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vendredi 20 novembre 2020

CAR TOUTE PEINE EST SUPPORTABLE DANS LA CLARTÉ. SUR LES ÉLÉGIES ÉTRANGLÉES D’OLIVIER BARBARANT.

MOTHERWELL, Spanish elegy with marine blue, 1977

Publié à l’origine le 17 janvier 2014 sur l’ancien blog des Découvreurs, suite à la rencontre que nous avions organisée au Channel de Calais pour des élèves du Lycée Berthelot, ce compte-rendu nous a paru intéressant à reproduire aujourd’hui sur notre nouveau blog. Dans la continuité de la toute dernière page de nos
Fastes consacrée à la suite donnée par Olivier Barbarant à la revue Contre-Allée.

 Pourquoi travailler à mettre ses émotions en mots? N'est-ce pas suffisant de les vivre, tout simplement? Surtout si elles sont douloureuses. Et qu'on sait l'écriture impuissante.
Un poème a t'il jamais ramené personne à la vie ?

Questions pertinentes auxquelles il est nécessaire d'apporter des réponses à la fois claires et constructives. C'est à cela que s'est employé le poète Olivier Barbarant face aux lycéens venus l'interroger sur ses Élégies étranglées.


Oui, pour Olivier Barbarant le poème part toujours d'une émotion. D'une émotion qu'il éprouve, c'est vrai, le besoin, la nécessité, de mettre en mots. Non pour l'intellectualiser, l'analyser, en produire une explication. Mais pour, la "réinscrire" dans le fil de son existence, "rebrancher " le langage sur ce qui a été vécu. Manière de faire coïncider quelque chose de très général et du coup partageable ( les mots) avec quelque chose de très personnel. Et toujours singulier.

jeudi 19 novembre 2020

FASTES ET AUTRES JOURS. JEUDI 19/11/2020. SUR LE DERNIER NUMÉRO DE CONTRE-ALLÉE. OLIVIER BARBARANT. LE POÈTE ET SES ÉMOTIONS.

Oui, l’émotion. L’émotion. Quand au bois par exemple il y a un oiseau. Que son chant vous arrête. Et vous fait rougir. Mais combien sommes-nous aujourd’hui à oser, mais aussi savoir, mettre en forme nos émotions. Les sublimer comme l’aura fait Rimbaud, en illuminations. Pour lui et pour les autres.

 

Ce n’est pas tout-à-fait d’émotion mais de sensiblerie, de sentimentalité, que part le texte que le poète Olivier Barbarant a placé, dans le dernier numéro de la revue Contre-Allées[1], dans la série intitulée par lui Un printemps divers. Réfléchissant à la triste situation dans laquelle, selon lui[2], nous nous trouvons plongés de ne pouvoir plus, sans ridicule ou sans honte, exprimer les mouvements, élans, entraînements, remuements de sensibilité qui nous traversent, renversent, en bien des occasions pour nous majeures de l’existence, il dénonce le caractère convenu de cette posture qui ne laisse finalement d’autre choix que de garder pour soi, sans en rien faire, la mémoire de ce qui nous aura ému.

 

Ainsi, « au poncif du larmoiement » écrit-il, ne pouvons-nous opposer que « le catéchisme de l’ironie ». C’est vrai que bien des confessions, bien des sentiments affichés ont quelque chose en eux de malpropres. Animés on le voit trop bien par le souci de l’image. Nourris de mauvaise littérature plus que de réalité. Mais diable ! comme l’écrit Paul Audi, dans un livre majeur, si l’esprit doit toujours continuer à jouer son rôle pour nous détourner des pièges de la barbarie, il est indispensable d’y associer « le cœur, si par ce mot l’on entend seulement la dimension de l’affectivité où se manifestent ce Jouir et/ou ce Souffrir en quoi se donne à sentir la passibilité même du corps de chair » qui est le nôtre[3].

 

lundi 16 novembre 2020

BONNES FEUILLES. L’ÂGE DU CAPITALISME DE SURVEILLANCE. UN LIVRE CAPITAL DE SHOSHANA ZUBOFF CHEZ ZULMA.

CLIQUER POUR LIRE L'EXTRAIT
Ce n’est pas parce que l’on se dit poète qu’il faut s’empêcher de réfléchir. Ce serait plutôt le contraire. Comme le disait un mien ami, déclarant peindre pour voir, j’écris pour penser, pour comprendre et saisir. Non pour exprimer des idées préalables. Mais je sais bien aussi à quel point mon intelligence et mon ouverture aux choses ont besoin de l’intelligence et de l’ouverture des autres. À quel point lire me nourrit. Et à quel point aussi il est nécessaire pour qu’une parole soit habitée, une intelligence éveillée qu’elles soient informées par autre chose que les communs clichés, les postures faciles, générés par les forces de plus en plus cyniques qui visent à prendre possession de nous.

C’est pourquoi m’importe de partager sur ce blog, des textes qui par leur puissance de pénétration m’aident à y voir clair, persuadé que ce qu’ils m’apportent ils peuvent aussi l’apporter aux autres. Ces autres comme moi que le mouvement général de la société vers de plus en plus de contrôle, de moins en moins de responsabilité, de plus en plus d’intelligence superficielle et narcissique, de moins en moins de solidarité vraie avec toutes les formes imprévisibles du vivant, consterne ou stupéfie. Quand il ne les brise pas.

J’entends souvent cette chanson : il faut savoir s’adapter, marcher avec son temps. Ne pas tourner le dos au progrès. Moyennant quoi il faut bien sous peine de passer pour un amish faire l’acquisition d’un téléphone intelligent pour être enfin partout joignable, communiquer avec des centaines d’amis sur tweeter ou Facebook pour remédier à l’isolement, tisser d’un clic des liens vers tous les bouts de monde où jamais on n’aurait cru aller, et puis naturellement, bourrer d’électronique sa voiture pour éviter les accidents… Certes. Les avantages sont nombreux à cette évolution que d’aucuns nous présentent comme un merveilleux accroissement de la puissance d’être. Et une nécessité. Et je sais que beaucoup s’ils murmurent contre la tension que génère l’incessante adaptation aux changements qu’on leur présente comme inéluctables, ne voient pas d’autre issue que de les accompagner.

Et c’est là que le livre de Shoshana Zuboff dont je recommande aujourd’hui, vraiment, la lecture, fait œuvre salutaire. Prolongeant de façon terriblement concrète les hypothèses avancées par Barbara Stiegler dans un ouvrage paru l’an passé « Il faut s’adapter » (Gallimard, Essais), ce livre montre que derrière ce qu’on cherche à nous vendre comme un impératif de nos sociétés dîtes complexes se cache une vaste entreprise de dépossession de nos libertés, conçue par un capitalisme totalement dévoyé, qu’elle appelle capitalisme de surveillance, qui, sous couvert de se mettre à notre service, s’enrichit des données qu’il nous extorque pour mieux les transformer par la puissance des intelligences artificielles, en programmes chargés non seulement de nous rendre esclaves du marché mais aussi d’imposer à l’espèce humaine dans son entier, les mécanismes de correction, de dressage qu’il aura concoctés pour édifier le type de société qui lui convient le mieux.


C’est que l’espèce humaine est imparfaite. Et que nombreux sont aujourd’hui devenus les sachants, spécialistes, ingénieurs, experts, qui prétendent savoir mieux que tous les autres, comment guider les masses nécessairement ignorantes et les réduire le plus possible à une forme supportable pour elles, d’inertie, de passivité. L’idéal qui les meut est celui d’un homme-machine, programmé, programmable qui se laissera piloter à coup d’applications et d’objets connectés de plus en plus subtils, de plus en plus efficaces. Ce cauchemar est en route. Et pour qu’il ne devienne pas un jour réalité il importe que nous luttions contre cette entreprise de domestication.

Le gros ouvrage de Shoshana Zuboff est de ces livres qui sont aussi des actes. Qui forcent l’attention. Transforment notre regard. Et du fait même qu’ils existent nous fournissent les armes nécessaires à notre libération. Des armes, des analyses, qui tout autant que la poésie, sont nécessaires, selon moi, pour nous défaire enfin, des systèmes invisibles qui nous oppressent.

 

lundi 28 septembre 2020

RECOMMANDATION. L’AUTRE JOUR DE MILÈNE TOURNIER AUX ÉDITIONS LURLURE. FORCE ET FRAGILITÉ DES PAROLES VIVANTES.

 

Il est des moments où la parole critique, celle qui tente un peu de rendre compte, a comme envie de s’effacer devant l’énigmatique évidence d’un texte. Ces moments finalement assez rares ne sont pas le signe d’une impuissance du lecteur à s’approprier à travers ses propres mots ce qu’une œuvre lui aura fait sentir et comment il en a été touché, non, c’est tout simplement que la force, l’illuminante clarté, qu’il trouve à certaines pages d’un livre qu’il a aimé, lui paraissent condenser sans en rien occulter, masquer, cette  « intensification charnelle du présent », pour reprendre une expression de Stéphane Bouquet, vers quoi pourrait bien tendre la part la plus vivante et nécessaire de la poésie.

 

Milène Tournier est une jeune femme de 32 ans, titulaire d’un doctorat en études théâtrales. Ses figures de référence sont le Rimbaud des fugues puis du grand rêve d’Afrique, l’Antigone antique aussi, qui creuse avec ses ongles pour « déraciner les lumières ». L’autre jour, que viennent de publier d’elle les éditions lurlure, est quasiment son premier livre, le précédent, Poèmes d’époque, publié dans la riche collection Polder de la revue Décharge qui l’aura fait découvrir, n’étant qu’un livret ne présentant d’elle qu’une trentaine de pages.

 

Disons le, il y a quelque chose de l’adolescence éternelle dans cette parole qui conjugue tout au long de ce livre, un désir infini d’expansion [1], faisant continuellement fi des limites couramment admises de notre condition, et un besoin tout aussi dévorant d’amour, d’attachement, de repli et de protection. Tout ici jusqu’à la façon qu’a son auteur de passer sans solution de continuité de la prose au vers, d’émouvoir la syntaxe, d’en déplacer les plis, sans pour autant chercher à trop s’en affranchir, témoigne de cette nécessité funambule d’accueillir pour les porter en soi les contraires. Au risque bien sûr de se briser.

 

En fait, je connais peu, de textes aussi bouleversants que ces Poèmes de famille, par quoi Milène Tournier nous fait entrer dans son livre. Et ces quelques pages où se dit, dans l’angoisse profonde d’avoir à les perdre un jour - source pour elle d’un sentiment de vulnérabilité extrême - la puissance de son attachement au père comme à la mère, empoigneront, je pense, plus d’un lecteur lassé comme moi des développement convenus qui prolifèrent sur le sujet.

 

On m’enterrera sous une autre époque que celle sur laquelle tout à l’heure je suis née. Mes mains ont cherché le visage de ma mère, le trou dans la vitre. Sur les tables à langer officielles ou de fortune, aire d’autoroute, lit d’invité, et pour que ne criât plus ma bouche qui criait, son nez a lu mon front de droite à gauche, de gauche à droite, comme une langue s’indécise. Trente ans durèrent trente ans. Mes bras prennent des bras dans leurs bras le soir, quand la lune prend le ciel. Il y a quelqu’un, précis comme un miracle, entre la lourde vitre du monde et le long trou du moi. Ma mort aura bientôt étalé et rapproché mes dizaines. Les mondes sont de très grands prématurés. J’attends ensemble la fin de la fin du monde. 

Maman je sais, un jour tout disparaît

Comme quand tu descends chercher la voiture au parking

Et moi j’attends en haut. 

Ainsi le déchirant se mêle-t-il au merveilleux dans cette œuvre où le souci constant, comme on vient de le voir, de la perte ou de l’abandon, se mêle à l’urgence toujours affirmée d’être « soulevée, emmenée, au voyage long, sans épaule », c’est à-dire, affranchie de tout lien, libérée de ses peurs, de vivre avec le plus d’ouverture et d’intensité possible. D’où cette présence constante au centre, du « je » le plus personnel mais d’un « je » rayonnant aussi, dirigé vers les autres et particulièrement les plus vulnérables. Poèmes des gens, quatrième des 13 sections qui compose le livre, nous fait ainsi approcher à côté de celle d’un homme qui se pense défiguré par des verrues au point de s’éprouver comme monstre, la situation bouleversante d’une vieille dame qui s’écroule devant le regard de son médecin qui lui demande « comment elle vit, en ce moment », celui d’une prof en fin de carrière qui a sacrifié sa vie à sa mère et s’imagine enfin passer sa retraite à ses côtés, celui d’un vieil homme devenu incapable de voir le rapport existant entre une table et une chaise…  Des passages d’autres sections nous entraînent vers des berges où campent des migrants, dans la tête de collégiens à l’intérieur de laquelle angoisses et rêves incessamment remuent. Et les journées de confinement dont le livre consigne les impressions les plus fortes et les rêves les plus déconcertants qu’elles provoquent, s’achèvent sur celui d’être Dieu. Mais un Dieu qui viendrait juste d’avoir enterré un ange.

 Ainsi, lourde d’émotions accumulées, à la fois puissante et fragile, centrifuge et centripète, la poésie de Milène Tournier se déploie de l’idée de sa naissance jusqu’à l’imagination de sa mort, se disant simplement « prêtée à la vie », traversant tout l’obscur comme toute la lumière des jours, dont elle fait ce jour autre, introuvable, ce jour intensifié, où enfin, par les mots, par la justesse d’une parole, d’un livre, de métamorphose en métamorphose, s’impose à elle l’évidence qu’elle peut bien désormais devenir « une des parts du monde où tout à l’heure » elle était venue se cacher.



[1] On en prendra pour seul exemple la série des rêves de quarantaine confinée qu’elle décline dans le dernier ensemble du livre…. Ainsi que la page que nous proposons de découvrir en extrait.

jeudi 30 avril 2020

PUISSANCE DES FICTIONS APOCALYPTIQUES. FABULER LA FIN DU MONDE DE JEAN-PAUL ENGÉLIBERT.


C’est vrai. Je ne partage pas le mépris dans lequel nombre de mes amis poètes, tiennent aujourd’hui le roman et de manière générale, la fiction. Incapable que je suis d'épouser leur conception du primat de l’écriture qui les amène à faire comme si cette dernière ne concernait que le mot, le vers, la strophe ou bien la phrase et ne s’étendait pas aussi à de plus grands ensembles, de plus vastes relations, de structure, de situations, de symboles, bref à tout ce qui, rassemblé dans un livre, un film, une œuvre d’imagination, organise ou désorganise les représentations, les informe, travaille les sensibilités, pour créer ou recréer, en nous, de la jouissance, du sens et des désirs d’action.

Certes je sais le caractère profondément aliénant de la plupart des fictions dont on cherche à nous repaître. Et sais bien l’importance prise aujourd’hui par les professionnels du storytelling dont l’objectif n’est que de permettre aux puissants, à travers tous les canaux qu’ils contrôlent, de mieux manipuler les masses pour asseoir toujours davantage leur pouvoir économique ou politique. N’empêche que, par la fiction, peuvent toujours s’expérimenter toutes sortes de rapports inédits au monde comme à soi-même, se découvrir de vastes pans de réalité, s’ouvrir aussi de nouvelles temporalités par quoi viennent s’élargir les consciences, s’approfondir les inquiétudes et se voir intelligemment relancé l’incessant entretien auquel nous oblige la dure et muette présence, sans rivage, des choses.

Réfléchissant, en cette période de catastrophe, à divers livres qui m’avaient marqué, abordant  la question de l’effondrement, de l’apocalypse, de la disparition, plus ou moins attendue, programmée, de nos inconséquentes et monstrueuses sociétés, je me suis rappelé l’ouvrage de Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde, paru à  la Découverte en septembre 2019. S’appuyant sur un nombre restreint mais bien choisi d’œuvres telles que La Route de Mac-Carthy, l’Homme vertical de Davide Longo, la trilogie de Maddaddam de la canadienne Margaret Atwood, Cosmopolis de Don DeLillo, les pièces de guerre d’Edward Bond, des séries comme The Leftovers, des films tels The Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou  Melancholia de Lars von Trier ainsi que d’œuvres d’auteurs français : Robert Merle, Antoine Volodine, Cécile Minard, l’ouvrage met clairement en lumière que de telles fictions loin d’être une façon qu’aurait l’industrie culturelle de nous enfermer un peu plus dans l’univers démobilisateur voire infantilisant du spectacle, jouent au contraire un rôle d’éveil. Possèdent comme une fonction propédeutique, nous préparant psychologiquement à la perte tout en réaffirmant la nécessité de l’action et la création de nouvelles solidarités. Non plus essentiellement humaines. Mais avec l’ensemble du vivant. Quand ce n’est pas – voir Ghost in the Shell - avec les robots eux-mêmes.

Paul KLEE, L'Ange de l'avenir
Nourri des analyses de nombreux penseurs contemporains qui se sont attachés à alerter depuis longtemps sur les dérives suicidaires de notre civilisation planétaire ainsi que par la conception de l’Histoire de Walter Benjamin, particulièrement attaché à comprendre « la constellation des périls » qui menacent notre présent, à partir de leur « préhistoire », l’essai d’Engélibert a le mérite d’inscrire sa réflexion dans le cadre d’une vision historique et par conséquent politique de ce qu’on appelle l’anthropocène que contrairement à certains auteurs il se refuse à voir comme une fatalité, l’attribuant clairement, comme le faisaient déjà les toutes premières œuvres marquées par le développement de la puissance industrielle, aux défaites successives de la pensée face à la prise de contrôle de plus en plus hégémonique du monde par le grand capital.

Je ne sais plus trop où j’ai lu que les vrais écrivains étaient les remords de la conscience de l’humanité, la formule je crois étant du philosophe allemand Feuerbach. Cela se vérifie pleinement à travers les ouvrages évoqués par le livre d’Engélibert. Qui sans jamais chercher à répondre à notre besoin, d’ailleurs impossible à rassasier, comme disait Stig Dagerman, de consolation, sont animés de toute l’énergie du désespoir dont le poète Michel Deguy affirmait au cours des années 90 qu’elle était face aux catastrophes annoncées, le seul recours qui nous restait. Une fois rejetés les minables petits espoirs, les grossières illusions, les utopies adolescentes qui malheureusement rassemblent toujours autour d’eux cette majorité de têtes molles qui composent nos cercles soit-disant artistiques ou cultivés.

Et c’est là qu’encore une fois se vérifie ce merveilleux paradoxe qui veut que les œuvres les plus noires aient la plus grande utilité. Les récits d’apocalypse nous obligent en effet à nous réapproprier le temps, à sortir de notre engluement dans un présent devenu mortifère. Nous rendant, face à la catastrophe, un peu de cette énergie nécessaire aussi bien pour nous y préparer que pour, si c’est toujours possible, y résister. Toute peine disait la philosophe Simone Weil, est supportable dans la clarté. Et dans l’aveuglante clarté de notre fin dont chacune des fictions dont nous parle Engélibert nous aide à voir à quel point elle est déjà en œuvre au cœur même de notre présent, immanente à notre temps, l’espace qui se trouve ouvert devant nous a cela de positif qu’il nous rétablit en acteur. En Sujet. Dans la conscience élargie du sens que nous pouvons enfin donner à la façon que nous avons choisie de nous y confronter.

vendredi 13 mars 2020

JEUX DE PISTES. LIRE SANDRA MOUSSEMPÈS AUX ÉDITIONS DE L’ATTENTE.


Dira-t-on du livre de Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect, sous-titré Boucles de voix off pour film fantôme, qu’il défie tout commentaire : la complexe élaboration que son auteur fait subir aux confidences qu’elle y adresse à ses lecteurs, les laissant finalement comme face à une « porte sans serrure dont nul ne possèderait » comme elle l’écrit, le code secret, « code intérieur bien sûr, aucune combinaison chiffrée ne pouvant être efficace ». 

C’est vrai que le livre de Sandra Moussempès n’est pas de ceux qu’on peut lire d’un œil distrait et qui se comprennent avant même d’être lus. Si la maîtrise de la langue, contrairement à ce que vers quoi s’oriente de plus en plus la logique du temps, y est absolument parfaite, donnant des phrases d’une précision et d’une évidence syntaxiques remarquables, l’univers référentiel, comme on dit, vers lequel ces phrases font signes, interroge par son apparente opacité. Et la diversité des pistes – j’emploie le mot ici dans le sens que lui donnent les actuelles techniques d’enregistrement audio-visuelles – la façon dont elles sont combinées, superposées, ont de quoi dérouter.

Qu’est-ce toutefois que dire sa propre vie, sinon entrer tout entier en relations. Au sein d’un espace-temps formel où la matérialité des choses dont on fait multiplement l’expérience, apparaît toute tissée d’affects mobiles qui s’accumulent en nous pour s’exprimer en pensées, se voir traduire en voix, à travers des opérations d’organes et d’intelligence qui nous demeurent en grande partie obscures.

C’est bien consciente de tout cela que Sandra Moussempès se met ici en scène. Avec cela qu’elle nous fait, si je peux dire, tout un cinéma. Non pour épater le bourgeois. Mais pour se libérer de certaines angoisses. Et continuer à se construire. Par une compréhension plus affinée sinon des opacités, du moins de ces divers brouillages, occultations ou effets parasites imposés à toute volonté d’expression.

Dédié à un certain R., présenté comme « l’amoureux errant de ce dédale », Cinéma de l’affect, doit être d’abord lu comme une chronique amoureuse. Une relation apparemment bousculée, difficile dans laquelle la complicité première des corps, des voix et des projets, les attachements, le « conte de fée psychique sans dialogue » qu’ils génèrent, finalement se désagrègent, laissant l’esprit s’interroger sur la nature réelle de ce qui a eu lieu : « escroquerie ou flamme jumelle, connard ou amour vrai, la reconstitution des faits se trouve dans une sacoche vide jamais retrouvée ».

Mais comme l’esprit – pourquoi ne pas d’ailleurs dire ici l’âme ? -  a besoin de sens, d’insérer chaque séquence de son propre vécu dans une sphère d’existence et de compréhension plus large, la rumination à laquelle Sandra Moussempès se livre dans cet ouvrage, passe par l’interrogation des principaux domaines d’expérience qui lui sont chers et façonnent depuis longtemps son imaginaire. Ainsi de sa relation singulière à la voix. Comme à ce que nous avons en nous de plus intime. Et qu’on aurait bien tort de ne considérer que comme un simple organe de parole. Du son. Du bruit. A la fois appareil et produit de langage. La voix c’est ce qui porte. Et nous porte vers l’autre. De la chair et de l’être. Pris dans une même tension. Et dans un même appel.

Ainsi Cinéma de l’affect interroge t-il la voix. Celle de son auteur d’abord. Dans son rapport au chant. Et par suite dans son rapport au père. Puis à l’ensemble de sa « lignée ». Insistant plus particulièrement sur cette Angelica Pandolfini, cette arrière-grand-tante qui au début du XXème fut une cantatrice célèbre et dont Sandra Moussempès dit avoir hérité de son timbre. La découverte sur YouTube d’un enregistrement de la voix de sa lointaine parente l’amenant à ce constat, renforcé par une certaine confiance accordée aux expériences spirites, que « les voix ne se dispersent jamais tout à fait » même si « on ne sait pas où elles vont et si elles montent au ciel avec les défunts ».

Alors, que se conserve-t-il ou s’invente-t-il de nous, dans la voix ? Celle que par exemple on aura laissée s’enregistrer sur le répondeur de l’amant. Celle qu’on aura conservé de lui sur tel ou tel appareil. Rejoindront-elles un jour toutes celles qui aujourd’hui remisées dans « un hangar désaffecté au département des rubans sonores démagnétisés », conservent dans le fouillis des appareils devenus obsolètes – vieux magnétos à bandes, K7 audio, répondeurs téléphoniques ou Walkmans sans leur casque -  « les messages des années 80, 90, des voix de défunts ou d’enfants à présent adultes ».

De fait, toutes ces voix, chacune avec son timbre propre, qui auront tenté de se trouver passage, de s’éterniser sur la cire d’un microsillon, dans la chambre numérique d’un appareil enregistreur, et se seront posées comme autant de voix off sur les images saccadées du film étrange de leur vie, ne sont-elles pas figures de cette condition qui fait de nous, fondamentalement, fantômes ? Egarés parmi d’autres fantômes, esprits, revenants, simulacres, phantasmes, ectoplasmes… , toutes formes que nous désirons pour les aimer ou les avoir aimées, saisir ou ressaisir, sans que bien sûr cela nous soit possible. Même avec les meilleurs appareils – le cœur en est-il un ? – du monde.

Reste l’art. L’écriture conçue comme un art, venant tresser ses filets de mots, ses emboitements de formes, imposer ses miroirs déformants. L’art qui, comme dans un vieil épisode de Colombo, n’en finit pas de tourner autour de ses sujets, jusqu’à ce que l’approximation devant laquelle il nous laisse, nous lasse. Nous réduisant pour conclure à la sommaire définition de ce que nous sommes. Défilant sur l’écran à la façon rapide d’un générique. Ici : « une Emily Brontë parisienne, d’origine basque et sicilienne, sub-londonienne d’adoption, devenue quasi Normande. »

lundi 2 mars 2020

NOUS INVENTER DE NOUVEAUX COMMUNS.


En matière de livre de résidence le pire côtoie parfois le meilleur. Nous connaissons tous de ces minces plaquettes où sous couvert de rendre hommage au territoire qui l’a quelque temps hébergé tel estimé confrère s’en fait comme il peut le rhapsode, bricolant quelques rapides pièces de circonstances dans l’espoir d’ainsi s’acquitter de l’engagement prévu dans son contrat.

Il n’est pas toujours simple d’écrire sur commande. Ou d’en trouver le sens.

Florence Jou n’est apparemment pas de ceux que rebutent ce type d’exercice. Invitée par Le Grand café, un dynamique Centre d’Art Contemporain installé depuis plus d’une vingtaine d’années sur l’estuaire de la Loire, à Saint-Nazaire, la jeune poète-performeuse a bien assimilé l’esprit de cette structure dont une des raisons d’être est d’associer autant que possible les publics diversifiés auxquels elle se trouve rattachée, au processus de création mis en place à leur contact par des artistes que la production d’une œuvre achevée retient moins que l’invention collective d’un chemin enrichissant ou renouvelant les pratiques de chacun.*

Certes dans ses Alvéoles Ouest, Florence Jou ne se libère pas totalement des poncifs qui accompagnent ces productions sensées réveiller pour se la réapproprier la mémoire d’un territoire. Reprenant ici celle des travailleurs des bureaux d’étude des gigantesques chantiers de Saint-Nazaire, elle joue à mon avis un peu trop facilement de la nostalgie d’un monde d’avant le numérique où les tracés effectués sur les plans par des employés devant à l’expérience plutôt qu’à leur diplôme, contrôlant l’ensemble de leurs outils, n’étaient pas encore désolidarisés des corps, « pas encore coincés dans les modélisations »  d’un programme élaboré sans eux. Par les machines. 

On lui en tiendrait rigueur si l’ensemble du livre se contentait d’une critique de convention des systèmes oppressifs nous enfermant aujourd’hui de plus en plus dans le cercle malheureux de nos passions tristes.

Mais, dans un esprit et une certaine invention de formulation qui m’a parfois rappellé le travail d’Alain Damasio dont j’étais d’ailleurs en train de relire la postface qu’il vient d’écrire au livre indispensable de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Florence Jou, contre ce qu’elle nous invite à voir comme une terrible entreprise de broyage des aspirations légitimes de l’individu, nous entraîne à tout un travail de résistance et de réaffirmation créatrice, inventive, de nos libertés profondes. Face ainsi à ce qu’elle nous donne à penser comme une entreprise de « pestonnage massif » par laquelle l’individu se fait piler, dépiler « comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons », elle revendique pour chacun l’art du bartitsu, cette méthode de défense personnelle née en Angleterre à la fin du XIX, reposant « sur le sens de l’équilibre, l’art de la ruse et une économie de coups ».

C’est que l’heure n’est plus à la plainte voire à la résignation. Mais à l’invention de nouveaux espaces et de formes nouvelles de résistances. Dans la création de nouvelles solidarités. Si possible joyeuses. Allègres. Mobiles. Et pourquoi pas flottantes.

Dans ce domaine l’art doit bien tenir sa place. C’est pourquoi dans la dernière partie de son texte Florence Jou rejoue la scène inaugurale de la création du centre d’art qui l’accueille, réinventant l’argumentaire de Sophie Legrandjacques qui allait devenir sa toute première directrice. Insistant sur la nécessité de « casser les stéréotypes de l’art identitaire » pour proposer à ces Messieurs de la municipalité une aventure susceptible de créer sur leur territoire de nouvelles relations. De faire émerger chez ses habitants une autre et plus fertile intelligence et du monde et d’eux-mêmes.**

Une alvéole est une cavité dans laquelle comme une dent, comme une plante, quelque chose de l’ordre de la vie, de la création, est susceptible de prendre un jour racine. Les Alvéoles de Florence Jou sont à prendre comme la reconnaissance par l’artiste qu’elle est de la puissance d’un lieu où cette vie s’invente, anglant comme elle dit « vers de nouveaux communs », plongeant « dans des ouvertures et des passages », débordant pour finir « d’un réseau inextricable de nouvelles affinités ».


NOTES

* C’est ainsi que ce livre a été conçu pour servir de support à une performance réalisée au Grand Café dans un dispositif sonore imaginé par l’artiste Dominique Leroy. Dans ce dispositif cinq performeurs amateurs dont la directrice du Grand Café ont pu prendre leur part.


vendredi 10 janvier 2020

ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE D’ART. LE RADEAU DE LA MÉDUSE DE GÉRICAULT.

CLIQUER POUR LIRE LE TEXTE DE P. WEISS


« Lorsque l'incompétence et l'irrationalité, piétinant toute décence, continuent à mettre en danger des vies de 'moindre valeur', alors nous pouvons chercher avec une énergie et une attention accrues la connaissance que prodigue l'art. »
Oui, le regard qu’il est légitime de porter sur les grandes créations de l’imagination artistique ne peut s’abstraire de toute interrogation sociale et politique. Si le tableau nous parle, en lignes comme en couleurs, en formes et proportions, l’esprit qui le contemple a le devoir aussi de questionner la relation qu’il entretient avec les grandes idéologies et les divers systèmes de domination à l’œuvre dans son époque.
Le Radeau de la Méduse n’est pas seulement la prouesse artistique d’un jeune homme de 28 ans qui s’affirme comme l’un des peintres les plus doués de sa génération. Il est aussi pour chacun une image dans laquelle peut se lire quelque chose de la destinée d’une société abandonnée par ceux qui ont mission de la secourir ou de la piloter. C’est la raison pour laquelle la grande romancière américaine que nous citons ci-dessus, en a fait l’œuvre emblématique du travail mené par elle au Louvre en 2006, sous le titre Etranger chez soi. On sait que cet immense tableau qui fit l’objet de longues et méticuleuses recherches, suscita dès sa présentation au Salon de 1819 diverses polémiques du fait de ce qu’il donnait à voir et surtout à comprendre des effets désastreux d’un système politico-social accordant pouvoir aux individus les moins compétents sur la foule innombrable de ceux qui, comme on dirait aujourd’hui, ne sont rien. Cette contenance hautaine et méprisante, qu’on appelle la morgue, bien des hommes malheureusement toujours la manifestent. Elle fut celle de ce vicomte Duroy de Chaumareys, ce royaliste émigré et parfait incapable, auquel fut confié le sort de la Méduse qu’ignorant les conseils avisés de ses subalternes, il envoya s’échouer sur le banc de sable d'Arguin, au large de la Mauritanie. Condamnant plus de cent de ses hommes dont 15 seulement survécurent, à dériver sans vivres sur un radeau, ce premier de cordée trouva tout aussi naturel après avoir embarqué les hommes qui lui étaient confiés dans cette catastrophique aventure, d’assurer sa survie et celle des quelques privilégiés qui l’accompagnaient en montant, sous la protection de la troupe, dans un des rares canots dont il avait pensé à équiper son navire…

C’est le propre des chefs-d’œuvre de pouvoir être toujours réinterprétés. Qui ne voit qu’aujourd’hui l’œuvre de Géricault conserve sa capacité à alimenter nos réflexions comme à soutenir nos révoltes et nos indignations. Et je m’étonne – sans vraiment m’étonner - que notre époque si prompte à la commémoration ait à ce point négligé le bicentaire d’une des œuvres les plus marquantes de l’histoire de notre peinture. Puissent les quelques pages du commentaire éclairant qu’en donne Peter Weiss dans son Esthétique de la Résistance inciter ceux qui les liront à ranimer en eux l’esprit de ce sombre et terrible tableau.

lundi 2 décembre 2019

Á PROPOS DE TCHERNOBYL, RÉCITS, D’INGRID STORHOLMEN. CE PASSÉ TERRIFIANT QUI RESTE DEVANT NOUS.


« Un évènement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. »
Svetlana Alexievitch
La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, 1997

La mort le fait frémir, pâlir
Le nez courber, les veines tendre
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre
François Villon
Le Testament, 1461


Nous vivons dans un monde de solitude et d’abstraction. Où les chiffres masquent de plus en plus la matérialité des choses. Les transforment en idées dont le choc sur la conscience passe comme un éclair sans que nous entendions au plus profond de nous à quelles réalités permanentes, sensibles, ils correspondent. Plus de 9 millions de personnes meurent chaque année de faim dans le monde. Un enfant meurt tous les 5 jours, en France, tué par sa famille. Deux tiers des enfants entre 2 et 14 ans, ce qui fait plus d’un milliard, font l’objet dans le monde de violences physiques régulières. Chiffres, chiffres. Abstractions…

Heureusement, des livres, des films, prennent le temps de nous faire éprouver d’au plus près ce qui se cache de difficultés, de souffrances, de rêves avortés, d’aspirations sacrifiées, d’existences mutilées, derrière la connaissance désincarnée que nous avons des choses. Comme la Supplication qui lui a servi largement de modèle, Tchernobyl, Récits d’Ingrid Storholmen est de ceux-là. Certes, ces « hommes, femmes, enfants, babouchkas, adolescents fringants, futures épouses, chiens, esprits » qui prennent ici la parole le font à travers la voix de cette norvégienne d’une quarantaine d’années dont les deux sœurs ont dû se faire enlever la thyroïde pour avoir subi les effets des pluies chargées de césium 137 qui se sont abattues dans leur propre pays. Mais toute littérature est traduction. Le mot n’est jamais la chose. Heureusement qu’il est des mots parfois qui aident à mieux sentir et partager, pour les interroger vraiment, les choses.

Catastrophe, tragédie et certainement pas comme les dirigeants de l’époque s’essayèrent à en persuader le monde, simple « accident », ce qui se passa dans la nuit du 25 au 26 avril 1986 marque en profondeur notre histoire. Comme de façon plus terrifiante encore, brosse peut-être le tableau de ce que nous réserve l’avenir. Nous interdisant à tout jamais cette aveugle confiance qu’à certains moments nous aurons pu entretenir envers les technologies. Envers le témoignage de nos propres sens. Comme envers les gouvernements auxquels nous faisons naïvement crédit de vouloir avant tout assurer à leur peuple, attention et sécurité [i].

Car au-delà du caractère proprement incommensurable des victimes qu’elle aura entrainées et continue toujours aujourd’hui à produire, selon des modalités que personne ne peut se targuer de connaître vraiment, la catastrophe de Tchernobyl inaugure pour l’homme une relation au monde bien plus terrible que celle imposée par la guerre. Étant une guerre au-dessus de la guerre[ii] où l’homme aura porté la main sur tout, sur tout ce qui existe : air, eau, plantes, animaux, et bien entendu ses semblables, ses proches, faisant de tout un potentiel ennemi, abritant en son sein les radiations. Á la fois invisibles et mortelles.

Ils avaient cru se doucher de printemps ceux qui sous les pluies
brillantes d’une fin d’avril 1986 ont laissé la maladie rouler dans leurs oreilles, laissé les racines de leurs cheveux s’abreuver de césium. Il croyait vivre un grand instant[iii], prélude à toute une vie de bonheur, ce jeune couple faisant pour la première fois l’amour sous le ciel plein d’étoiles juste avant qu’au-dessus de la centrale ne s’élève un nuage rouge et gris en forme de champignon et que la vie, brutalement bascule. Comme dans la Supplication, le livre d’Ingrid Storholmen n’en finit pas d’énumérer les retombées effroyables de la catastrophe. Osant plus que son modèle d’ailleurs s’aventurer, appuyée qu’elle se veut sur une écriture plus ouvertement poétique, jusque dans l’intimité de ses personnages [iv]. Elle le fait en soulignant bien la dimension temporelle de l’évènement. Un évènement dont on connaît la date initiale mais dont nul ne peut prétendre indiquer la fin.

« Tchernobyl est un évènement encore en cours, les gens tombent malades non seulement en Ukraine et en Biélorussie, mais aussi en Norvège. La terre y est toujours condamnée, brebis et rennes doivent encore être nourris de la main de l’homme. Le temps de désintégration de certaines matières radioactives est extrêmement long. Tchernobyl est une catastrophe qui vient à peine de commencer » écrit-elle à la fin de son livre. Rejoignant la terrible conclusion de Svetlana Alexievitch déclarant à propos des différents témoignages récoltés par elle entre 1986 et 1996 : « plus d’une fois j’ai eu l’impression de noter le futur » [v].




[i] « Tous nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien de cela n’est possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer… » écrit S. Alexievitch. Dans un monde où les menaces les plus graves sont devenues largement invisibles : une eau claire dissimulant des poisons toxiques, un fruit merveilleusement rouge et calibré enfermant les pesticides qui peu à peu altèreront notre santé, le beau nuage s’avançant dans le ciel bleu porteur de radiations, les images futiles que nous transférons sur les réseaux sociaux précipitant sans que nous puissions rien en voir la future catastrophe climatique… notre esprit rechigne toujours à douter des apparences. Comme il ne se montre pas toujours assez prompt ni suffisamment éclairé pour se défier vraiment des discours rassurants qui l’abreuvent. Ce n’est pas seulement du fait que de nouvelles catastrophes nucléaires sont possibles que des livres comme ceux de S. Alexievitch ou de I. Storholmen, comme j’y insiste en conclusion, ne nous parlent pas que d’un passé dont les conséquences ne sont toujours pas épuisées mais aussi d’un avenir qui nous laissera sans doute aussi désarmés que ceux et celles dont ils auront porté haut et fort la tragique parole.

[ii] Et pourtant la guerre, les guerres, qui sont aussi évoquées dans ce livre sont l’occasion de bien des horreurs. Telles celle que raconte Anna à une journaliste. L’histoire de son tout jeune enfant mangé par un voisin à l’occasion de la famine entraînée par le siège de Stalingrad.

[iii] C’est en hommage au beau livre d’Olivier Barbarant, Un grand instant que le hasard de mes lectures et de mes relectures a fait cotoyer sur mon bureau les ouvrages consacrés à Tchernobyl, que j’utilise cette expression. Qui m’a paru entrer en profonde résonance non seulement par l’esprit mais aussi à travers une partie de ses motifs déployés avec ce qui fait le fond pathétique du chœur des voix montant des victimes de la catastrophe nucléaire. Ces victimes avaient une vie. Des amours. Des habitudes, des rêves. Ils vivaient dans les saisons. Possédaient un jardin. Des animaux. Se baignaient dans le long courant des rivières. Si leur vie n’était pas destinée à être une vie tout-à-fait facile, ils pouvaient toutefois espérer au soir de leur existence, l’unifier autour de quelques heureux souvenirs : « des gouttes d’eau, un peu de perle ». C’est aussi cela qu’a détruit Tchernobyl. Tchernobyl qui au passage signifie « absinthe ». Qu’on retrouve – hasard objectif ? – dans le titre de la première section du livre de Barbarant.

[iv] Je remarque en outre que la Supplication qui insiste bien pourtant sur la déconstruction, chez la plupart des personnes interrogées par l’auteur, du système ancien de valeurs, est encadrée par 2 récits bouleversants témoignant de la toute puissance d’un amour absolu. Le livre de Storholmen n’hésite pas à montrer comment aux yeux d’une femme amoureuse la maladie de son époux a fini par le transformer à ses yeux en « une chose, rien qu’une chose. Pas son homme ». Rien qu’« un trou où déverser la soupe, un autre pour la recracher ». Les rayons ne font pas que dévorer des chairs. Ils finissent par détruire les plus beaux sentiments.

[v] Il faut opposer la tragique lucidité de nos deux auteurs à l’hallucinante superficialité de ces touristes de la catastrophe qui viennent aujourd’hui dans la zone d’exclusion, se faire photographier au pied du nouveau sarcophage, profitant ainsi des offres de peu scrupuleux opérateurs leur proposant de « vivre à leur tour et de partager l’expérience de Tchernobyl ». Etrangement, par ailleurs, la littérature autour de Tchernobyl, notent nos deux auteurs, est relativement pauvre. On ne peut que se réjouir donc de la sortie de ce nouveau livre de I. Storholsen comme du succès mérité de la très efficace et passionante série diffusée récemment sur NETFLIX, sobrement intitulée Tchernobyl.