LIRE L'EXTRAIT EN PDF |
Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
lundi 2 mars 2020
NOUS INVENTER DE NOUVEAUX COMMUNS.
En matière de livre de résidence le pire côtoie parfois le
meilleur. Nous connaissons tous de ces minces plaquettes où sous couvert de
rendre hommage au territoire qui l’a quelque temps hébergé tel estimé confrère
s’en fait comme il peut le rhapsode, bricolant quelques rapides pièces de
circonstances dans l’espoir d’ainsi s’acquitter de l’engagement prévu dans son
contrat.
Il n’est pas toujours simple d’écrire sur commande. Ou d’en
trouver le sens.
Florence Jou n’est apparemment pas de ceux que rebutent ce
type d’exercice. Invitée par Le Grand café, un dynamique Centre d’Art
Contemporain installé depuis plus d’une vingtaine d’années sur l’estuaire de la
Loire, à Saint-Nazaire, la jeune poète-performeuse a bien assimilé l’esprit de
cette structure dont une des raisons d’être est d’associer autant que possible
les publics diversifiés auxquels elle se trouve rattachée, au processus de
création mis en place à leur contact par des artistes que la production d’une
œuvre achevée retient moins que l’invention collective d’un chemin enrichissant
ou renouvelant les pratiques de chacun.*
Certes dans ses Alvéoles Ouest, Florence Jou ne se
libère pas totalement des poncifs qui accompagnent ces productions sensées
réveiller pour se la réapproprier la mémoire d’un territoire. Reprenant ici celle des travailleurs des bureaux d’étude des gigantesques
chantiers de Saint-Nazaire, elle joue à mon avis un peu trop facilement de la nostalgie
d’un monde d’avant le numérique où les tracés effectués sur les plans par des employés devant à l’expérience plutôt qu’à leur diplôme, contrôlant l’ensemble de leurs outils, n’étaient pas encore désolidarisés des corps, « pas encore coincés dans les modélisations » d’un programme élaboré sans eux. Par les machines.
On lui en tiendrait rigueur si l’ensemble du livre se
contentait d’une critique de convention des systèmes oppressifs nous enfermant
aujourd’hui de plus en plus dans le cercle malheureux de nos passions tristes.
Mais, dans un esprit et une certaine invention de
formulation qui m’a parfois rappellé le travail d’Alain Damasio dont j’étais
d’ailleurs en train de relire la postface qu’il vient d’écrire au livre
indispensable de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Florence Jou, contre ce qu’elle nous invite à voir comme une terrible entreprise de broyage
des aspirations légitimes de l’individu, nous entraîne à tout un travail de résistance
et de réaffirmation créatrice, inventive, de nos libertés profondes. Face ainsi
à ce qu’elle nous donne à penser comme une entreprise de « pestonnage
massif » par laquelle l’individu se fait piler, dépiler « comme
du basilic, comme de l’ail, comme des pignons », elle revendique pour
chacun l’art du bartitsu, cette méthode de défense personnelle née en
Angleterre à la fin du XIX, reposant « sur le sens de l’équilibre, l’art de
la ruse et une économie de coups ».
C’est que l’heure n’est plus à la plainte voire à la
résignation. Mais à l’invention de nouveaux espaces et de formes nouvelles de
résistances. Dans la création de nouvelles solidarités. Si possible joyeuses.
Allègres. Mobiles. Et pourquoi pas flottantes.
Dans ce domaine l’art doit bien tenir sa place. C’est
pourquoi dans la dernière partie de son texte Florence Jou rejoue la scène
inaugurale de la création du centre d’art qui l’accueille, réinventant
l’argumentaire de Sophie Legrandjacques qui allait devenir sa toute première
directrice. Insistant sur la nécessité de « casser les stéréotypes de
l’art identitaire » pour proposer à ces Messieurs de la municipalité
une aventure susceptible de créer sur leur territoire de nouvelles relations. De
faire émerger chez ses habitants une autre et plus fertile intelligence et du
monde et d’eux-mêmes.**
Une alvéole est une cavité dans laquelle comme une dent,
comme une plante, quelque chose de l’ordre de la vie, de la création, est
susceptible de prendre un jour racine. Les Alvéoles de Florence Jou sont
à prendre comme la reconnaissance par l’artiste qu’elle est de la puissance
d’un lieu où cette vie s’invente, anglant comme elle dit « vers de
nouveaux communs », plongeant « dans des ouvertures et des
passages », débordant pour finir « d’un réseau inextricable de
nouvelles affinités ».
NOTES
* C’est ainsi que ce livre a été conçu pour servir de
support à une performance réalisée au Grand Café dans un dispositif sonore
imaginé par l’artiste Dominique Leroy. Dans ce dispositif cinq performeurs
amateurs dont la directrice du Grand Café ont pu prendre leur part.
vendredi 28 février 2020
UN POÈME DE NIMROD.
Un poème du livre de Nimrod qui peut-être n'est pas le plus significatif de l'ensemble. Mais qui fait écho en moi à bien des choses, avec cette façon qu'il a, autour de la mention d'un paysage qui m'est cher, de rassembler ces mondes qui aujourd'hui plus que jamais affrontent leur puissance...
vendredi 21 février 2020
GUERRE AUX RESTAURATEURS ? UNE HALTE Á PIERREFONDS.
Cliquer pour accéder au PDF |
Qu’est-ce qui peut bien constituer l’authenticité d’un
monument ? Est-ce principalement comme semble le penser la majorité d’entre
nous, la persistance dans le temps de ses matériaux d’origine. Auquel cas rien,
nous venant des plus lointains passés, ne sera plus authentique bien entendu qu’une
ruine. Ou, comme c’est par exemple le cas pour la tradition japonaise, la forme
qui porte son esprit ou pour mieux dire le modèle immatériel qui aura pu dans
le passé en susciter la construction et par la suite son usage.
Á
ce moment de notre petite histoire nationale où nos responsables politiques auront
à se prononcer sur les suites à donner à l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, ces
questions naturellement se posent. En des termes je veux bien le croire
beaucoup plus complexes encore. C’est pourquoi je ne crois pas inutile de
partager sur ce blog quelques réflexions qui me sont venues à la suite d’une
visite du Château de Pierrefonds qu’on peut finalement considérer comme emblématique d’un
type de restauration penchant plutôt du côté de la conception
japonaise. Viollet-le-Duc n’a-t-il
pas là, dans sa quête du monument perdu situé l’authenticité dans la
reconstruction, à force de plongées dans le passé et d’un inlassable travail d’observation et de connaissance mais à partir aussi des matériaux et des techniques de son temps, d’un modèle idéal de gothique capable de
parler à nouveau à l'esprit.
On trouvera dans ce dossier outre mes réflexions sur le site
et quelques rapides recommandations pour le séjour, deux textes
particulièrement intéressants que je donne dans leur intégralité, l’un d’Anatole
France exprimant ses réactions à la découverte de Pierrefonds juste après sa
restauration, l’autre de Victor Hugo, un pamphlet
magnifique et bizarrement très peu connu, que je recommande vraiment à tous pour sa verve inimitable et pour
les multiples échos qu’il peut faire à notre sombre actualité.
mercredi 12 février 2020
NAGER VERS LA NORVÈGE HIER AU LYCÉE BRANLY DE BOULOGNE-SUR-MER.
Comme toujours grand plaisir d’avoir
hier pu accompagner un nouvel auteur de la Sélection du Prix des Découvreurs au
lycée Branly de Boulogne-sur-Mer. Et d’avoir ainsi pu découvrir moi-même la
personnalité de Jérôme Leroy, un poète à la fois filial - par la reconnaissance
qu’il voue à la riche tradition poétique qui l’a précédé - et singulier - par
la façon qu’il a de savoir faire résonner à partir d’elle la relation intime et
engagée qu’il entretient avec le monde contemporain.
Merci et bravo à l’importante
équipe des professeurs de lettres et des professeurs documentalistes d’avoir pu
maintenir en dépit des difficultés, la plus grande partie des 7 rencontres initialement
prévues.
vendredi 7 février 2020
POÉSIE POUR LES POISSONS ROUGES ? Á PROPOS DE LA RÉÉDITION DU MAURICE BLANCHARD DE PIERRE PEUCHMAURD.
Non, affichés amateurs de poésie chichiteuse, de biographie
chipoteuse, de paquet bien ficelé, rien pour vous dans ce livre ! Car même
si des auteurs s’y montrent et fortement, vous ne les verrez pas. Ne les
entendrez pas. Quand ils diront la liberté. Quand ils diront la vérité. Quand
ils crieront, eux les ratés, qu’ils vous emmerdent. Et ne vous comptent
que pour du beurre. Á fondre dans leur propre lumière.
Ne nous faisons pas d’illusions. Un poète rare, mort, parlant
d’un autre poète, tout aussi rare, tout aussi mort : c’est une drôle
d’idée que les éditions Pierre Mainard ont eue là, de proposer à nouveau, à
l’active incuriosité de leurs contemporains, ce livre que Pierre Peuchmaurd
consacra en 1988, dans la collection des Poètes d’aujourd’hui, dirigée par
Seghers, à ce grand poète si grandement méconnu que fut et que continue d’être,
Maurice Blanchard.
Alors, mes contemporains, si prompts à vous saisir du
moindre prétexte pour vous exciter, vous faire un peu plus exister, sur les
réseaux oiseux, sur les réseaux noiseux qui occupent le monde, oui, vous mes
semblables, triangles, carrés, citrouilles ou pommes de terre, qui vous
regardez « dans des miroirs, géométriques quant à la surface,
rigidement cadavériques dans leur profondeur[…] et vous sculptez ainsi votre
monument funéraire » combien de doigts de la main serez-vous pour reconnaître
les intenses fulgurations, les opéras sanglants, de ces « poètes de
proie ». Qui sont aussi des fêtes. Dont vous ne savez rien.
Pourtant, mi choix de textes, mi biographie supposée, le maurice
Blanchard de Peuchmaurd est de ces livres qui honorent et leurs auteurs et
ceux, lecteurs comme éditeurs, qui leur permettent d’exister. De vivre. De ces
livres porteurs d’incandescentes paroles. De celles qu’on ressent comme si on
avait tout-à-coup mis son doigt dans la prise. De celles qui, assumant, en ce
siècle « d’otages et de copies conformes », leur irréductible
et triomphale marginalité, tracent d’invincibles routes, renversant tout sur
leur passage, et l’indifférence des autres et les traverses des chemins, se
foutant pas mal d’être et surtout n’être pas, comprises. Sinon par les poissons
rouges.
Car, « saltimbanque du non-sens », le poète
y dresse lui-même ses barricades mystérieuses. Fait sa lumière de même. Et
aussi son obscurité !
mardi 4 février 2020
POUVOIRS DE LA POÉSIE.
Pour lire l'ensemble de l'entretien : https://www.facebook.com/olivier.barbarant/posts/10218907281025423
lundi 3 février 2020
ALAIN DAMASIO. UN LIVRE BLEU POLYCHROME. OU LIRE POUR AFFIRMER LA VIE.
Il est réconfortant après avoir enduré les intarissables
et nébuleux bla-bla de certains petits Narcisse institutionnels qui ne
condescendent à aborder les questions qui les dépassent qu'avec l'ironique ou
méprisant détachement qui fera d'eux toujours des goujats de la pensée, de
pouvoir compter, chez soi, sur l'amitié de certains livres. Et de retrouver, auprès
d'un auteur aimé, cet élan vital que le petit cirque culturel et ses
insupportables simulacres semblent en partie conçus pour briser. Le recueil de
nouvelles d'Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide est de
ces livres qui, en dépit du tableau des plus manifestement inquiétant qu'ils
brossent de notre situation et de l'avenir que nous nous fabriquons, sont
susceptibles de nous redonner cette force, cette impulsion si nécessaires pour
ne pas renoncer à rester tout simplement vivants.
Il y aurait des pages et des pages à écrire pour rendre
un peu compte du caractère inventif et stimulant de l'œuvre de Damasio. Qui
mûrit ses livres sans être comme d'autres, obsédé par le rythme infernal des
publications. Ce qui donne à chaque fois des ouvrages qui nous travaillent
longtemps et dans les profondeurs. Je considère, pour sa puissance poétique,
bien supérieure à celle de trop nombreux ouvrages réalisés par de purs poètes
et pour la qualité des réflexions vers lesquelles il nous entraîne, sa Horde
du contrevent comme un des romans majeurs de ces dix dernières années
et attends avec impatience ses Furtifs qui devraient paraître
sous peu.*
Ne disposant pas aujourd'hui du temps, ni peut-être du
courage nécessaires pour revenir en détail sur toutes les impressions que m'a
laissées une telle œuvre, j'aimerais cependant quand même partager ici un court
passage d'une nouvelle dans laquelle la figure d'un scribe lancé tout entier
dans l'écriture impossible du Livre, celui qui fera corps enfin avec la vie,
rejoint pour moi idéalement la figure que je me fais depuis longtemps du
véritable lecteur, un lecteur pour qui la dictée du texte et la soumission à
laquelle ce dernier le contraint n'implique aucune perte de liberté,
constituant en fait l'occasion d'un déploiement qui n'a de limites que celles
qu'il se donne lui-même. Loin de tout fantasme de Vérité. D'identité. Délivré
de la tentation d'étouffer le lexique entraînant, rayonnant, de la vie, sa
brûlure, sous la cendre reposée des pensées d'inventaire.
TEXTE d’ALAIN DAMASIO
Il faut comprendre qu'El Levir défendait une vision de la
littérature (et plus encore du Livre, débat nodal) qui malgré la profondeur de
ses travaux et l'ampleur de l'estime que la communauté des érudits lui
accordait, non sans réticence, non sans crachat pour ses calligraphies de plein
air, n'était plus partagée par personne.
Cette vision, indiscutable pour lui, antérieure même à toute
raison, était que la littérature, comme tout art authentique, ne pouvait être
que puissance de vie. Donc que le Livre, s'il existait, ne pouvait qu'incarner,
avec la plus féroce intensité, la vie — et plus profondément qu'incarner, mot
presque statique, la faire fulgurer, siffler, se découdre comme une peau, pour
libérer, par éclats — par écart et petit bond, salto, vague haute déferlée,
rouleau ou ressac — une coulée de sang pur, d'un rouge d'encre longue, que rien
ne pouvait faire sécher, ni vent ni temps, ni le soleil au zénith. Rien,
puisque le rythme capturé-relancé à chaque lecture, à chaque attaque de glotte
placée au premier mot du premier vers, redéfroissait la totalité de la surface
physique du son, lâchait au souffle toute la violence articulatoire des
phonèmes briquetés et découplait, sur la page, la masse d'abord compacte des
lettres aboutées, pour lui déplier à mesure, comme on offre à un enfant une
plage, l'espace où s'architecture l'épars.
On avait toujours objecté, à cette vision, à cette audition,
à ce cri, l'idée que le Livre ne pouvait, s'il était unique, contenir quelque
chose d'aussi peu rigoureux que la vie, d'aussi multiplement déformable et
fluant. Pour une lourde majorité d'érudits, le Livre ne pouvait dévoiler que la
Vérité. La Vérité était une. Il n'y avait donc qu'un Livre. Marmoréen. Porteur
d'une lumière implacable. Lire le Livre était donc accéder à la Vérité de
l'Être, de la Nature ou du Monde (c'était selon la nature des digestions),
autrement dit à Dieu.
L'originalité d'El Levir, à ce titre, n'était pas tant qu'il
ne croyait à aucun dieu mais que n'y croyant pas, il n'eût pas renoncé à
l'espoir du Livre, comme si la Vie, le soleil ivre tournoyant dans le texte
suprême, pouvait jeter, du cœur de l'inscrit, en pleine âme, une couleur
unique. À la vérité, ses plus proches collaborateurs, dont je fus, surent
toujours qu'il n'en était pas exactement (pas du tout) ainsi. La théorie d'El
Levir, par ses ennemis simplifiée à outrance, s'appuyait sur cette
conviction : qu'un texte unique, même court, recelait une potentialité
vertigineuse de sens; que les effets de rythme, dans le plan d'immanence
sonore, pouvaient se démultiplier presque à l'infini, aussi bien par vibration
moléculaire, de proche en proche, que par effet sonar, avec des sons pulsés
dans le vide, sans écho audible, qui apportaient une respiration à même le
bruissement; enfin que le jeu des lettres et des mots, la proximité des
signifiants (par exemple, rappelait-il toujours, cette manière qu'a «nuit»
d'être hantée par son propre verbe, ou « lourd » de vibrer avec lent
et sourd), les anagrammes ou les palindromes (une passion dévorante du scribe)
pouvaient, si l'on en tenait compte «comme de spectres circulant dans l'ombre
blanche de la page», ouvrir au Livre la diversité du vivant. Un Livre unique,
oui, d'une seule couleur, pourquoi pas ? – disons bleu – mais d’un bleu
hurleur, changeant comme un ciel rougit, se violace puis vire soudain au noir.
Un Livre bleu polychrome.
Aucun souvenir assez
solide P. 236 - 238
* Ce billet a été publié pour la première fois le 14 avril 2014
Inscription à :
Articles (Atom)