CHRONIQUE DE NUREMBERG, 1492 |
Palimpsestes et rigodons, du poète Henri Droguet, vient d’être publié
aux éditions Potentille. Le lecteur, que ne séduisent pas trop les fadasseries
plus ou moins habiles que nous servent les petites mains intéressées de la
mode, se délecteront, je pense, de cette occasion de voir rouvert ici le grand
opéra de langues par lequel Henri Droguet met en scène, à sa manière, toute
charnelle et de matières, le puissant dynamisme cosmique au sein duquel sont
engagées nos interloques et ô combien fragiles humanités.
On y appréciera
comme, sans les grands épanchements lyriques dont il s’est tôt délivré, ce
poète parvient à donner à entendre la note sourdement existentielle d’une
conscience qui, aléatoirement retournée sur elle-même, se découvre simplement
assurée de sa seule réalité multiple, jubilatoire et passagère. Dans un souci
évident non de représentation réaliste du monde mais de compositions et recompositions
incessantes de substances verbales – chaque poème pouvant passer pour le
palimpseste du suivant – l’ouvrage célèbre effectivement de la façon la plus
vive cette danse à deux temps, cet effréné rigodon toujours à relancer, que nous
exécutons – macabres - avec la vie. La vie prise. Reprise. Et toujours à réinventer.
À moins que par la grâce d’une formule, d’une
illusion, d’un moment brusquement arrêté, ne naisse l’impression d’avoir mis dans
le mille – rigodon ! - même s’il
n’existe pas de cible. Que des signes d’exister.
À cette occasion, et pour aller
plus loin dans le commentaire, je pense intéressant – l’oeuvre d’Henri Droguet
reposant sur des choix d’écriture, dans l’ensemble assez stables – de redonner
l’article que j’ai consacré il y a une dizaine d’années dans la Quinzaine
Littéraire, à son ouvrage Avis de
passage, paru chez Gallimard.
PROTOCOLES CHARIVARESQUES
« Voilà[…]ça flaire/ça fouit
ça fouine/ça graillonne/ça enfourne estropie/défonce ça/choute et chagne/ça
machine/ça exproprie/c’est imminent.// ÇA ?QUOI ? »
Cet extrait
du poème intitulé L’ENTREVU qu’on
trouvera dans AVIS DE PASSAGE qui
succède à 48°39’N-2°01’W, titre indiquant les coordonnées géographiques de la
ville de Saint-Malo où réside, entre pluies, vents et mer, sous l’incessante
battue des éléments, le poète Henri Droguet, nous permettra peut-être de mieux
saisir le cadre de l’acharné travail de langue et de célébration malgré tout,
que ce dernier mène en littérature depuis de nombreux livres. Placé sous le
signe de la peinture, par une double épigraphe, empruntée à Pierre Soulages et
à Nicolas de Staël, Avis de passage est
bien d’abord un livre qui donne à voir, une pictura
loquens, comme en témoigne l’abondance des titres à vocation picturale,
sinon cinématographique ou théâtrale qu’il donne à ses poèmes: « Grisaille, Petit tableau parisien, Panorama,
Scénographie, Petit format, Trompe-l’œil, Extérieur nuit, Polyptique, Encre,
Marine… ». Plus encore, ce livre grouille de matières, de formes,
d’espaces assemblés que viennent animer de vigoureuses métaphores, par quoi
s’acquiert tout un effet de profondeur, de mouvement surtout, qui ne sont
effectivement pas sans rappeler le geste de l’artiste sur sa toile. Anch' io
son' pittore semble nous dire Henri Droguet qui face à
l’ombre désespérante conçoit ici « des protocoles / pour mettre
savamment / l’invisible en couleurs /
rouge hérissé vert pointu bleu tempête »
Ce qu’il présente ainsi, tout au long d’un recueil, prenant aussi
figure de journal par les datations précises et quasi chronologiques de ses
poèmes, ce sont apparemment les mêmes paysages élémentaires, violents toujours
recommencés de son quotidien atlantique avec, en particulier, ses grands opéras
nuageux, ses rondes de nuit venteuses, les respirations monstrueuses, rieuses
ou contrariées de l’océan au sein desquels se prennent les fugaces, fragiles
présences des éphémères que sont aussi les hommes, ces vivants. « Fureur
sonore à rantanplans/foudres singées
nuits/dévorées tripières/vertes pénombres c’est colère/et colique aux dieux/aux
saigneurs des armées et des viandes/c’est la stérilité/ compacte obtuse/ la matière[…]bousculade/ de marbres et de
plâtras/à gouache céruse et gâchis de bleus/détrempés frottis charniers
d’estompe/et grisailles poissées dans les fuligineux/glacis des doubles
fonds/ enfin tout// ça s’effrite ».
Mais la crise de représentation qui a touché la peinture occidentale
n’a pas épargné non plus l’écriture poétique. Le poète sait aujourd’hui que le
monde est insaisissable, que le réel résistera toujours à l’art, que la perte
est partout dans le langage, que l’impensable est notre lot. Et comme le grand
« ça » hasardé des apparences ne nous livrera pas son mystère
dernier, que la grande culture d’autrefois qui ambitionnait de rassembler les
hommes autour d’un système d’images communes, elle aussi s’est atomisée, ne
reste qu’à monter, chacun pour soi, ses propres machines de mots, ses
scénographies singulières, ses dispositifs d’écriture espérant qu’un peu des
énergies et des couleurs du monde, un peu de notre frêle, troublante existence
terraquée, s’y laissent sinon comprendre, au moins sentir et éprouver.
L’écriture devient ainsi pour Droguet haute manifestation de présence parmi les
choses mais aussi comme une affirmation d’adieu, son « champ du signe »,
en quelque sorte, révélant par le jeu de mots que, si monde il y a bien, autour
de nous, tout ne se joue, finalement, que dans l’espace fermé, comme en deuil,
de la langue.
Il y a ainsi comme un fond de décadentisme, voire un peu du Jules
Laforgue des Derniers Vers, dans cette poésie de la tension
hypersensible vers le grand réel déglingué qui déborde, liée à la conscience de
l’impossibilité tragique de tout, qui brasse à fond les éléments, revient à la
charge sans cesse et multiplie les passages, comme on multipliait autrefois, en
imprimerie, les passages de couleurs, pour obtenir la belle épreuve finale. De
Laforgue, on retrouve aussi les brisures dont le texte se fait l’écho, ce chant
du décousu, du grand malentendu du monde que le poète, comme il
peut « rafistole et rapièce ». Mais c’est surtout
dans la fréquence des jeux de mots et la construction de ces mots
valises qui sont comme autant de fils pour nous guider, disait Leiris, dans
« la Babel de notre esprit », que s’impose la comparaison avec
celui qui fut, pour les poètes anglo-saxons du XXème siècle plus que pour les
français peut-être, une des plus grandes références de la poésie fin de
siècle. Ainsi, le poète Henri Droguet « chante
pour tromper sa fin », « schizo ma non troppo », à grands
coups d’ « éjalocutions » pour tenter aussi de trouver ce
passage qui le mènerait, qui sait, « anywhere out of the words » accomplissant
enfin sa fabuleuse « résurrérection ».
Certains
verront sans doute de la fanfaronnade, dans cet impressionnant feu d’artifice
langagier que constitue, à plus d’un égard, la poésie d’Henri Droguet qui veut
faire brèche de tous bois, multiplie les mots rares, en invente de nouveaux,
déborde tous les dictionnaires, s’irrite de l’ordre calibré du vers, tire la
langue à la commune pensée, pour affirmer son indépendance, marquer son
territoire et à défaut de peindre l’être, d’en peindre au moins le passage. Il
ne serait pas étonnant, non plus, qu’on oppose à cette écriture hérissée,
hérissante, à sa savante sauvagerie, proche aussi de celle, expressionniste et « indupe », de Jude Stefan, les
propos d’Henri Michaux dans Poteaux
d’angle, à propos du style : « Tâche d’en sortir. Va suffisamment en toi pour que ton style ne puisse
plus suivre ». Il y aurait de l’injustice à cela. Face au grand charivari du monde tel qu’il va, augmenté du
sentiment que jamais l’âme trop vaste de l’homme ne s’accordera avec son
corps, le poète répond par un charivari
douloureux et houleux de langue que n’anime aucune dérisoire illusion
intellectuelle mais que peut illuminer quand même la trace simple du vivant,
qu’elle paraisse sur la neige ou, pourquoi pas,
sur un rectangle de papier blanc.
(il vente
allons ni le marteau/la hache
oraculaire du scholiaste/ne brisent en nous (toi/moi) la glace noire
ni/n’importent/ autant que le pas/d’un
oiseau (8 grammes) sur les neiges/le ciel est un paquet de bleu/ allons). »
NOTE : il
est juste également d’indiquer que si Henri Droguet se veut peintre, il est
aussi musicien. Les titres faisant référence à la musique sont d’ailleurs au
moins aussi nombreux. Décidemment, notre poésie actuelle, comme notre
littérature tout entière reprend de plus en plus ses distances avec les thèses d’une certaine modernité héritée du Laocoon de Lessing, selon lesquelles,
les arts seraient à présent voués à ne se penser qu’à l'intérieur de leurs
frontières spécifiques, dans une totale autarcie.
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