mercredi 18 mars 2020

MIEL, LITTÉRATURE ET MODE D'EMPLOI DES MACHINES Á LAVER !

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J'aurai bientôt l'occasion, j'espère, de présenter et commenter un peu le livre de réflexion de Pierre Vinclair qui accompagne chez Corti la publication de La Sauvagerie qu'il définit comme une "épopée totale concernant l'enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique et la destruction massive des écosystème".
En attendant je propose au lecteur de se pencher sur quelques pages de cet ouvrage qui ne devrait pas laisser indifférent.

vendredi 13 mars 2020

JEUX DE PISTES. LIRE SANDRA MOUSSEMPÈS AUX ÉDITIONS DE L’ATTENTE.


Dira-t-on du livre de Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect, sous-titré Boucles de voix off pour film fantôme, qu’il défie tout commentaire : la complexe élaboration que son auteur fait subir aux confidences qu’elle y adresse à ses lecteurs, les laissant finalement comme face à une « porte sans serrure dont nul ne possèderait » comme elle l’écrit, le code secret, « code intérieur bien sûr, aucune combinaison chiffrée ne pouvant être efficace ». 

C’est vrai que le livre de Sandra Moussempès n’est pas de ceux qu’on peut lire d’un œil distrait et qui se comprennent avant même d’être lus. Si la maîtrise de la langue, contrairement à ce que vers quoi s’oriente de plus en plus la logique du temps, y est absolument parfaite, donnant des phrases d’une précision et d’une évidence syntaxiques remarquables, l’univers référentiel, comme on dit, vers lequel ces phrases font signes, interroge par son apparente opacité. Et la diversité des pistes – j’emploie le mot ici dans le sens que lui donnent les actuelles techniques d’enregistrement audio-visuelles – la façon dont elles sont combinées, superposées, ont de quoi dérouter.

Qu’est-ce toutefois que dire sa propre vie, sinon entrer tout entier en relations. Au sein d’un espace-temps formel où la matérialité des choses dont on fait multiplement l’expérience, apparaît toute tissée d’affects mobiles qui s’accumulent en nous pour s’exprimer en pensées, se voir traduire en voix, à travers des opérations d’organes et d’intelligence qui nous demeurent en grande partie obscures.

C’est bien consciente de tout cela que Sandra Moussempès se met ici en scène. Avec cela qu’elle nous fait, si je peux dire, tout un cinéma. Non pour épater le bourgeois. Mais pour se libérer de certaines angoisses. Et continuer à se construire. Par une compréhension plus affinée sinon des opacités, du moins de ces divers brouillages, occultations ou effets parasites imposés à toute volonté d’expression.

Dédié à un certain R., présenté comme « l’amoureux errant de ce dédale », Cinéma de l’affect, doit être d’abord lu comme une chronique amoureuse. Une relation apparemment bousculée, difficile dans laquelle la complicité première des corps, des voix et des projets, les attachements, le « conte de fée psychique sans dialogue » qu’ils génèrent, finalement se désagrègent, laissant l’esprit s’interroger sur la nature réelle de ce qui a eu lieu : « escroquerie ou flamme jumelle, connard ou amour vrai, la reconstitution des faits se trouve dans une sacoche vide jamais retrouvée ».

Mais comme l’esprit – pourquoi ne pas d’ailleurs dire ici l’âme ? -  a besoin de sens, d’insérer chaque séquence de son propre vécu dans une sphère d’existence et de compréhension plus large, la rumination à laquelle Sandra Moussempès se livre dans cet ouvrage, passe par l’interrogation des principaux domaines d’expérience qui lui sont chers et façonnent depuis longtemps son imaginaire. Ainsi de sa relation singulière à la voix. Comme à ce que nous avons en nous de plus intime. Et qu’on aurait bien tort de ne considérer que comme un simple organe de parole. Du son. Du bruit. A la fois appareil et produit de langage. La voix c’est ce qui porte. Et nous porte vers l’autre. De la chair et de l’être. Pris dans une même tension. Et dans un même appel.

Ainsi Cinéma de l’affect interroge t-il la voix. Celle de son auteur d’abord. Dans son rapport au chant. Et par suite dans son rapport au père. Puis à l’ensemble de sa « lignée ». Insistant plus particulièrement sur cette Angelica Pandolfini, cette arrière-grand-tante qui au début du XXème fut une cantatrice célèbre et dont Sandra Moussempès dit avoir hérité de son timbre. La découverte sur YouTube d’un enregistrement de la voix de sa lointaine parente l’amenant à ce constat, renforcé par une certaine confiance accordée aux expériences spirites, que « les voix ne se dispersent jamais tout à fait » même si « on ne sait pas où elles vont et si elles montent au ciel avec les défunts ».

Alors, que se conserve-t-il ou s’invente-t-il de nous, dans la voix ? Celle que par exemple on aura laissée s’enregistrer sur le répondeur de l’amant. Celle qu’on aura conservé de lui sur tel ou tel appareil. Rejoindront-elles un jour toutes celles qui aujourd’hui remisées dans « un hangar désaffecté au département des rubans sonores démagnétisés », conservent dans le fouillis des appareils devenus obsolètes – vieux magnétos à bandes, K7 audio, répondeurs téléphoniques ou Walkmans sans leur casque -  « les messages des années 80, 90, des voix de défunts ou d’enfants à présent adultes ».

De fait, toutes ces voix, chacune avec son timbre propre, qui auront tenté de se trouver passage, de s’éterniser sur la cire d’un microsillon, dans la chambre numérique d’un appareil enregistreur, et se seront posées comme autant de voix off sur les images saccadées du film étrange de leur vie, ne sont-elles pas figures de cette condition qui fait de nous, fondamentalement, fantômes ? Egarés parmi d’autres fantômes, esprits, revenants, simulacres, phantasmes, ectoplasmes… , toutes formes que nous désirons pour les aimer ou les avoir aimées, saisir ou ressaisir, sans que bien sûr cela nous soit possible. Même avec les meilleurs appareils – le cœur en est-il un ? – du monde.

Reste l’art. L’écriture conçue comme un art, venant tresser ses filets de mots, ses emboitements de formes, imposer ses miroirs déformants. L’art qui, comme dans un vieil épisode de Colombo, n’en finit pas de tourner autour de ses sujets, jusqu’à ce que l’approximation devant laquelle il nous laisse, nous lasse. Nous réduisant pour conclure à la sommaire définition de ce que nous sommes. Défilant sur l’écran à la façon rapide d’un générique. Ici : « une Emily Brontë parisienne, d’origine basque et sicilienne, sub-londonienne d’adoption, devenue quasi Normande. »

mardi 10 mars 2020

LA NUIT DES ROIS À LA COMÉDIE FRANÇAISE. VIVE LE VRAI SPECTACLE VIVANT !



La Nuit des rois de Shakespeare est une pièce farcesque. Une vraie pièce de carnaval. C’est en ce sens d’ailleurs que le célèbre metteur en scène allemand Thomas Ostermeier l’a monté en 2018 à la Comédie française. Et c’est un pur régal que de voir en mars 2020 cette pièce continuer sous sa direction à vivre en intégrant pour les tourner en dérision quantité d’éléments qui font la tristesse sinon le malheur de notre sombre actualité, du recours insupportable au 49.3 à la propagation angoissante de la peur du coronavirus.

Il est loin le temps où l’on se rendait en habits à la Comédie Française pour y voir jouer des pièces à costume. Aujourd’hui pour reprendre le slogan d’une marque de fast food on y va comme on est. Et les acteurs jouent en slip. Quand ils ne le baissent pas pour montrer quelque plus intime partie de leur anatomie. Et si je ne pousse pas la naïveté au point d’ignorer, dans ce changement d’esprit, la mise en place de nouvelles postures, j’aime voir par là le théâtre renouer vraiment avec l’une de ses fonctions principales qui est de parler au présent pour un public vivant.

Pour faire mieux réagir son public Thomas Ostermeier n’hésite jamais à bousculer les codes. Ainsi la part qu’il fait tout au long de sa mise en scène au mauvais goût tant des costumes que de certaines des plaisanteries qu’il donne à faire à ses très remarquables acteurs, va, comme le veut d’ailleurs tout l’esprit de la pièce, dans le sens d’une remise en question de tous les attendus, de toutes les pseudo-définitions par lesquelles sont encadrées d’ordinaire nos représentations et à travers elles, nos vies. À commencer par les identités que nous nous supposons. Que nous attribuons aussi à nos partenaires d’existence. Et jusqu’aux animaux avec lesquels nous partageons notre si déroutante et confondante habitation.

J’ai eu la chance, la veille de la représentation au Français, de pouvoir assister au théâtre de la Colline à la mise en scène du texte de Peter Handke, Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale, par l’excellent Alain Françon. Force est de constater que la belle esthétique de Françon, l’incontestable talent de ses acteurs, l’intelligence aussi qu’on sent bien déployée partout sur la scène, n’empêchent pas le texte très fort mais quand même un peu bavard de l’auteur, de susciter à la longue un certain ennui que ne dissipe pas entièrement les fort beaux tableaux d’hiver et de nuit de la fin. Le côté couillu de la représentation donnée à la Comédie Française et l’implication que, par des effets d’ailleurs un peu faciles parfois, les acteurs réussissent à obtenir du spectateur, font à l’inverse que les presque trois heures de représentation passent là comme lettre à la poste et qu’on entend bien aux applaudissements de la salle que chacun serait bien encore resté des heures à prendre plaisir à ce vivant spectacle qui venait de lui être offert.

Bien sûr les deux pièces ne sont pas de même nature. Ni de même portée. Et si toutes deux engagent à la réflexion elles le font dans un esprit totalement différent. Qui témoigne quand une nouvelle fois qu’au théâtre, l’esprit de sérieux et la pertinence approfondie du verbe et de tous ses discours l’emportent rarement sur le langage irrévérencieux, tout débridé des corps et le sens actualisé de la raillerie et de la dérision.

lundi 9 mars 2020

CEZANNE À MARMOTTAN. PANURGISME ET CORONAVIRUS !



Á quoi peut bien servir d’organiser à grands frais une exposition qu’on rend par ailleurs quasiment invisible par les conditions de visite qu’on inflige au public venu s’en régaler. Ce Cezanne, Rêve d’Italie que propose actuellement le Musée Marmottan, a tout a priori pour séduire. Outre la réputation bien entendu du maître d’Aix, tant auprès du grand public que des vrais connaisseurs, sans compter bien sûr les artistes eux-mêmes, l’idée de mettre doublement en perspective son œuvre en la comparant à ses sources italiennes ainsi qu’aux nombreux peintres de la péninsule qui s’en sont ensuite inspiré, a de quoi attirer. Toutefois comme les rapprochements effectués par les organisateurs de l’exposition sont loin de sauter toujours immédiatement à la vue, il faut pour tirer vraiment profit de la visite pouvoir prendre le temps de tranquillement regarder et comparer les œuvres et de lire pourquoi pas les nombreux cartels explicatifs qui très pédagogiquement les accompagnent.

Paysage classique de Francisque Millet
Or une telle chose est impossible. Encombré de visiteurs et surtout de groupes faisant cercles autour de différents conférenciers, au point de masquer de leur masse importune la plupart des tableaux qui y sont accrochés, l’espace relativement étroit des salles qui s’offre au parcours tient plus de la jungle amazonienne ou du grand magasin le premier jour des soldes que du lieu de contemplation et de réflexion qu’il devrait avoir pour vocation d’être.

C’est bien dommage assurément. Mais finalement bien représentatif de l’évolution de nos sociétés qui font consommation de tout et ont édifié le panurgisme touristico-culturel au rang de vertu cardinale. Alors que l’art continue à ne pas trop nourrir son homme, la culture, elle, s’en nourrit sans complexe, lançant les foules avides de distinction vers les grandes choses souvent méprisées du passé, à grands coups de lancements publicitaires.

On pourrait recommander aux responsables de Marmottan de réserver, comme cela se fait par endroits, les visites guidées à quelques plages horaires pour redonner au visiteur solitaire un peu de la jouissance effective du lieu. Pas certain que cette décision de bon sens prime sur la politique du chiffre qui ravage la plupart des "managers" du temps. Ne reste d’espoir alors que dans le coronavirus. Quand on s’apercevra que devant les tableaux ici rassemblés, de Cezanne, de Tintoret, de Poussin ou de Morandi, ce sont des foules qui s’entassent à se marcher sur les pieds, engoncés dans leurs manteaux, leurs pardessus – le musée n’ayant pas de vestiaire ! – chaque visage à moins de cinquante centimètres de son voisin, peut-être que pour éviter la fermeture on se résoudra à ne faire entrer qu’un petit contingent de visiteurs qui enfin pourra profiter de ce qu’il n’hésitera sans doute plus alors à estimer avoir été une belle exposition.

lundi 2 mars 2020

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NOUS INVENTER DE NOUVEAUX COMMUNS.


En matière de livre de résidence le pire côtoie parfois le meilleur. Nous connaissons tous de ces minces plaquettes où sous couvert de rendre hommage au territoire qui l’a quelque temps hébergé tel estimé confrère s’en fait comme il peut le rhapsode, bricolant quelques rapides pièces de circonstances dans l’espoir d’ainsi s’acquitter de l’engagement prévu dans son contrat.

Il n’est pas toujours simple d’écrire sur commande. Ou d’en trouver le sens.

Florence Jou n’est apparemment pas de ceux que rebutent ce type d’exercice. Invitée par Le Grand café, un dynamique Centre d’Art Contemporain installé depuis plus d’une vingtaine d’années sur l’estuaire de la Loire, à Saint-Nazaire, la jeune poète-performeuse a bien assimilé l’esprit de cette structure dont une des raisons d’être est d’associer autant que possible les publics diversifiés auxquels elle se trouve rattachée, au processus de création mis en place à leur contact par des artistes que la production d’une œuvre achevée retient moins que l’invention collective d’un chemin enrichissant ou renouvelant les pratiques de chacun.*

Certes dans ses Alvéoles Ouest, Florence Jou ne se libère pas totalement des poncifs qui accompagnent ces productions sensées réveiller pour se la réapproprier la mémoire d’un territoire. Reprenant ici celle des travailleurs des bureaux d’étude des gigantesques chantiers de Saint-Nazaire, elle joue à mon avis un peu trop facilement de la nostalgie d’un monde d’avant le numérique où les tracés effectués sur les plans par des employés devant à l’expérience plutôt qu’à leur diplôme, contrôlant l’ensemble de leurs outils, n’étaient pas encore désolidarisés des corps, « pas encore coincés dans les modélisations »  d’un programme élaboré sans eux. Par les machines. 

On lui en tiendrait rigueur si l’ensemble du livre se contentait d’une critique de convention des systèmes oppressifs nous enfermant aujourd’hui de plus en plus dans le cercle malheureux de nos passions tristes.

Mais, dans un esprit et une certaine invention de formulation qui m’a parfois rappellé le travail d’Alain Damasio dont j’étais d’ailleurs en train de relire la postface qu’il vient d’écrire au livre indispensable de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Florence Jou, contre ce qu’elle nous invite à voir comme une terrible entreprise de broyage des aspirations légitimes de l’individu, nous entraîne à tout un travail de résistance et de réaffirmation créatrice, inventive, de nos libertés profondes. Face ainsi à ce qu’elle nous donne à penser comme une entreprise de « pestonnage massif » par laquelle l’individu se fait piler, dépiler « comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons », elle revendique pour chacun l’art du bartitsu, cette méthode de défense personnelle née en Angleterre à la fin du XIX, reposant « sur le sens de l’équilibre, l’art de la ruse et une économie de coups ».

C’est que l’heure n’est plus à la plainte voire à la résignation. Mais à l’invention de nouveaux espaces et de formes nouvelles de résistances. Dans la création de nouvelles solidarités. Si possible joyeuses. Allègres. Mobiles. Et pourquoi pas flottantes.

Dans ce domaine l’art doit bien tenir sa place. C’est pourquoi dans la dernière partie de son texte Florence Jou rejoue la scène inaugurale de la création du centre d’art qui l’accueille, réinventant l’argumentaire de Sophie Legrandjacques qui allait devenir sa toute première directrice. Insistant sur la nécessité de « casser les stéréotypes de l’art identitaire » pour proposer à ces Messieurs de la municipalité une aventure susceptible de créer sur leur territoire de nouvelles relations. De faire émerger chez ses habitants une autre et plus fertile intelligence et du monde et d’eux-mêmes.**

Une alvéole est une cavité dans laquelle comme une dent, comme une plante, quelque chose de l’ordre de la vie, de la création, est susceptible de prendre un jour racine. Les Alvéoles de Florence Jou sont à prendre comme la reconnaissance par l’artiste qu’elle est de la puissance d’un lieu où cette vie s’invente, anglant comme elle dit « vers de nouveaux communs », plongeant « dans des ouvertures et des passages », débordant pour finir « d’un réseau inextricable de nouvelles affinités ».


NOTES

* C’est ainsi que ce livre a été conçu pour servir de support à une performance réalisée au Grand Café dans un dispositif sonore imaginé par l’artiste Dominique Leroy. Dans ce dispositif cinq performeurs amateurs dont la directrice du Grand Café ont pu prendre leur part.


vendredi 28 février 2020

UN POÈME DE NIMROD.




Un poème du livre de Nimrod qui peut-être n'est pas le plus significatif de l'ensemble. Mais qui fait écho en moi à bien des choses, avec cette façon qu'il a, autour de la mention d'un paysage qui m'est cher, de rassembler ces mondes qui aujourd'hui plus que jamais affrontent leur puissance...

vendredi 21 février 2020

GUERRE AUX RESTAURATEURS ? UNE HALTE Á PIERREFONDS.

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Qu’est-ce qui peut bien constituer l’authenticité d’un monument ? Est-ce principalement comme semble le penser la majorité d’entre nous, la persistance dans le temps de ses matériaux d’origine. Auquel cas rien, nous venant des plus lointains passés, ne sera plus authentique bien entendu qu’une ruine. Ou, comme c’est par exemple le cas pour la tradition japonaise, la forme qui porte son esprit ou pour mieux dire le modèle immatériel qui aura pu dans le passé en susciter la construction et par la suite son usage.

Á ce moment de notre petite histoire nationale où nos responsables politiques auront à se prononcer sur les suites à donner à l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, ces questions naturellement se posent. En des termes je veux bien le croire beaucoup plus complexes encore. C’est pourquoi je ne crois pas inutile de partager sur ce blog quelques réflexions qui me sont venues à la suite d’une visite du Château de Pierrefonds qu’on peut finalement considérer comme emblématique d’un type de restauration penchant plutôt du côté de la conception japonaise. Viollet-le-Duc n’a-t-il pas là, dans sa quête du monument perdu situé l’authenticité dans la reconstruction, à force de plongées dans le passé et d’un inlassable travail d’observation et de connaissance mais à partir aussi des matériaux et des techniques de son temps, d’un modèle idéal de gothique capable de parler à nouveau à l'esprit.

On trouvera dans ce dossier outre mes réflexions sur le site et quelques rapides recommandations pour le séjour, deux textes particulièrement intéressants que je donne dans leur intégralité, l’un d’Anatole France exprimant ses réactions à la découverte de Pierrefonds juste après sa restauration, l’autre de Victor Hugo, un  pamphlet magnifique et bizarrement très peu connu, que je recommande vraiment à tous pour sa verve inimitable et pour les multiples échos qu’il peut faire à notre sombre actualité.

mercredi 12 février 2020

NAGER VERS LA NORVÈGE HIER AU LYCÉE BRANLY DE BOULOGNE-SUR-MER.


Comme toujours grand plaisir d’avoir hier pu accompagner un nouvel auteur de la Sélection du Prix des Découvreurs au lycée Branly de Boulogne-sur-Mer. Et d’avoir ainsi pu découvrir moi-même la personnalité de Jérôme Leroy, un poète à la fois filial - par la reconnaissance qu’il voue à la riche tradition poétique qui l’a précédé - et singulier - par la façon qu’il a de savoir faire résonner à partir d’elle la relation intime et engagée qu’il entretient avec le monde contemporain.

Merci et bravo à l’importante équipe des professeurs de lettres et des professeurs documentalistes d’avoir pu maintenir en dépit des difficultés, la plus grande partie des 7 rencontres initialement prévues.


vendredi 7 février 2020

DEUX POÈMES DE MAURICE BLANCHARD.


POÉSIE POUR LES POISSONS ROUGES ? Á PROPOS DE LA RÉÉDITION DU MAURICE BLANCHARD DE PIERRE PEUCHMAURD.



Non, affichés amateurs de poésie chichiteuse, de biographie chipoteuse, de paquet bien ficelé, rien pour vous dans ce livre ! Car même si des auteurs s’y montrent et fortement, vous ne les verrez pas. Ne les entendrez pas. Quand ils diront la liberté. Quand ils diront la vérité. Quand ils crieront, eux les ratés, qu’ils vous emmerdent. Et ne vous comptent que pour du beurre. Á fondre dans leur propre lumière.

Ne nous faisons pas d’illusions. Un poète rare, mort, parlant d’un autre poète, tout aussi rare, tout aussi mort : c’est une drôle d’idée que les éditions Pierre Mainard ont eue là, de proposer à nouveau, à l’active incuriosité de leurs contemporains, ce livre que Pierre Peuchmaurd consacra en 1988, dans la collection des Poètes d’aujourd’hui, dirigée par Seghers, à ce grand poète si grandement méconnu que fut et que continue d’être, Maurice Blanchard.

Alors, mes contemporains, si prompts à vous saisir du moindre prétexte pour vous exciter, vous faire un peu plus exister, sur les réseaux oiseux, sur les réseaux noiseux qui occupent le monde, oui, vous mes semblables, triangles, carrés, citrouilles ou pommes de terre, qui vous regardez « dans des miroirs, géométriques quant à la surface, rigidement cadavériques dans leur profondeur[…] et vous sculptez ainsi votre monument funéraire » combien de doigts de la main serez-vous pour reconnaître les intenses fulgurations, les opéras sanglants, de ces « poètes de proie ». Qui sont aussi des fêtes. Dont vous ne savez rien.

Pourtant, mi choix de textes, mi biographie supposée, le maurice Blanchard de Peuchmaurd est de ces livres qui honorent et leurs auteurs et ceux, lecteurs comme éditeurs, qui leur permettent d’exister. De vivre. De ces livres porteurs d’incandescentes paroles. De celles qu’on ressent comme si on avait tout-à-coup mis son doigt dans la prise. De celles qui, assumant, en ce siècle « d’otages et de copies conformes », leur irréductible et triomphale marginalité, tracent d’invincibles routes, renversant tout sur leur passage, et l’indifférence des autres et les traverses des chemins, se foutant pas mal d’être et surtout n’être pas, comprises. Sinon par les poissons rouges.

Car, « saltimbanque du non-sens », le poète y dresse lui-même ses barricades mystérieuses. Fait sa lumière de même. Et aussi son obscurité !

lundi 3 février 2020

ALAIN DAMASIO. UN LIVRE BLEU POLYCHROME. OU LIRE POUR AFFIRMER LA VIE.


Il est réconfortant après avoir enduré les intarissables et nébuleux bla-bla de certains petits Narcisse institutionnels qui ne condescendent à aborder les questions qui les dépassent qu'avec l'ironique ou méprisant détachement qui fera d'eux toujours des goujats de la pensée, de pouvoir compter, chez soi, sur l'amitié de certains livres. Et de retrouver, auprès d'un auteur aimé, cet élan vital que le petit cirque culturel et ses insupportables simulacres semblent en partie conçus pour briser. Le recueil de nouvelles d'Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide est de ces livres qui, en dépit du tableau des plus manifestement inquiétant qu'ils brossent de notre situation et de l'avenir que nous nous fabriquons, sont susceptibles de nous redonner cette force, cette impulsion si nécessaires pour ne pas renoncer à rester tout simplement vivants.

Il y aurait des pages et des pages à écrire pour rendre un peu compte du caractère inventif et stimulant de l'œuvre de Damasio. Qui mûrit ses livres sans être comme d'autres, obsédé par le rythme infernal des publications. Ce qui donne à chaque fois des ouvrages qui nous travaillent longtemps et dans les profondeurs. Je considère, pour sa puissance poétique, bien supérieure à celle de trop nombreux ouvrages réalisés par de purs poètes et pour la qualité des réflexions vers lesquelles il nous entraîne, sa Horde du contrevent comme un des romans majeurs de ces dix dernières années et attends avec impatience ses Furtifs qui devraient paraître sous peu.*

Ne disposant pas aujourd'hui du temps, ni peut-être du courage nécessaires pour revenir en détail sur toutes les impressions que m'a laissées une telle œuvre, j'aimerais cependant quand même partager ici un court passage d'une nouvelle dans laquelle la figure d'un scribe lancé tout entier dans l'écriture impossible du Livre, celui qui fera corps enfin avec la vie, rejoint pour moi idéalement la figure que je me fais depuis longtemps du véritable lecteur, un lecteur pour qui la dictée du texte et la soumission à laquelle ce dernier le contraint n'implique aucune perte de liberté, constituant en fait l'occasion d'un déploiement qui n'a de limites que celles qu'il se donne lui-même. Loin de tout fantasme de Vérité. D'identité. Délivré de la tentation d'étouffer le lexique entraînant, rayonnant, de la vie, sa brûlure, sous la cendre reposée des pensées d'inventaire.

TEXTE d’ALAIN DAMASIO

Il faut comprendre qu'El Levir défendait une vision de la littérature (et plus encore du Livre, débat nodal) qui malgré la profondeur de ses travaux et l'ampleur de l'estime que la communauté des érudits lui accordait, non sans réticence, non sans crachat pour ses calligraphies de plein air, n'était plus partagée par personne.

Cette vision, indiscutable pour lui, antérieure même à toute raison, était que la littérature, comme tout art authentique, ne pouvait être que puissance de vie. Donc que le Livre, s'il existait, ne pouvait qu'incarner, avec la plus féroce intensité, la vie — et plus profondément qu'incarner, mot presque statique, la faire fulgurer, siffler, se découdre comme une peau, pour libérer, par éclats — par écart et petit bond, salto, vague haute déferlée, rouleau ou ressac — une coulée de sang pur, d'un rouge d'encre longue, que rien ne pouvait faire sécher, ni vent ni temps, ni le soleil au zénith. Rien, puisque le rythme capturé-relancé à chaque lecture, à chaque attaque de glotte placée au premier mot du premier vers, redéfroissait la totalité de la surface physique du son, lâchait au souffle toute la violence articulatoire des phonèmes briquetés et découplait, sur la page, la masse d'abord compacte des lettres aboutées, pour lui déplier à mesure, comme on offre à un enfant une plage, l'espace où s'architecture l'épars.

On avait toujours objecté, à cette vision, à cette audition, à ce cri, l'idée que le Livre ne pouvait, s'il était unique, contenir quelque chose d'aussi peu rigoureux que la vie, d'aussi multiplement déformable et fluant. Pour une lourde majorité d'érudits, le Livre ne pouvait dévoiler que la Vérité. La Vérité était une. Il n'y avait donc qu'un Livre. Marmoréen. Porteur d'une lumière implacable. Lire le Livre était donc accéder à la Vérité de l'Être, de la Nature ou du Monde (c'était selon la nature des digestions), autrement dit à Dieu.

L'originalité d'El Levir, à ce titre, n'était pas tant qu'il ne croyait à aucun dieu mais que n'y croyant pas, il n'eût pas renoncé à l'espoir du Livre, comme si la Vie, le soleil ivre tournoyant dans le texte suprême, pouvait jeter, du cœur de l'inscrit, en pleine âme, une couleur unique. À la vérité, ses plus proches collaborateurs, dont je fus, surent toujours qu'il n'en était pas exactement (pas du tout) ainsi. La théorie d'El Levir, par ses ennemis simplifiée à outrance, s'appuyait sur cette conviction : qu'un texte unique, même court, recelait une potentialité vertigineuse de sens; que les effets de rythme, dans le plan d'immanence sonore, pouvaient se démultiplier presque à l'infini, aussi bien par vibration moléculaire, de proche en proche, que par effet sonar, avec des sons pulsés dans le vide, sans écho audible, qui apportaient une respiration à même le bruissement; enfin que le jeu des lettres et des mots, la proximité des signifiants (par exemple, rappelait-il toujours, cette manière qu'a «nuit» d'être hantée par son propre verbe, ou « lourd » de vibrer avec lent et sourd), les anagrammes ou les palindromes (une passion dévorante du scribe) pouvaient, si l'on en tenait compte «comme de spectres circulant dans l'ombre blanche de la page», ouvrir au Livre la diversité du vivant. Un Livre unique, oui, d'une seule couleur, pourquoi pas ? – disons bleu – mais d’un bleu hurleur, changeant comme un ciel rougit, se violace puis vire soudain au noir. Un Livre bleu polychrome.

Aucun souvenir assez solide P. 236 - 238


* Ce billet a été publié pour la première fois le 14 avril 2014


jeudi 30 janvier 2020

TÉLÉCHARGER LES PHOTOS DE NOTRE JOURNÉE AVEC DELACROIX, RIMBAUD ET LES TRÉSORS DU MUSÉE DE LA MINÉRALOGIE.


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TRAVAILLER POUR L’AVENIR. DE LA LUTTE DE JACOB AVEC L'ANGE AU MUSÉE DE LA MINÉRALOGIE DE PARIS !


Quel point commun entre La Lutte de Jacob avec l’Ange de Delacroix et ce minerai de couleur-brun-rouge appelé coltan, parfois encore tantalite, dont on nous dit que le sous-sol de la République démocratique du Congo contiendrait plus des trois-quarts des réserves mondiales ? 

Tout dans l’univers est lié. Nous n’avons que le choix des parcours. De ceux qui nous font avancer un peu plus dans la connaissance et la mesure de nos responsabilités. Ou à l’inverse de ceux qui feront de notre existence qu’elle n’aura servi à rien. Pire ! Qu’elle n’aura fait que contribuer à précipiter la perte de tout ce qui en nous, autour de nous, constitue la prodigieuse et fragile beauté de la Vie.

Les choses ne se passent pas trop bien, semble-t-il, ces derniers temps, dans les établissements scolaires. L’extrême concentration des esprits sur l’évaluation, le système des notations et le jeu permanent des contrôles, tendraient selon nos collègues à enfermer les apprentissages dans un temps administratif bien éloigné de ce qui féconde les curiosités, épanouit lentement la réflexion, intensifie pour finir la résonance des découvertes qui transforment.

Alors, un parcours comme celui que nous venons d’accompagner allant du dernier grand combat d’un des plus grands peintres du XIXème à la prise de conscience des guerres dissimulées aujourd’hui dans le monde pour la propriété des terres rares, un parcours qui fait traverser moins d’un kilomètre des rues parmi les plus richement historiques de Paris, du parvis de l’église Saint-Sulpice où se lisent encore des vestiges à moitié effacés de notre grande révolution jusqu’à cette partie préservée de l’Hôtel de Vendôme où se niche l’un des plus beaux musées de minéralogie du monde, un parcours allant de la petite histoire à la grande politique internationale en passant par la science des cristaux et l’art difficile de la fresque, de la petitesse de l’homme attaché à détruire les traces de ceux auxquels il est opposé à la grandeur des quelques-uns qui nous débordent par leur travail, leur créativité ou leur génie, oui, ce parcours pourra-t-il toujours s’effectuer avec les écoles ou ne restera-t-il que le souvenir d’un simple moment arraché à la triste routine d’une formation de plus en plus considérée autour de nous comme un dressage.

Travailler pour l’avenir ! tel est l’intitulé de la singulière journée que nous avons imaginée avec l’équipe rassemblée par le Proviseur du lycée Berthelot de Calais pour effectuer dans l’esprit du Laboratoire Novalis auquel j’ai l’honneur avec les Découvreurs d’appartenir, et dans le cadre d’un travail tournant autour de la publication par les éditions invenit du Système poétique des éléments, une véritable action éducative à vocation transdisciplinaire.

Tenons-nous en aux grandes lignes. Pour une bonne trentaine d’élèves de secondes qui pour la plupart débarquaient pour la première fois dans notre capitale, la découverte de la célèbre peinture de Delacroix La Lutte de Jacob avec l’Ange fut l’occasion de faire comprendre que toute œuvre est combat. Que la beauté, le génie ne sont pas donnés d’emblée. Qu’il existe toujours des difficultés à surmonter. Des matériaux à dompter. Que tout cela, bien sûr, réclame du temps. Parfois beaucoup de temps. Celui de la formation d’abord, puis celui nécessaire à la constitution d’une expérience. Et le temps pour finir de sa conception et de sa réalisation.

Le chemin qui mène de l’église Saint-Sulpice où s’admire (entre quantité d’autres choses) l’œuvre de Delacroix et le Musée de minéralogie (sis au 60 Boulevard Saint-Michel) passe très heureusement par une étroite et très courte rue, la rue Férou, qui fournit en raccourci l’occasion d’évoquer les mille et une richesses que la ville de Paris offre à la considération du promeneur curieux tout autant qu’averti. Sans négliger l’intérêt qu’il y a à se pencher quelques secondes sur le coût des offres immobilières exposées en vitrine de l’agence qui occupe le coin de la rue, et qui remarquons le au passage a pris la place d’une célèbre librairie, L’Âge d’homme !, on peut attirer ici l’attention sur le pouvoir d’attraction et de stimulation d’une capitale qui sur quelques mètres carrés d’habitation et à proximité du célèbre salon de Madame de la Fayette, accueillit tant d’illustres provinciaux tels Prévert, Chateaubriand, Renan, Taine, le peintre Fantin-Latour originaire du Dauphiné sans compter de grands américains comme Man Ray qui y avait un atelier, Hemingway qui dit-on y écrivit l’Adieu aux armes ou encore Scott Fitzgerald.

Bien sûr la rue Férou est aujourd’hui davantage célèbre par l’impressionnant poème mural de 300 m2 réalisé par le peintre calligraphe hollandais Jan Willem Bruins qui a reproduit sur le mur de l’Hôtel des impôts par quoi commence la rue, le célèbre poème de Rimbaud, ce fameux  Bateau ivre que le jeune Arthur aurait lu en 1871 dans un café aujourd’hui disparu, situé à quelques dizaines de mètres, sur la place. Utile nuance à nos propos concernant le vieux Delacroix : la valeur, comme le fait dire Corneille dans le Cid, n’attend donc pas toujours le nombre des années. Et c’est sa force aussi que de pouvoir se lancer, comme le fit Rimbaud et comme le montre son poème, dans l’inconnu et l’aventure déconcertante aussi des découvertes.

Traversant alors les beaux et classiques jardins du Luxembourg en profitant pourquoi pas de ses jolies toilettes gratuites (chose rare !) une photo s’impose avec en arrière plan le grand bassin et la majestueuse façade du Palais où depuis 1799 siège le Sénat de France. Sur quoi se fondent donc la grandeur et la magnificence d’un état ? Pas certain que les jeunes gens qui posent sur la photo se posent cette grave et difficile question. Une réponse leur sera toutefois en partie fournie au Musée de la minéralogie maintenant tout proche où les attend le conservateur Didier Nectoux qui, après leur avoir retracé un rapide historique du lieu,  expliqué les nécessités économiques, industrielles et par voie de conséquences politiques et pédagogiques auxquelles répond une école comme celle de l’École des mines dont le musée dépend, leur avoir magistralement fait comprendre pourquoi la cristallographie allait dès l’an prochain devenir une discipline obligatoire dans l’ensemble des programmes de première, les avoir aussi laissés s’extasier devant les merveilles de roches exposées dans ses innombrables vitrines, finit par leur parler de notre mystérieuse tantalite.

Non, la tantalite n’est pas que ce bloc relativement informe et pas trop séduisant de roche exposé dans la vitrine. C’est un morceau de matière dont l’appropriation est devenue aujourd’hui vitale pour les sociétés qui sont parvenues à rendre indispensables aux milliards d’êtres humains que nous sommes, ces portables par lesquels nous vivons désormais connectés. Les découvertes d’abord fondamentales des savants, la puissante créativité des ingénieurs et le savoir-faire des techniciens et des machines se sont rassemblés pour qu’autour d’une infime partie de la matière cachée dans cette roche, matière dotée de propriétés qu’elle est seule à posséder, puissent fonctionner ces appareils que nous utilisons sans jamais nous poser la question des ressources naturelles indispensables à leur création.

Le travail de connaissance des savants pour déterminer les propriétés singulières des éléments, ont conduit depuis l’avènement de l’ère industrielle, les autorités à s’intéresser sérieusement, méthodiquement, aux richesses innombrables des sous-sols comme à chercher par tous les moyens disponibles à se les approprier. Fut-ce par la guerre. Ou la colonisation. De la vient en partie la grandeur des états. Tous ces cailloux qu’on voit dans les différentes vitrines sont en fait des richesses dont la possession importe. Et conduit comme aujourd’hui par exemple au Congo à ces guerres qu’on dit tribales mais qui cachent en fait des intérêts économiques très puissants.

Demandant à son public de réfléchir un peu aux incidences des portables que chacun tient effectivement bien à la main, Didier Nectoux fait comprendre le lien avec le travail des enfants qui exploitent au Congo les mines de coltan. Lui demande jusqu’à quel point il se sent collectivement capable d’aller pour lutter contre de telles dérives. Avant d’insister sur le fait qu’il appartient à chacun de choisir son parcours. Car le monde a besoin de savants, de techniciens qui travaillent à la fabrication d’un monde plus responsable et proposent à tous des solutions viables. Mais aussi de politiques qui fédèrent les énergies en les organisant autour de lois justes et protectrices. De juristes qui pensent ces lois et les rédigent. De journalistes qui éclairent réellement l’opinion sur les véritables enjeux du monde dans lequel nous vivons. D’artistes qui nous illuminent et donnent un sens plus large à nos aspirations. De professeurs enfin qui sachent bien transmettre. Et qui d’abord éveillent.

Nous sommes passagers du temps. Sur une terre dont nous exploitons depuis toujours les richesses pour nous construire un environnement à la hauteur de nos besoins et de nos aspirations. Mais si ces dernières n’ont aucune limite, il n’en va pas de même des ressources naturelles dont nous disposons. Quel Ange viendra bientôt nous interdire comme dans cet autre tableau de Delacroix vu lui aussi à Saint-Sulpice, de pousser plus avant le pillage de ces biens pour en laisser leur juste part aux générations à venir.

On ne croyait voir là que des cailloux. De petits blocs de couleurs informes, au mieux quelques splendides cristaux arrachés quelque part aux entrailles comme on dit de la terre. On y a vu finalement notre histoire. Et les défis, formidables, qui nous attendent. Cela n’ira pas sans combat. Dans lequel il faudra que nos jeunes s’engagent. Chacun dans son domaine. Mais dans le souci commun de maintenant travailler, mieux que nous, à préserver l’avenir.

mercredi 22 janvier 2020

ÉCRIRE POUR DÉPLOYER LA VIE: Les amours suivants de Stéphane Bouquet

F. Bacon, In memory of George Dyer, panneau central

Transformation d'une forme de vie en une forme de langage et transformation d'une forme de langage en une forme de vie, comme l'affirmait du poème le regretté Henri Meschonnic, c'est ce qu'exemplairement le lecteur pourra voir s'accomplir dans l’ouvrage de Stéphane Bouquet, Les amours suivants. Car c'est avant tout l'incessant mouvement le portant de sa vie à la parole et de sa parole à la vie qui anime et génère le fond d'invention constamment émouvant des livres de ce poète.

De la vie, Les amours suivants tentent, au moyen de formes à la fois variées et supérieurement désinvoltes, de retenir le calendrier disparate et d'une certaine façon pittoresque d'un quotidien principalement urbain fait en grande partie de déplacements dans divers lieux plus ou moins éloignés du monde, avec leurs spectacles très actuels de rues, de métros, de passants dont la "fugitive beauté", comme aurait dit Baudelaire, constitue à l'occasion "un dangereux débarquement d'espérance". Et parce que ce livre se place, de par son titre ainsi que par le choix dans sa première section du sonnet, certes très librement modernisé, sous le signe de notre bonne vieille lyrique amoureuse, c'est cette existence là, l'amoureuse, cette intensité là, cette bouleversante présence/absence là, que l'auteur, à sa manière, plurielle, affranchie de toute convention, cherche aussi à saisir.

Dans un entretien avec Frank Smith, Stéphane Bouquet affirme que poésie et désir sont pour lui exactement la même chose. Que la poésie, "c’est l’espérance que le monde est là et qu’il va nous laisser entrer, venir. Ou qu’il va venir en nous, entrer". "Une activité de dé-solitude". C'est ainsi que la suite nombreuse des amours composites évoqués tout au long des pages dans leur crudité parfois de notations les plus charnelles, ne doit être compris que comme la forme métonymique, intimement vécue certes, d'un appétit de relation plus large, débordant, avec le présent toujours renouvelé du monde. Dont la façon de se donner comme de se dérober, d'excéder notre capacité à tout retenir provoque chez le poète aussi bien l'élégie, le thrène, l'hymne... Encore que chez Bouquet qui répugne à l'éloquence, ces formes ne s'expriment que sous le couvert d'une parole qui pour être toujours inventive et parfois déconcertante reste fondamentalement triviale, communicante, au sens où elle ne cherche à aucun moment à s'affirmer pour elle même. Mettre en avant le ça aux dépends maladroits de l'être.

Que l'on soit à Taipei, Brooklyn, Berlin ou simplement à Paris, en compagnie d'un amant turc, cubain ou taïwanais..., gentiment repoussé par un autre devant un film de Michael Winterbottom, branché sur Facebook ou Youtube ou se parlant à soi-même à la seconde personne du féminin dans les salles désertes du château de Sans-souci, c'est toujours "la mort éparpilleuse" qui finalement tire dans l'ombre les ficelles de notre mutable et mal pérenne condition. Elle qui bloque sur 18, 13, 15, 19 ... le nombre d'années vécues par ces adolescents gays suicidés que l'auteur énumère dans l'une des plus belles suites du livre. Alors s'il faut qu'on meure, et vite, faut-il vraiment toujours, comme le réalise Madame de Mortsauf, que Bouquet cite sans doute à partir d'un texte de Pierre Michon tiré du Roi vient quand il veut consacré aux Vies minuscules, mourir en ayant trop peu vécu ? Sans être "jamais allé chercher quelqu'un sur la lande" ?

Et c'est bien parce que tout ne doit pas finir déjà dans la mort, qu'il est de plus en plus apparemment nécessaire pour Bouquet de multiplier en lui, autour de lui, les preuves d'existence. En fabriquant par exemple à partir du toucher amoureux "l'utopie provisoire qu'il y a dans la société des gestes " En faisant que la poésie très simplement vienne pour nous, "voler les choses à l'absence ". Nous conduise dans le bruit de notre "enfance intérieure/ qui crépite toujours plus fort […] vers les demains défatigués ". Car amour, poésie ne relèvent ici que d'une seule morale : "fais ce que déploie la vie". Une double éjaculation. Qui ne répugne à aucun bavardage. Aucune trivialité. Quitte à choquer les lecteurs. Et pas nécessairement les plus prudes. Car "nul/ son n'est dissonant qui nous parle de vivre ".

Certes, l'amour, la poésie, ne sont au fond que de petits miracles. Précaires. Imparfaits. Le langage ne marche pas pour de vrai. L'autre qu'on aura aimé finira sans doute par "devenir anonyme dans le t/ apostrophe de l'expression je t'aime " : les pronoms ne conservant pas la forme des visages. Et pas certain que le poète qu'on est parvienne, à la différence de celui qu'on rêve, d'atteindre à "la grande écriture lisible par les arbres/ aussi et par la société des bêtes ".

N'empêche que les bulletins de survie que constituent les poèmes, équipés qu'ils sont "pour saisir le moindre frisson", avec leur "cliquetis de mots jeté/ parmi la poussière noire", leurs merveilleux néologismes, constituent autant de propositions n'attendant qu'à se nouer à l'imaginaire propre du lecteur. Un lecteur "électro-compétent" qui serait, comment dire, capable de se brancher sur la même source d'intensité, musicalisée, résonnante, que le poème. Attendant la même chose du monde. Comme un surcroît dans le soir de lumière. Un luxe un peu moins désuni ou mieux relié d'être.

Une façon, à la fin, de se sentir, peut-être et malgré tout - c'est le tout dernier mot du livre - ensembleSuffisamment ensemble.

N.B. : Ce billet a été publié pour la première fois le jeudi 7 novembre 2013