faire
du simple avec
du
compliqué (ou faire semblant) :
dans
un pays sans adresse,
qu’est-ce
que je vais encore trouver
en
tournant
la
cuiller dans le bol de café
(ça
ne tourne pas rond).
Oui. C’est bien ce
lyrisme en apparence désinvolte et inquiet qui d’abord fait la force, évidente
pour moi, du livre de Paol Keineg
intitulé Mauvaises langues. Ici la
formule est celle d’une écriture qui, accompagnant les mouvements de la vie la
plus quotidienne, située dans le cadre fuyant d’une géographie qui a perdu ses
repères, d’un monde qui ne va plus très bien, cherche moins à nous asséner ses
vérités particulières qu’à s’étonner de ses découvertes. Chaque fois
renouvelées.
Composé
d’un choix de 86 poèmes relativement brefs tirés d’une sorte de journal
poétique intime s’étirant sur les 730 jours qui composent deux années, Mauvaises langues nous fait suivre
l’allure singulière d’un poète revenu au pays – le pays breton - après un long temps d’absence passé à enseigner
dans les universités américaines. Cette allure est bien entendu celle des textes
que l’auteur écrit, « assis à la
maison », « une planche
posée sur les genoux », recomposant ce qu’il a vu, pensé, compris, chaque
jour éprouvé du monde, à travers un travail plus ou moins régulier de langue, de langues devrais-je dire, qui,
faisant avancer ses poèmes « à la
vitesse d’un bovin, // sans autre bruit que le bruit/ de la peau sur la page»,
l’apparente ici aux paysans de sa lignée.
Mauvaises langues, comme Rimbaud en son temps aura pu dire Mauvais sang, est un livre dans lequel
son auteur, revenu d’un certain nombre d’expériences, bien au fait des « complications / de la mimesis/ et des
criailleries lyriques », comme de la diversité de ses appartenances, y
compris langagières, tire nombre de conclusions critiques tant sur l’état du
monde que sur sa propre existence d’homme dépaysé, à la fois « mal reçu et apaisé ».
Comme chez
son illustre prédécesseur, on en retiendra diverses formules, tantôt
cinglantes, tantôt provocatrices et auto-ironiques, qui disent à la fois la
vanité de la poésie, la « méchanceté »
actuelle du monde et les désillusions d’une existence qui ne croit plus aux
vérités qui transportent ni aux belles abstractions qui les fondent. Mais, si
c’en est bien finie ici de « la
position claire », c’est dans une forme demeurée beaucoup plus à
l’écoute de la foule de détails et
des choses sans importance qui
composent, sinon la « vraie vie »
du moins celle de la vie brute, celle qui n’exige
rien en échange, ne postule pas un
autre monde, que Paol Keineg, « entre
le proche et le lointain », nous redonne plus largement à voir cet
univers désenchanté, « difficile »
qui est aussi le nôtre. Où « force
doit rester à la violence du pouvoir ». Que celle-ci s’exerce à grand
bruit de tondeuse à gazon sur l’herbe des jardins ou de tronçonneuse sur le
corps humilié des vaches d'abattoir.
« La peine des vaincus fait peine à voir/le
triomphe des vainqueurs aussi ». Et « que répondre à ceux qui nous excitent par des kss kss ? ».
« En général, - poursuit Keineg – quand le particulier s’érige en
universel,/ j’ai tout lieu de craindre pour ma peau:/ jardin à la française
pour tous. » On comprendra, dès lors, en quoi la liberté formelle de
ces poèmes, la singularité toujours tranchante de leur tonalité, le mépris
qu’ils manifestent des enjolivements prétendument poétiques, leur refus aussi
d’endosser l’habit idéal du poète ou du philosophe, surtout de la belle âme toujours
prompte à se payer de mots, relèvent ici d’une forme d’affirmation vitale.
D’une nécessité quasi morale aussi. Par quoi l’oeuvre se trouve à même de
communiquer au lecteur un peu de cette chaleur vraie dont manque de plus en
plus notre univers social. À la manière un peu de « la vapeur qui monte des patates/ quand on les ouvre » que
célèbre à sa manière faussement naïve, mais pleinement éprouvée, celui qui,
ayant renoncé à entrer dans un autre monde et à croire aux lendemains qui
chantent, envie, tout en continuant quand même à « perdre [son] temps/ aux
conneries poétiques », « les
bêtes qui n’ont pas besoin// des mots qui coulent sur la vitre,/ tuent sans
haïr/ et ne se racontent pas d’histoires » et affirme rechercher
« la petite place de [son] grand-père/ parmi deux milliards d’humains
(devenus sept)/ qui se partageaient inégalement la planète,/ avec veau, vache,
faux et ficelle au pantalon. »
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