jeudi 9 mai 2024

AUTOUR D’ALPAREGHO / PAREIL À RIEN QUE RESSORTENT LES ÉDITIONS LURLURE. ÉCHANGE AVEC HÉLÈNE SANGUINETTI.

 

C’est le grand mérite, entre bien d’autres, des éditions lurlure que de ne pas hésiter à publier de nouveau des textes parus certes, il y a de nombreuses années mais rendus malheureusement inaccessibles, par le défaut de leur éditeur. On ne remerciera donc pas assez Emmanuel Caroux d’avoir récemment repris Et voici la chanson d’Hélène Sanguinetti et aujourd’hui encore l’extraordinaire Alparegho, Pareil-à-rien, de la même, pour les remettre à la disposition des véritables amateurs de poésie.

Je suis depuis très longtemps le travail d’Hélène Sanguinetti, depuis son tout premier ouvrage, paru chez Flammarion, De la main gauche exploratrice, paru en 1999. À la sortie d’Alparegho, je lui adressai une lettre pour la remercier de son envoi. Je crois intéressant, surtout après avoir publié hier sur ce même blog l’extrait d’une longue réflexion de Charles Asselineau sur les manques de la critique littéraire, de partager ici l’échange, datant de septembre 2005, dont cet envoi fut pour Hélène et moi l’occasion. Comme nous sommes loin de la superficialité des échanges suscités par l’impatiente bousculade des réseaux sociaux !

 

Chère Hélène,

 

Je viens de terminer Alparegho.Tellement insolite et audacieux. Il m'apparaît comme un oratorio,  une cantate, plutôt, pas exactement faîte encore pour les temps présents mais pour ces temps à venir, dépossédés de nous, de notre histoire, temps alzeimhériens où ne subsisteront en l'homme, que bribes de ce qui l'aura, jusqu'ici, constitué, intelligence, perceptions, sentiment douloureux de l'altérité généreuse du monde…

Dans cette perspective de destinée déconstruite, de désordre cosmique, la voix, elle aussi altérée, diffractée que vous élevez, semble vouloir répondre du fond d'on ne sait quelle mystérieuse profondeur de souffrance et de désir à ces autres"voix indestructibles qui circulent" venues du monde hors d'homme. A moins qu'elles ne viennent du plus enfoui, obscur de lui, pour quoi se réclame aussi bouche.

Chère Hélène, cette forte entreprise de représentation d'une voix cherchant à s'incarner pour y trouver visage, dans l'usure ou le décousu d'un monde perdu de contradictions - entre horreur et admiration, mollesse et violence - n'est pas sans m'évoquer l'un des plus beaux poèmes que je connaisse et qui m'ont profondément marqué: les Quatre Quatuors, et plus particulièrement l'admirable Waste Land de T.S. Eliot dont je ne vous rappelle que ces deux vers de la fin qui auraient pu vous servir d'épigraphe:

"ShallI at least set my lands in order?//// These fragments I have shored against my ruins".

 

Le hasard faisant aussi bien les choses, il se trouve que je revoyais ces jours derniers ce qu'écrivait le regretté Daniel Arasse sur l'escargot de l'Annonciation de Francesco del Cossa. Moins qu'une figure de résurrection, ce qu'il est sans doute aussi, il y voit, dans l'ordre de la représentation propre au tableau, un dispositif obligeant à la conversion du regard, dispositif  obligeant à se poser la question de l'infigurable dans la figure, et remettant en cause le principe albertien selon lequel le peintre n'a à faire qu'avec ce qui se voit. C'est à cette sorte, je pense, de conversion mentale, cette fois, du regard intérieur, de pensée, donc, que je crois que vous vous êtes ici attachée.Bien au delà du facile principe métaphorique.

Je ne résiste pas à vous faire lire encore ces dernières lignes du texte d'Arasse, que vous trouverez dans son petit livre intitulé: On n'y voit rien: "Saviez-vous que les gastéropodes y voient mal ? Pire encore, il paraît qu'ils ne regardent rien. Ils se repèrent autrement. Malgré leurs deux yeux au bout de leurs cornes bien tendues, ils n'y voient pratiquement rien ; ils distinguent tout au plus l'intensité de la lumière et fonctionnent "à l'odeur". Cossa ne le savait certainement pas plus que vous. Mais il n'en a pas eu besoin pour faire d'un escargot la figure d'un regard aveugle.Je ne sais pas ce que vous en pensez mais, moi, ça m'en bouche un coin." J'imagine que cet extrait vous intéressera à plus d'un titre.

 

Allez, autre  rencontre, pour terminer. A la gauche du bureau d'où je vous écris se trouve une belle affiche représentant un tableau de Paul Klee, vu il y a bien longtemps maintenant au Lenbachhaus de Munich. Il représente un petit personnage surmonté d'un chapeau de cotillon, qui monte à l'échelle. Dans un rectangle du tableau, mais bien plus haut, on voit un croissant de lune et une étoile juive. Entre les deux niveaux, celui du personnage et celui du ciel, l'échelle se diffracte et mène à différents prénoms de femmes: Kathi, Cenzl, Mari… que le peintre a écrits très lisiblement. Un jeu de triangles et de de croix, de rouges et de bruns, figurent d'incertaines toitures qui font aussi comme les parties ouvertes d'un rideau de théâtre de marionnettes. Le petit personnage comique, fait de rien semble heureux  dans cette construction.

Je ne sais pourquoi, car à part l'échelle et la lune, je ne vois rien, dans les motifs, qui y ressemble dans votre texte, et surtout pas le côté drôle, j'ai envie de l'appeler désormais, ce personnage, Alparegho.

 

Chère Hélène, je ne sais si tout cela, que je vous écris, encore sous le coup d'une première lecture, pas trop réfléchie, simplement éprouvée et en prise surtout avec mes propres questionnements, vous paraîtra bien pertinent. Mais sans doute est-il parfois intéressant de se voir confronté aux réactions premières de ses lecteurs plutôt qu'à des études plus poussées. Voyez là dedans que ce livre ne m'a pas laissé indifférent comme trop d'autres qu'on me donne malheureusement à lire!

Je voudrais bien compter sur vous pour le prochain prix des Découvreurs. Accepteriez-vous?

 Avec amitié.

Georges

 

       

 À Georges Guillain,

 

Ce dimanche 4 septembre, très chaud et très beau.

 

            Merci de votre long et profond message, qui m'a beaucoup intéressée, et qui illustre encore une fois cette évidence : lire est écrire, mon poème est le vôtre dès cet instant où texte éteint, endormi sur la page, il est ainsi ranimé par la lecture. N'est-ce pas le vrai sens d'une publication ? Et c'est magique. Il me semble qu'il y a déjà là un bel élargissement. Peut-être alors aussi, de tant de sens renouvelés, mérite-t-il un peu plus ce poème, l'appellation de sans-nom que je lui ai donnée; sans-nom, autre expression du Visage fait de tout que je cherche à mettre au jour texte après texte, et qui se joue déjà, quant à la "forme", dans la multiplication des voix, des registres, des "genres" utilisés...(Je l'ai souvent évoqué et déjà sur le site des Découvreurs à propos de D'ici, de ce berceau). Oui, merci de votre message et respect finalement au Poème capable de tisser de tels liens entre nous.

Et maintenant comment vous "répondre" cher Georges Guillain, quand j'ai mis dans ce Pareil-à-rien tout ce que j'étais dans l'incapacité de transmettre autrement ? Oh, comme c'est banal ! certes, mais si juste. D'autant que ce poème-là m'a coûté plus que d'autres : physiquement, nerveusement, en poids de nerfs. Ce fut une longue et houleuse traversée.

 

Lundi, 5 septembre, aussi chaud, aussi beau.

             Le poème  est un visage, le visage est un sans-nom et c'est ici Alparegho.

Pas un nom, qui n'est rien, mais un mot inventé, très proche tout à fait involontairement (?) d'escargot (mon frère l'escargot), et de pareil dans une langue inconnue de moi...

Pareil à rien car différent de tout – Apar  comme abréviation du titre est curieux dans ce sens – ou, inversement, semblable à tout, donc à n'importe quoi; et, à la fois, égal à zéro, donc à rien de rien. Comme nous, sans aucun doute. Et rafistolé comme nous. Fait de bribes et d'éclats d'univers comme nous. Puis-je vous avouer que j'ai un grand respect pour lui et pour tous ceux qui l'accompagnent (cf. p. 85, la bande des Pauvres ) et qui sont peut-être les multiples métamorphoses dont il est capable, dont l'être est capable, et ainsi le poème.

Le oui ! non ! est son langage, son espèce de bégaiement, sa lèpre, sa certitude d'habiter une équivalence totale entre les oppositions, et les contradictions, sa manière d'être au plus juste, de connaître son ignorance et sa pauvreté aussi. C'est un enfermé dans l'air libre, dans la santé de l'air, dans les muscles de l'air et de l'espace, un cavalier sans pause, une force, et une brindille, un mouvement toujours vers l'avant sous le soleil et sous la lune (C'est le soleil et c'est la lune, tout et rien, et c'est personne).

Cette façon d'être en mouvement et comme "épinglé" (nous sommes destinés), c'est-à-dire à la fois mobiles et arrêtés, s'exprime dans ce oui-non, s'exprime, du moins l'ai-je vécu ainsi, dans tout le texte par «un pari et un parti "anti-musical"» comme l'a justement perçu Salah Stétié. Aussi je reviens sur votre terme de "cantate". Cantate, oui, si vous voulez, mais je n'entends pas là ce dont je vous ai d'ailleurs déjà parlé et qui est évoqué dans la présentation d'Alparegho (www.editionscompact.com) : la dissonance, l'humour, l'ironie, tout le dérisoire absolu de l'Aventure (d'écrire et de vivre) et du problème de l'apparence de l'être. Et qui atteint de ce fait toute l'écriture. Fait se "manger" les mots, en quelque sorte. Il y a harmonie et il y a dissonance. Ou il n'y a pas la vie.

Cette dissonance  se traduit dans le poème autant dans la matière même de la langue, que la concrétude,  le jeu des coupes, - sur lequel vous m'aviez questionnée naguère, vous vous souvenez ? -  les blancs, la taille, la force des caractères, toute la typographie.

Ce oui-non  auquel font par exemple écho les "ah bon..." est certes l'expression de la réalité quelque peu désastreuse du monde dans lequel nous vivons, où il faut trouver place et place juste, de l'indifférence qui l'évide, mais encore du doute profond qui habite mon écriture, son horreur de se prendre au sérieux. Finalement, dissonance implique humour, dérision, aussi « déchirure, ou déchirement ». Toute cette contradiction, cette tension entre cri et  silence, entre beauté et horreur, santé et douleur, bonheur et catastrophe, etc., etc., c'est la réalité, la seule qui vaille. Nous sommes vivants. Nous mourrons. Je suis vivante, j'écris, que peut le poème ? qu'est-ce qui reste ? Et après ? Et alors ? etc. Alors crier : En avant ! ou se taire.

 

Mercredi : je relis votre message.

J'aime beaucoup votre allusion à Paul Klee : Alparegho (et les autres), proche par exemple de l'extraordinaire série de dessins de 1939 (je pense à "Ange oublieux", "Il ne s'évade pas", "La lune comme jouet"...) vieil enfant, roi de l'échelle, équilibriste-né, suspendu, comme nous. Désespérant, et drôle, aussi, non ?

 

Je pense à Chaissac. Et à cet Alparegho de plâtre peint en jaune et rouge, haut de 51 cm, qui a précédé l'écriture du texte... sans bras, pareil à rien, être jaune, posé sur l'étagère, à côté de moi. Indescriptible. Il n'a plus que les yeux et le rouge de sa rage pour voir, entendre et aimer. Je pense aux cavaliers de Marino Marini.

 

Obsédée par la vie, vous le savez ? par cette recherche du sans-nom. Je travaille à un  Visage fait de tout. Je crois à un vivant nouveau. Il est dans la coquille de l'escargot, et au bout de ses cornes, il est en haut de l'échelle sur laquelle on monte pour toucher le ciel ! C'est possible et c'est impossible. Et c'est possible et c'est impossible, voilà qui peut durer toute une vie.

 

Mercredi soir, 07/09

Incroyable chose : sur le seuil, sur la porte de la rue, un très bel escargot – un bon gros de Bourgogne–  entièrement enclos dans sa coquille.

Le ciel est vert, tellement chargé de pluie qu'on peut s'attendre au pire des orages et tirer des sacs de sable devant les issues, et espérer que cela ne tombe pas trop fort, ne dure pas trop longtemps...

 

Jeudi : l'escargot est toujours là, moi aussi.

Je pense à votre rapprochement avec le texte de Daniel Arasse, On n'y voit rien, que je ne connaissais pas et que j'ai lu avec grand intérêt. Il est vrai que l'escargot me fascine et fait totalement partie, notamment avec l'échelle, de ma mythologie personnelle. Non seulement il charrie un monde invisible mais pied dans son ventre, il avance en laissant une trace sur la terre; spirale sur sa coquille, il montre la boucle sans fin de la piste, cornes rétractiles, il diminue; n'y voyant pas, il voit mieux ; masculin et féminin…quel être ! C'est bien lui qui m'a projetée dans cette écriture d'Alparegho : les deux premières lignes du texte sont d'ailleurs des phrases "données" :

                 " La nuit partout dans la maison.

                   Escargot s'y fond les cornes. "

Il va revenir à intervalles réguliers, passeur, messager, "figure de résurrection", et encore : rémanence, ancrage, tête de proue, seuil, usine de transformation aussi, si mystérieuse usine. Il inaugure par là de fait un questionnement éreintant à l'époque de ce texte : la réalité, c'est quoi ? qu'y a-t-il derrière ce que je vois ? qu'est-ce que je vois ? qui est là ? qu'est-ce que l'apparence ? le fond ? dehors est dedans et inversement ? oui, je me souviens très bien du début de l'écriture : racler et racler encore, arriver à l'os, plus loin que l'os, etc., et une passion à tout risquer. Merci reconnaissant alors pour votre "audacieux".

 

Quand, pour Arasse, il s'agit d'un "infigurable dans la figure",  pour moi il s'agit d'un envisageable dans le visage. Comment être plus obscure ?  vous l'aurez voulu !

 

Vendredi : soleil et vent, de retour. Dernière nage tout à l'heure et cette joie calme en regardant l'horizon et la mer  de sentir que la terre est ronde. Je vous laisse.

 

Bien vôtre,          hélène sanguinetti

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