samedi 2 mars 2024

SUR LA NOTION D’INFLUENCE. UN EXTRAIT DE DES RIVIÈRES PLEIN LA VOIX DE LUDOVIC JANVIER.


 

     Couchant ses extraits de Loire sur papier bleu Turner se montre assoiffé de fleuve, son eau se répand de l'œil jusqu'à la main, aquarelle qui rêve à quoi ? à l'éternelle influence.

    Mais oui, l'influence ! Une rivière est dans ce mot, une rivière silencieuse.
    Amis des cours d'eau, amis du cours de l'eau, le latin joue avec fluere, couler, d'où proviennent flumen et fluvius, l'ancêtre de notre fleuve. Et donc le latin s'amuse avec influere, couler dans, par extension : faire invasion, par extension : s'insinuer dans l'océan, dans un pays, dans un esprit. De cet influere découle évidemment notre influence. Mon esprit envahit à livre ouvert ! Et le vôtre, donc, nageurs mentaux !

    Elle est partout, l'influence, où il y a filiation, secrète ou avouée peu importe puisque même avouée l'influence reste un secret, regardez-vous, regardez-moi, un secret séminal et silencieux, une insinuation décisive : par la mémoire des voix comme du geste, par le souvenir du sens, par l'imprégnation d'un flux qui pousse notre histoire et la produit.

    Influence est un mot de rivière, c'est la rivière faite pensée, la pensée-flux, c'est un mot-rivière au geste mimétique, ombré qu'il est de sa voix théâtrale : ce gonflement de la diphtongue au beau milieu et cette muette en finale, appuyée sur la sifflante, une finale en forme de glisse, de suite, de fuite, figure de l'eau qui trace et de la pensée qui dépose.

Ludovic Janvier, Des rivières plein la voix / promenade, Gallimard-L'arbalète, 2004

mardi 27 février 2024

MANGEZ DES PAPAYES ! PETITE NOTE SUR CONSTRUCTION D’UN IGLOO DE PASCALE PETIT CHEZ LANSKINE.


« Le poète est maintenant un guide merveilleux » affirme l’un des textes rassemblés par Pascale Petit dans construction d’un igloo qui vient de paraître aux éditions LansKine. Est-ce parce que l’auteur nous promet ici de nous apprendre à ressembler à isidra von lovedel, à savoir que faire avec notre bifteck d’amour, faire d’un plafond un ciel nocturne, chanter comme shanty goodman, nous méfier des poèmes qui viennent du japon quand ils ont un éléphant, vérifier notre palmier, devenir oiseau bleu flou, que sais-je encore, utiliser un nez en plastique, savoir que faire de nos enfants[1] etc…, etc… L’inventivité de Pascale Petit en ce domaine des savoirs faire n’importe quoi avec la langue, avec les mots, est en effet des plus merveilleuses, jouant sans presque discontinuer avec l’absurde, le nonsense, dans une démarche qui pourrait être qualifiée de carnavalesque si ce n’était qu’ici ce serait moins les choses qui porteraient un masque que les visages qui finiraient par tomber (p. 107).

samedi 24 février 2024

RETOUR SUR NOS HORIZONS DÉSIRABLES.


 

NOS HORIZONS DÉSIRABLES ! La formule était belle qui aura rassemblé sous son intitulé les quelques 200 professionnels de toutes natures venus participer aux deux journées de réflexion proposées à Boulogne-sur-Mer par l’Agence Régionale du Livre et de la Lecture des Hauts de France.

 

On sait que de telles manifestations sont l’occasion de rencontres, de découvertes, d’échanges inattendus. Et si on en ressort toujours bien sûr un peu frustré de n’avoir pas pu approfondir certaines questions qu’on aurait aimé voir davantage abordées, toujours un peu déçu de voir les groupes généralement préférer l’entre-soi à l’ouverture aux autres, ce n’est finalement rien au regard de l’essentiel qui est de rappeler à quel point il est nécessaire, pour qui veut comprendre le monde, le monde tel qu’il va, de prendre en compte l’extraordinaire diversité des aspects, des points de vue, des histoires, des caractères, des logiques, des psychologies, des pratiques, des connaissances, des résistances, des retards, des moyens, que sais-je encore, qui façonnent justement les attentes de chacun, rendant les perspectives si difficiles au total à concilier. Et les bonnes volontés d’autant plus précieuses.

 

mardi 13 février 2024

RÉCÉPISSÉ DÉCOUVREURS POUR ET DES DIZAINES D’ÉTÉS DORÉS DE JÉRÔME LEROY À LA TABLE RONDE.

 

Difficile de choisir dans ce dernier recueil de Jérôme Leroy le poème qui en donnera la note la plus juste ou incitera le lecteur de ce récépissé à se plonger – la métaphore ici fait sens tant la mer, les mers tiennent de place dans l’imaginaire de l’auteur – dans la lecture du livre.

Après Nager vers la Norvège que nous avons tant aimé avoir sélectionné pour notre Prix des Découvreurs d’avant juste le Covid, les poèmes qu’on pourrait dire acidulés et qui malgré la distance humoristique ou spirituelle que leur auteur tient le plus souvent à y maintenir, s’accompagnent toujours ne serait-ce qu’en sourdine d’un certain pincement au cœur. C’est que les textes de Jérôme Leroy semblent être constamment écrits « pas trop loin de la mort » voire même d’une disparition définitive de l’homme ce qui rend à chacun des menus plaisirs comme des grands bonheurs évoqués, le plus souvent d’ailleurs au passé, son caractère inestimable.

De cette sensibilité particulièrement aiguisée au temps, qui selon lui va très vite (p. 136), découle sans doute l’attrait chez Jérôme Leroy pour tout ce qui peut donner l’impression d’avoir su en arrêter la marche. Ainsi son goût pour les photographies anciennes, les polaroïds, les échoppes des bouquinistes, mais aussi les longs dimanches solitaires dans les petites sous-préfectures ou les terrasses, les jardins  dans lesquels s’allonger sur une chaise longue avec un thé et des livres anciens. Sans compter sur le plan formel le goût peut-être un peu facile du vers qui se répète, comme sur le plan de l’existence celui de remettre ses pas dans les lieux qu’on a déjà occupés.

Ainsi, pétris de nostalgie pour ces années d’enfance et de jeunesse abandonnées aux divers plaisirs qu’offre à ces âges l’existence, les poèmes de Jérôme Leroy nous font entendre la chanson désormais douce-amère d’une sensibilité amoureuse avant tout des plaisirs de la vie que pénètre « la certitude secrète enfouie que ce monde va mourir que nous sommes en sursis »(p. 162). Tout en se refusant de mettre pour l’instant le point final à rien qui ne puisse revenir ne serait-ce qu’en rêve ou dans le corps hospitalier, partageable et toujours rebondissant des mots.

samedi 10 février 2024

IMAGES QUI NE ME LAISSENT PAS DORMIR : AUTOUR DU DAVID TENANT LA TÊTE DE GOLIATH PEINT PAR LE CARAVAGE, GALERIE BORGHESE À ROME.


 

Comme un autoportrait. L’un des tout derniers Caravage dont on pense qu’il aura pu être terminé à Naples peu avant sa mort sous le soleil assassin de Porto Ercole le 18 juillet 1610. Ce David nous tendant à bout de bras la tête ensanglantée de Goliath[1] aura fait du chemin depuis la fin des années 1590 où Michelangelo se sera mis sans doute à le représenter, pour la première fois. Il y a loin en effet entre la version peut-être d’ailleurs usurpée de Vienne[2] à celle de la Villa Borghese dans laquelle la plus profonde compassion s’exprime à travers l’attitude de celui dont le visage maintenant se penche tout entier vers le pathétique et sanglant trophée qu’il lui incombe d’exposer à notre regard fasciné. Nul sentiment de victoire dans cet ultime tableau où tout, jusqu’à l’épée sur la lame de laquelle le peintre aura inscrit les initiales de son nom[3], le visage cette fois incliné de David et surtout l’air de tristesse avec lequel il contemple cette tête que fidèle à ses habitudes Le Caravage a peint les yeux grands ouverts sur la nuit qui l’attend, tout prend ici la dimension d’un drame à la fois intime et funèbre. Rien d’un triomphe, d’une célébration. Plus rien non plus de la dimension christique que dans le premier David venait souligner la position de l’épée formant croix avec le corps du jeune fils de Jessé. C’est la mort simple et nue du peintre dont on reconnaît le visage marqué qui nous est ici exposée.

vendredi 9 février 2024

AUTREMENT


 Les fleurs tombent
Il ferme la grande porte du temple
Et s’en va

BASHÔ

sans que personne l’entende

 

feuilles
diminuées de ce matin mouillé
dans le jardin de la sous-préfecture
                      un oignon
rouge dans la main Il passe

 
amateur des jardins Il ignore tout du Père
Camelli / de l’émotion qui le saisit
à la vue de la fleur du camélia quand celle-ci
avait encore un autre nom c’était quelque part
dans l’orient extrême sur la route du thé
ce jour-là sans doute qu’il en remercia
– à une majuscule près ce n’était pas si bête –
simplement le Ciel
 

mais parce que cela fait longtemps
qu’il n’a plus écrit de Poème il est content
de ce début d’averse qui recolore
autour de lui les choses simples
 
                      autrement


Georges Guillain
Parmi tout ce qui renverse

RÉCÉPISSÉ DÉCOUVREURS POUR LE CULTE DE L'IMPERSONNALITÉ D’AURÉLIE FOGLIA AUX ÉDITIONS DE LA RUMEUR LIBRE.

 

 

Quatrième de couverture
« Il n’y aura que les gens d’une mauvaise foi absolue qui ne comprendront pas l’impersonnalité volontaire de mes poésies » déclare Baudelaire. Cette impersonnalité qu’il revendique d’une voix spectrale, il en fait à la fois une machine de guerre contre le lyrisme romantique dit personnel, et une méthode tuante pour changer la poésie. Et cela, au prix de bien des malentendus avec l’« hypocrite lecteur », qui croit encore que le poète, c’est l’homme, et qu’on peut lire en lui à cœur ouvert. Ces préjugés du poème, Baudelaire s’emploie à les liquider dans l’encre noire de la mélancolie, quand le sujet lyrique en deuil de lui-même va se perdre dans « tout un monde lointain, absent, presque défunt », pour en extraire la modernité. 


Extrait :

Quand la vocation du sujet consiste à s’effacer, il libère la place de l’autre et se tient intensément disponible à lui, engageant «une éthique de l’altérité». Si l’impersonnalité fait la proposition d’un je sans le moi, l’émondant de ses adhérences autobiographiques, elle est aussi le ressort d’un «moi insatiable de non-moi » : altéré d’autrui. Cette soif le pousse à sortir de lui-même, soit dans la fusion avec les foules, soit dans l’extériorisation vague de la rêverie ou l’usage des stupéfiants. La démarche d’écrire, si elle y puise, dépasse le repli sur un vécu et ses particularités. [...] Le geste d’écrire qui évide et traverse le sujet devient le vecteur non pas d’une vie, mais de la vie.

p. 17-18