Moabi photo de Jake Bryant |
Les
habitués de mon blog, ceux aussi qui ont applaudi à la sélection que nous
avons faîte en 2016 de l’extraordinaire livre de Laurent Grisel, Climats, se diront sûrement que c’est en
raison de son appartenance revendiquée au genre aujourd’hui bien reconnu que
l’on désigne sous l’appellation d’origine américaine de « naturewriting » que je m'intéresse ici au livre de Sophie Loizeau, Ma
maîtresse forme.
Certes,
la référence que fait l’auteure à ce type d’écrit qu’on dit issu du Walden de Thoreau mais dont les éditions
José Corti nous ont montré qu’on pouvait en trouver la source dans des écrits
bien antérieurs, ne serait-ce que ceux du naturaliste William Bartram dont j’ai pu évoquer jadis l’admirable figure, cette référence dis-je, a bien provoqué
chez moi une attente particulière que le titre emprunté à une des formules les
plus célèbres de Michel de Montaigne ne pouvait que renforcer.
Après
lecture toutefois, je dois admettre que si l’esprit général de ces naturewritings imprègne bien la suite de
poèmes qui compose le livre de la talentueuse Sophie Loizeau, ces derniers ne
me procurent pas vraiment, faute sans doute d’ampleur et d’approfondissement,
ce sentiment bouleversant d’unité cosmique qui fait qu’il m’arrive de me sentir
traversé par les mêmes énergies que nous sentons à l’oeuvre dans chacun des
éléments de ce que nous appelons la nature.
Car
il ne suffit pas de se proclamer oiseau, châtaignier, hérisson ou baleine pour
le devenir vraiment. Et il ne suffit pas d’anthropomorphiser le vivant, d’imaginer
des floraisons de narcisses venant bander au printemps les chevilles des arbres
pour que la nature dès lors enracinée en nous, vienne enfin nous parler sa
douce langue natale.
Constituée
de textes n’excédant pas pour la plupart une cinquantaine de mots, le livre de
Sophie Loizeau se présente comme une sorte de journal poétique dans lequel se
succèdent de courtes notations, des réflexions, qu’inspire effectivement sa
relation aux éléments de nature qui l’entourent. Dès lors s’imposent des
présences qui manifestent, de manière souvent un peu elliptique et discontinue,
à quel point notre vie, en chacun de ses instants, des plus heureux aux plus
déchirants, en passant par les ordinaires, est reliée à ces réalités dîtes de
nature avec lesquelles nous faisons monde, que nous pouvons espérer par la
science ou la philosophie sûrement un peu mieux connaître mais qu’il appartient
surtout à notre sensibilité profonde de savoir éprouver.
S’ensuit
comme l’écrit très bien Aurélie Foglia dans le billet qu’elle lui consacre sur Sitaudis et dont nous conseillons la lecture, un sentiment aigu de porosité et
de dessaisissement de son moi, qui conduit Sophie Loizeau à concevoir un monde
davantage fait de relations qui élargissent que de définitions qui
restreignent. Et c’est dans cette perspective que peuvent mieux se comprendre les nombreuses
allusions à sa propre fille, N. ainsi qu’à sa mère dont la maladie puis la
disparition en cours d’écriture occupent les dernières parties du livre qui
rejoint in fine la sage et consolante pensée de Montaigne selon laquelle la
mort est une partie de nostre estre non
moins essentielle que le vivre. [...] La défaillance d’une vie, ajoutant-il,
étant le passage à mille aultres
vies ».
Dans
le cadre du Prix des Découvreurs, nous ambitionnons de sélectionner des
ouvrages singuliers ouvrant comme j’ai l’habitude de dire de nouvelles « issues à la parole » ou permettant
de prendre mieux conscience de certaines réalités à mon sens trop occultées, du
fonctionnement particulier de l’écriture poétique. L’un des intérêts du livre
de Sophie Loizeau, dans cette perspective, se trouve être le dispositif
particulier qu’elle invente pour donner une forme toute personnelle, sa maîtresse forme, à son ouvrage. Attentive
à ce qu’il advient du texte dès qu’il est oralisé, à la façon dont par la voix
haute il se définit à travers la scansion particulière qui lui impose son
lecteur, Sophie Loizeau présente à chaque page deux versions différentes de ses
poèmes. Qu’elle appelle « l’écrit »
et le « dit » traduisant en
écriture phonétique sa façon propre d’entendre et de se dire à haute voix son
texte.
On y
réfléchira, mais il est indéniable que dans un système de vers libres,
principalement du fait de l’existence des syllabes en « e » et des
voyelles doubles, porteuses d’éventuelles diérèses, le lecteur se voit
régulièrement proposer divers choix de lecture. Ainsi par exemple du vers par
lequel débute le célèbre poème d’Apollinaire, Zone. S’il ne fait aucun doute à mes yeux qu’Apollinaire
l’envisageait comme un alexandrin et prononçait le mot « ancien » en
lui affectant trois syllabes, rien – la
suite du poème comprenant une majorité de vers libres – rien, n’empêche en fait
ici le lecteur de ne pas effectuer la diérèse et de ramener du coup l’apparent alexandrin
initial à une suite impaire de 11 syllabes, voire de procéder à l’élision du « e » dans le corps du vers et
d’aboutir alors à un simple décasyllabe : « À la fin tu es las d’ce monde ancien ». Une telle lecture aurait
ainsi le mérite de faire d’emblée ressortir le caractère moderne du texte et de
bien traduire la volonté d’affranchissement à l’égard des formes héritées du
passé qu’exprime par ailleurs clairement le vers.
Par
le choix qu’elle fait, Sophie Loizeau tente de remédier à ces incertitudes et
de se donner comme elle dit « l’assurance
d’une interprétation à la lettre du texte ». Cette position a le
mérite de mettre clairement l’accent sur le fait que toute lecture est bien comme
elle dit une interprétation. Une mise en scène aussi pourrait-on dire du texte.
Par laquelle le lecteur fait le choix, réfléchi ou intuitif, du sens
particulier qu’il entend en proposer. Et c’est la raison pour laquelle j’aime
entendre les auteurs. Et les faire entendre aux autres.
Mais
j’aime aussi qu’un texte ne s’envisage pas comme une structure close. Si le
poème est bien pour moi à chaque fois comme un paysage nouveau de langue,
j’aime l’idée que son lecteur le reconstitue à sa façon et selon ses propres
harmoniques. Opération qui, soit dit au passage est bien loin de se limiter à
ses structures phoniques. Lecteur de mes propres textes, je les lis rarement à
haute voix deux fois de la même manière. Me laissant différemment porter, selon
le degré d’intelligibilité que, dans l’instant, je m’en forme, par les diverses
suggestions, sémantiques autant que musicales du texte. Car un texte n’est pas
une forme à jamais figée. Une sorte de papillon épinglé sur sa plaque de liège.
Tout en puissances et suggestions, il vit et se revit. Se réincarnant sans
cesse. Au coeur de cette inépuisable métamorphose et relance du vivant et de
l’intelligence liée qu’exaltent d’ailleurs si bien, Montaigne et les auteurs
qui s’inscrivent dans la tradition dont nous parlions plus haut des naturewritings.
Alors,
c’est sûrement le mérite de l’ouvrage de Sophie Loizeau dont le lecteur averti
sait à quel point elle est attachée à la figure mythologique de Diane, que de
nous amener à prendre conscience de certaines réalités essentielles. Tenant
tout autant à découvrir son lieu propre au coeur d’un monde ouvert par son désir
d’exister qu’à se donner cette maîtresse
forme qu’« ondoyants et divers »
nous ne pourrons sans doute jamais fixer vraiment dans un cadre arrêté de
parole, elle expérimente l’univers, pour reprendre une dernière fois les mots merveilleux de Montaigne, comme une école d’inquisition.
[...] Une agitation. Une chasse. Sachant qu’il y est sans doute excusable comme
il dit de manquer à la prise. Moins, de
s’abstenir d’y entreprendre les courses les plus belles.
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