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NOTRE EXTRAIT DE STYLES
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De quoi, de qui, sommes-nous les serviteurs ? D’un ordre social qui nous gouverne ? Des habitudes que nous avons contractées ? Des pulsions profondes qui inconscientes nous travaillent ? Des mystérieuses chimies de nos cerveaux ? Des langues pourquoi pas encore qui façonnent nos représentations du monde? Les raisons ne manquent pas à ceux qui ne veulent voir en l’homme que la triste, rumineuse et malhabile marionnette de jeux de forces multiples qui l’animent. En même temps l’empêchent. Pour ne lui concéder qu'une illusoire liberté.
Mais, si
loin d’être les administrés de vies
qui jamais totalement, c’est vrai, ne nous appartiennent, nous étions capables,
chacun à notre façon, d’investir les mille et une sollicitations du vivre ; et empruntant parmi les multiples formes qui nous traversent
celles qui trouveront matières à s’incarner, se prolonger ou se laisser
redéfinir, c’est selon, nous disposions du pouvoir d’affirmer, d’inventer, envers
et contre tout, cette singularité d’être que nous refuse un peu
vite l’esprit réducteur et conformiste du temps.
Je ne sais
si le tout dernier livre de Marielle Macé tranche dans la production
universitaire du moment. Je suis loin d’être au fait de tout ce qui se publie
aujourd’hui dans ces territoires qui m’ont toujours un peu effrayé, sinon
rebuté, par leur caractère de parole souvent étrangement inhabitée. Mais je
vois bien que son livre qui s’autorise régulièrement la confidence, est d’un
auteur « affecté » par son
sujet. D’un auteur qui du coup me
concerne. Répondant à certaines questions que, vivant, je me pose. Mettant
ainsi ses clartés, ses lumières, sur des choses que je sens.
Et si nous
pouvions un peu bricoler comme Sujets véritables, comme buissonnières libertés,
ces vies qu’on voit de plus en plus faites pour être assujetties ?
D’autres,
j’imagine, ont rendu compte de son livre. Le replaçant dans le grand concert
des productions intellectuelles de l’époque. En soulignant les vues les plus
pertinentes, en pointant aussi, c’est certain, les angles morts. J’y ai pour ma
part d’abord conforté l’admiration que j’éprouve pour le Michaux de Passages,
pour le Barthes de la Préparation du roman ... pour tant d’autres encore à commencer par le
Michel de Certeau de l’Invention du quotidien qui, l’un des premiers dans ma bien paresseuse évolution
intellectuelle, m’a fait comprendre comment perruquage et braconnage étaient non pas les deux mamelles de notre vie mais deux modes extraordinaires
par lesquels nous pouvons un peu bricoler
comme Sujets véritables, comme buissonnières libertés, ces vies qu’on voit aussi de plus en plus prêtes à être assujetties.
On reproche
aujourd’hui souvent aux colériques leurs excès. À ceux qui ne se retrouvent pas
dans les simplifications d’usage, leur élitisme. L’ouvrage de Marielle Macé
apportera à ceux-là qui ne sont pas très à l’aise dans le grand corps
d’habitudes empruntées de l’univers social actuel, une sorte de légitimation de
leurs mauvaises manières. Loin de
n’être que pure recherche de distinction, affirmation énergumène ou posture, le
souci obstiné de nuances, le refus des connivences ordinaires, comme
l’emportement face aux façons de vie jugées insupportables, sont pour Marielle
Macé à mettre au crédit de certaines sensibilités qu’elle n’hésite pas à
qualifier de poétiques, émanant de dispositions d’être quasi sismographiques
capables de repérer mais aussi d’évaluer, les grands mouvements profonds qui
affectent les sociétés et menacent par certains de leurs aspects de les rendre
en partie inhabitables. C’est ce qu’elle montre à travers les exemples de
Baudelaire et aussi de Pasolini dont elle explique qu’il fut
celui qui le premier l’ouvrit au désir d’étudier, au-delà des groupes et des
individus, les formes particulières prises par la vie. Ses styles. N’en
vitupérant celles qu’il voyait émerger de son temps que dans la mesure où elles
étouffaient, selon lui, les chances de l’apparaître humain.
Se
délivrer totalement de « l’abcès d’être quelqu’un ? »
Loin ainsi
de nous entraîner à la célébration narcissique des petites différences,
pratique malheureusement bien connue de divers milieux poétiques, c’est à
partir d’une conception élargie, inquiète et toujours en devenir, du processus
d’individuation affectant ce que nous
tenons parfois frileusement pour nos identités, que Marielle Macé s’ingénie à valoriser en l’homme cette capacité
d’attention qui permet d’éprouver de nouvelles relations avec le monde et de
reconnaître autour de soi pour tenter de les comprendre, d’autres compétences
de vivre.
Cela ne va
bien sûr pas sans problèmes. Car, si, comme l’écrit Michaux, l’attention portée
à la foule des propriétés, des façons, qui de partout nous traversent, nous
délivre heureusement de « l’abcès d’être quelqu’un », il faut quand
même un peu de fermeté pour qu’une forme existe. Et nul ne prétendra voir dans le Léonard Zelig imaginé par Woody Allen - tour à tour obèse, grec, rabbin,
noir, nazi, évêque, jazzman, politicien, pilote d'avion, psychanalyste... et à
qui il suffit d'approcher une espèce, une communauté ou une simple personne
pour en épouser immédiatement les caractéristiques - la figure idéale d’une
individuation parfaitement aboutie.
Non. S’il importe, toujours pour reprendre Michaux, de ne
jamais se laisser enfermer dans son
style, toutes les formes ne nous conviennent pas. Certaines sont pour nous plus
fécondes, entraînantes, que d’autres. D’autres inversement nous seront
mortifères. Ou nous ne saurions rien en faire. En fait, nous fait mieux
comprendre Marielle Macé, les formes de vie que le monde et sa puissance
constante d’invention, de renouvellement, nous propose, ne devraient jamais nous
laisser indifférents. Elles réclament au contraire la plus grande
ouverture et la plus grande vigilance. Car, comme le dit si bien aujourd’hui
le philosophe François Jullien, elles constituent pour nous des ressources. Manière pour chacun, non d’endurcir
et d’exalter sa propre identité, mais de tester la plus ou moins grande fécondité,
comme dirait Jean-Christophe Bailly, de l’humus particulier sur lequel il fait
sa vie.