Je ne le dis toujours pas assez.
Rien peut-être ne justifie davantage l’existence de la poésie et son nécessaire
partage que le lien singulier qu’elle invente – lorsqu’elle en est capable –
entre la parole et la vie. Que cette façon qu’elle a de retenir et de prolonger
sur un plan d’expression les impressions de toutes natures qui agitent notre
sensibilité, sollicitent nos représentations, nourrissent nos sentiments,
tentent de s’organiser en pensée et configurent et reconfigurent en permanence
nos plus ou moins mobiles et résistantes personnalités.
Et sans doute que c’est là, dans
cette attention que le poète met à trouver des paroles qui répondent, avec le
degré de justesse formelle et d’évidence intime qui lui convient, aux diverses
et particulières façons qu’il a d’être au monde, vivant, que se trouve
l’utilité majeure de l’activité poétique qui est de témoigner de notre capacité
à ressaisir, ne serait-ce qu’un peu, ce qui souvent nous bouleverse et
d’entraîner chacun, même si c’est là un beau rêve, à ressentir et repenser à
son tour, moins solitairement, sa vie.
Camille Loivier est précisément
l’une de ces poètes dont nous avons besoin pour nous sentir moins seuls. Dans
notre essentielle et plus ou moins visible vulnérabilité. Dans notre fragilité par
exemple d’être attaché à ce qui dans nos vies ne fait qu’apparaître puis
disparaître. Et à la perte de quoi nous ne pouvons nous résigner. Je ne sais
pas si La terre tourne plus vite, qu’elle
m’a adressé en février dernier et que je viens de relire, poussé par le besoin
de rassembler autour de moi, comme un feu, quelques paroles qui m’aident à ne
pas m’abandonner à ces découragements qui seraient, nous dit-on, le triste lot
de l’âge, si ce livre, donc, est tout-à-fait à la hauteur d’Enclose, d’Il est nuit, de Ronds d’eau
ou de Joubarbe dont l’essentiel cœur
de signification rayonne pour moi d’une plus évidente lumière. Mais dans la
suite de poèmes qui compose ce nouveau livre je me sens toujours tout autant
retenu et plus peut-être encore que dans les autres, par cette façon qu’elle a
de nous montrer une vie qui se risque, jusque dans l’angoisse ou les chagrins
qui la fragilisent, à suivre ses chemins qui montent et qui descendent, sans
renoncer au « toucher doux »
qui sait nous rapprocher des êtres et des choses.
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C’est ce toucher doux, vestige
toujours habité d’enfance, qui la conduit, me semble-t-il, à regarder et
habiter parfois les choses à la lumière de ces hautes créations de l’imaginaire
que sont par exemple les admirables films d’animation du japonais Hayao
Miyazaki ou des russes Youri Norstein et Franceska Yarbousova. À s’intéresser
aux vies difficiles. À ce qui fait effort pour survivre. Avançant, à la suite
d’Edouard Glissant qu’elle reprend en épigraphe, qu’elle ne croit pas que la
lutte et le rêve, face aux misères qu’elle perçoit bien du monde, soient
vraiment contradictoires.
Ainsi, enclose apparemment qu’elle se sent, dans sa difficulté
particulière d’exister, comme tout un chacun, dépendant, séparé, Camille
Loivier parvient dans cette simplicité parfois déroutante de notations qui
caractérise son écriture, dans les manquements mêmes, qu’elle revendique, de sa
parole, à nous apparaître dans toute la perméabilité d’une sensibilité
largement offerte aux mobiles et pénétrantes impressions d’une vie que la
diversité et parfois l’exotisme des lieux et des situations qu’elle traverse
n’empêche pas de toujours se montrer étonnamment neuve, pleine d’attente et toutefois
familière. Tant ce qui passe n’est jamais le simple pittoresque agressif ou
futile des choses mais l’intime et affective relation qu’elle se découvre ou se
cherche avec elles.
Oui la terre tourne plus vite. Et nos vies avec elle. Que son mouvement
parfois rejette, exclut détruit ou abandonne. Tout change. Et le poème n’arrive pas toujours à temps qui
se rattrape dans un geste inutile. Inutile mais pas insignifiant. Qui élargit
le lien et maintient la présence. Confirme que nous sommes toujours là.
Impuissants sans doute à réparer ou retenir physiquement les choses. Mais, pour
reprendre les mots du poète italien Michele Tortorici (Versi inutili e altre inutilità, 2010), forts au fond de la conviction que toute la nuit n’a pas été [et
ne sera pas] que nuit.