Comme le remarque justement le
grand historien Lucien Febvre que Clémentine Vidal-Naquet cite en exergue de
son livre sur les correspondances de guerre, « prétendre reconstituer la vie affective d’une époque donnée, c’est une
tâche à la fois extrêmement séduisante et affreusement difficile » que
l’historien toutefois « n’a pas le
droit de déserter ».
Mais pourquoi ? Pourquoi
toujours aujourd’hui, cet échange de millions et de millions de lettres - on parle de plus d'un million par jour - par lequel les couples que formaient nos arrières grands-parents ont répondu à leur séparation massive, peut-il intéresser des jeunes gens qui dépendent de technologies tellement
différentes pour communiquer un quotidien qui n'a apparemment rien à voir avec celui vécu, il y a tout juste un siècle, par
leurs lointains ancêtres.
C’est à cette question que la
jeune et talentueuse historienne Clémentine Vidal-Naquet est venue répondre, à
l’invitation de la Médiathèque de Calais, face à une vingtaine d’étudiants de
BTS du lycée Berthelot. Je ne reviendrai pas sur le contenu de la première
partie de son intervention que le lecteur pourra s’il le désire retrouver dans
la vidéo que nous avons mise en ligne. C. Vidal-Naquet y explique la façon,
fort inattendue, dont elle a pris possession de son sujet, la méthode
particulière qu’elle a suivie – toutes choses passionnantes pour comprendre un
peu la façon dont les choses se font ou pas dans notre esprit. Elle insiste
également sur la façon dont en dépit des différences sociales et des
singularités individuelles ces innombrables correspondances brassent à peu près
toutes, en fait, les mêmes lieux communs, tournant inlassablement autour des
grands thèmes de l’organisation de la vie matérielle, de la santé, de la
famille et aussi de l’amour. Pour ce qui est de ce dernier elle explique en
quoi la menace constante de la guerre, liée à l’éloignement des conjoints a peu
à peu libéré chez certains une parole au départ entravée par toutes sortes de
conventions...
En dépit de leur peu d’intérêt
littéraire – les personnes qui s’écrivent ne sont pas des écrivains et ces
derniers, si l'on excepte bien sûr Guillaume Apollinaire, ne se montrent pas dans leurs
lettres beaucoup plus inventifs ! – ces correspondances de temps de
guerre, répondent à des nécessités bien réelles et remplissent des fonctions
essentielles. Maintenir à travers les circonstances les divers liens familiaux,
renforcer face à l’épreuve le courage mutuel des conjoints, se construire aussi
pourquoi pas une certaine image dont l’autre pourra se montrer fier(e),
envisager un avenir commun et parfois même organiser sa mort ... Ainsi,
Clémentine Vidal–Naquet n’hésite pas à la fin de son livre à suggérer que la
construction commune de ces correspondances n’est pas sans rapport avec « l’élaboration d’une stèle à la relation,
générée par l’effroi de l’ultime séparation ».
On remarque cependant – et c’est
fort instructif- qu'en dépit de l’épouvantable et absurde boucherie que fut pendant
plus de 4 ans la première guerre mondiale, le sentiment de révolte,
l’expression du refus sont quasiment absents de ces correspondances. Cela ne
s’explique pas par l’existence d’une censure d’état. En fait, pour reprendre
l’expression d’un livre majeur de l’historien André Loez sur les refus de guerre et plus particulièrement les mutineries de 1917, l’esprit humain
parvient difficilement à s’affranchir des « évidences collectives ». Comme le dit aussi le théoricien de
la littérature Yves Citton nous subissons toutes sortes
« d’envoûtements » par lesquels notre pensée qui se croit libre,
notre parole qui se veut singulière se trouvent en réalité informées, entraînées, disciplinées, au point que nous sommes sans
doute davantage pensés par nos sociétés que nous ne sommes capables de les
penser vraiment. Tant sont importants pour les hommes le poids des morales
publiques et religieuses. Le poids du regard d’autrui et la crainte d’être mal
jugés.
Et c’est peut-être là que réside
l’une des interrogations majeures que nous avons à tirer de l’attitude et des
pensées des hommes et femmes de la Grande Guerre tels que nous les montre, avec
tous les scrupules qui honorent son esprit d’historienne, Clémentine
Vidal-Naquet : nous-mêmes, avec nos téléphones portables, nos communications
illimitées et instantanées vers chaque coin de la planète, nos revendications
exacerbées de singularité, notre prétendue liberté de parole, savons-nous
vraiment plus que ceux de 14 nous affranchir de ces évidences collectives qui ne s’appellent plus peut-être Devoir,
Patrie, Sacrifice... mais qui, d’être justement
moins visibles, travaillant comme on dit en « arrière-plan », n’en gouvernent pas moins sûrement toujours, nos
existences ?
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