleversant d’humanité, délicat. Un émouvant mémorial
consacré à une mère disparue victime de la maladie d’Alzheimer, une plongée dans la maladie et les affres du
mal être, un essai tragique sur la
vie et la lecture qui, comme l’écrit l’un des premiers Eric Chevillard dans
le Monde des livres, avoisine à travers
les paroles retracées de la mère, les
effets produits par une certaine poésie contemporaine... tout a été dit, je pense, sur ce livre à nul
autre pareil.
Pour
ceux qui entendraient pour la première fois parler de cet ouvrage, indiquons qu’après
le décès de sa mère, Geneviève Peigné découvre que celle-ci, que la maladie d’Alzheimer
avait obligée à terminer sa vie dans une institution spécialisée, a passé ses
dernières années, ses derniers mois, à écrire dans les marges d’une vingtaine
de romans policiers, allant jusqu’à s’introduire dans les dialogues et répondre
aux répliques des personnages, soulignant aussi à l’intérieur du texte un
certain nombre de passages qu’elle paraît reprendre à son compte ou qui éveillent
en elle de mystérieux échos. Geneviève Peigné décide de garder ces ouvrages, de
recueillir ces divers fragments de paroles et finalement – mais il lui aura
fallu une dizaine d’années – d’en composer un livre qui lui permettra à son
tour d’entrer en relation avec cette figure qu’elle ignorait de sa mère :
celle d’une femme, Odette, en laquelle elle veut dorénavant voir, non plus un
être dévoré, anéanti par la maladie, mais une personne qui jusqu’au bout sera
parvenue à « garder pied en société »
grâce à la « trouvaille géniale »
qu’elle a eue de ce commerce singulier avec les livres.
Le fossé peut sembler
béant entre le visage noble et grave et comme illuminé qu’on découvre à la fin
de l’ouvrage sur une ancienne photographie et l’image triviale, dégradée qu’à
le prendre superficiellement, Geneviève Peigné nous dévoile de sa mère absorbée
dans l’atroce ressassement de ses souffrances et de ses frustrations
Certains
lecteurs trouveront peut-être que, rapporté à la personnalité de cette belle
femme qui semble avoir toujours accordé à son apparence un soin jaloux et à qui
l’idée, par exemple, d’avoir à se laisser laver par « la bonne
femme » chargée de la doucher, déplaît profondément, le fait d’étaler
publiquement l’intime misère physique et morale dont ses paroles se font
l’écho, constitue de la part de sa fille une ultime trahison. Tant nous sommes tenus,
dans nos discours de convention, à idéaliser nos morts.
Longtemps
ce n’est pas possible d’attendre la météo pour aller aux toilettes
Attendre
météo il est midi pour aller aux toilettes
11h
¼ Mon coeur bat normalement
11h
½ Faire pipi
Attendre
météo pour aller aux toilettes
Certes,
le fossé semble béant entre le visage noble et grave et comme illuminé qu’on
découvre à la fin de l’ouvrage sur une ancienne photographie et l’image triviale,
dégradée qu’à le prendre superficiellement, Geneviève Peigné nous dévoile de sa
mère absorbée dans l’atroce ressassement de ses souffrances et de ses
frustrations. Et l’auteur a sans doute en partie raison lorsque, sortant d’une
représentation où, faute encore d’être parvenue à imaginer le dispositif final
de son livre, elle a laissé se dire par une comédienne, les mots retrouvés de
sa mère, elle s’accuse de n’avoir ramené à la surface, que la maladie, pas sa
mère. Et ça, pour reprendre les mots d’Odette, c’est moche ! À une mère, ne se doit-on pas d’« offrir de très belles choses » ?
L’histoire qu’elle nous
raconte n’est pas celle d’un pur et dramatique naufrage, venant illustrer le
dossier déjà bien lourd de la littérature consacrée à l’Alzheimer ou aux
difficiles relations entre une mère et sa fille, c’est au contraire celle,
tragique, d’une conscience restée jusqu’au bout créatrice, en « mouvement constant, vers du sens ».
Finalement,
ces très belles choses, ce n’est pas
par une plongée voyeuriste dans le noir de sa maladie, la considération déprimante
de sa vulnérabilité ou l’engluement dans le sentimentalisme facile des
compassions de surface que le livre de Geneviève Peigné finit par être capable
d’en faire l’offrande à sa mère. C’est par l’attention qu’elle accorde au
caractère unique de l’expérience et de
l’entreprise de parole inventée par Odette. L’histoire qu’elle nous raconte mais
aussi qu’elle nous montre, n’est pas celle d’un pur et dramatique naufrage, venant
anecdotiquement illustrer le dossier déjà bien lourd de la littérature
consacrée à l’Alzheimer ou aux difficiles relations entre une mère et sa fille,
c’est au contraire celle, tragique, d’une conscience restée jusqu’au bout
créatrice, en « mouvement constant,
« vers du sens ». Une conscience toujours en route. « Qui
invente. Et qui trouve. // Même voguant sur des neurones délabrés ».
C’est ce
qui permet à Geneviève Peigné, poète elle-même et romancière, d’affirmer qu’Odette,
Odette Peigné, sa mère, est également et mieux qu’elle peut-être, un écrivain.
Car « de ce que c’est qu’être dans la démence » elle dit de
l’intérieur, « ce qui peut en être dit ». Parvenant du fond même de
son enfermement et dans le vouloir lire/écrire qui constitue l’écrivain
véritable, à repousser les limites d’une parole qu'on pouvait lui croire à jamais interdite.
Lire le début du livre avec un extrait d'Elégies étranglées d'Olivier Barbarant.
Lire le début du livre avec un extrait d'Elégies étranglées d'Olivier Barbarant.
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