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Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
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vendredi 10 avril 2020
vendredi 3 avril 2020
DIT LA FEMME DIT L’ENFANT. CHRISTIANE VESCHAMBRE À LA RENCONTRE DE SON MOI PERDU.
Rudolf WACKER, Deux visages |
Rares finalement sont les livres qui bouleversent. Non de
cette facile émotion qui nous traverse au spectacle ou à l’évocation de ces
situations où la vie dont nous nous croyons proches se voit ravager, violenter,
mutiler, contrarier, par l’ordre naturel ou politique des choses. Mais de ce
saisissement intime, de cette consolante tristesse, que produit la lecture d’un
texte dont le filet lancé de phrases parvient à ramener à la conscience quelque
chose en nous de l’épaisseur frémissante et incommunicable de la vie.
Ceux de Christiane Veschambre sont de ceux-là. Dans ce tout
dernier ouvrage que publient les belles éditions isabelle sauvage, deux paroles
s’échangent de part et d’autre d’une frontière en principe impossible à
traverser, qui est de temps. Qui est aussi celle qui sépare les vivants et les
morts. L’enfant qu’elle a été se tient devant une femme parvenue au crépuscule
de sa vie au seuil de la maison qu’elle habite, trouant par sa présence
fantasmée l’univers d’habitude et la consistance plus ou moins assurée de sa
vie.
S’ensuit un étrange dialogue opposant moins des écritures
que des consciences. L’enfant bien sûr restant ignorant de ce qu’est devenue la
femme qu’elle sera ; la femme n’ayant accès à la conscience de l’enfant
qu’elle fut que par le prisme retravaillé de la mémoire. Visuellement la scène
s’ouvre sur un intérieur moitié bureau, moitié salon, aux fenêtres donnant sur
une large campagne, dont les tapis pour l’enfant figurent comme une mer qu’il
lui faudrait franchir pour avancer dans la pièce. Et dont chacun des meubles
lui fait comprendre à elle, restée l’enfant d’un couple de femme de ménage et
d’ouvrier d’usine, habitant l’espace étroit des pauvres, qu’elle se retrouve
ici face à un autre monde.
Si bien entendu, dans sa recherche du moi perdu, le dispositif
imaginé par Christiane Veschambre lui offre toute latitude pour revenir, comme
elle a l’habitude de le faire, sur ses origines familiales, de raviver bien des
atmosphères, comme bien des détails précis de son existence passée, comme de
faire le point aussi sur ce qu’elle est devenue, notamment par ce que lui
auront apporté sa curiosité artistique, sa pratique personnelle de l’écriture,
sans oublier la présence à ses côtés d’un compagnon aimé, les choses comme
toujours chez Christiane Veschambre vont plus loin. Plus loin que les
pittoresques évocations sur lesquelles elle s’appuie, plus loin que les
considérations sociales même majeures qui ne sont jamais absentes de ses
réflexions, plus loin au fond que le simple contenu de matière signifiante, que
chacun trouvera à l’envie, dans ses livres.
Enfant docile et verbalement appliquée à collaborer
avec le monde dans sa prétention générale à « habiller la vérité »,
« la blanchir », l’enfant porteur de monde qui se tient sur le
seuil de la porte, « se tient dans le réel ». Mais c’est un
réel sans mot. Alors que pour « la dame » devant elle, « il
n’y a que les mots », son réel quant à lui reculant au plus loin, « comme un
animal s’engouffrant au profond du terrier ». De cette étrangeté
réciproque, cette irréductibilité première, Christiane Veschambre ne sort qu’en
substituant à « la langue berceuse », infantile et
impuissante de l’enfant une langue d’enfance retravaillée par sa propre
langue inquiète d’écrivain, aspirant à ce qu’elle a pu nommer dans l’un de ses précédents livres, essentiel, la « basse langue » . Celle qui, au-delà de tout procédé, de toute rhétorique,
creuse au fond même de l’incommunicable. Et finira par les unir, et la femme et
l’enfant, à l’intérieur des mêmes phrases. Dans leur intime éloignement.
Alors pour reprendre l’intitulé d’un de ses précédents
livres de poèmes, quelque chose approche, qui relève cette fois de la
commune, vacillante et terriblement émouvante présence d’un temps qui ne
tiendrait plus seulement à celui des montres et des horloges. Mais à cette
disposition subjective qui fait ici le noyau secret d’une écriture qui
rassemble. Et comme dans la chaleur fragile peut-être et hasardeuse d’un vieux poêle
au matin, ramène autour d’elle son petit peuple de fantômes, d’êtres chers,
d’aspirations, de curiosités et d’appétits illimités de vivre. Reprenant corps
ou plutôt mouvement, battements silencieux de signes, sur les parois de
ce livre-grotte, dont son auteur aura fini par faire le seul, unique, monde.
Qui leur soit quelque peu commun.
mardi 31 mars 2020
POUR UNE CONNAISSANCE ÉMOTIVE DE LA VIE. QUATUOR D’EMMANUEL MOSES AU BRUIT DU TEMPS.
Ne nous laissons pas abuser par l’arlequinade finale. Le
livre d’Emmanuel Moses Quatuor, récemment paru au Bruit du temps, est un
livre grave. Qui nous apprend « qu’être c’est mourir » et
« qu’il faut mourir d’être ».
Suscité par l’irrépressible besoin de donner sens à une
expérience vécue tout à la fois dans l’exaltation et dans la douleur, le poème
de Moses se fait puissamment réflexif en appelant constamment à l’interrogation
philosophique pour creuser toujours davantage en profondeur le sentiment
particulier de la vie dont depuis ses touts premiers livres, il tente de communiquer à son lecteur la couleur ou la note.
Rassemblant allusions éparses à l’histoire personnelle,
références puisées aux sources multiples de sa large culture, nous entraînant
de la sphère intime, personnelle, aux territoires les plus larges de notre
histoire et de notre culture collectives, variant constamment les focales d’espace
et de temps, nous amenant à déambuler dans la Jérusalem fantastique de son
enfance comme dans le Paris d’aujourd’hui couvert toujours pour lui des signes
terribles d’un passé qui ne veut pas s’éteindre, Emmanuel Moses fait
s’imbriquer dans son poème les multiples strates d’une mémoire qui n’a jamais cessé
d’alimenter son présent. De lui servir comme il l’écrit, de « combustible ».
S’ensuit un poème en quatre mouvements qui pour être pensif
vise essentiellement, pour reprendre le mot de Pessoa, à une « connaissance
émotive de la vie » et plus précisément, me semble-t-il, du mystère déchirant
de l’amour, l’amour seul, aux dires de Moses, infusant la totalité.
S’achevant sur un vibrant carpe diem qui comme tout
carpe diem ne prend sens qu’à la lumière du memento mori qui
l’accompagne, Quatuor s’organise autour de ces quatre grands motifs qui
structurent toute véritable relation amoureuse, celui d’abord de la rencontre,
celui de la relation fondamentale entre différence et indifférence, celui du
passage du temps, celui enfin de la souffrance et de la disparition qui, par
effet de boucle, ramène par l’évocation d’un paysage de Beauce à la scène de
deuil évoquée dans la toute première partie.
Rendre compte ici d’une telle richesse n’est pas moins
impossible que pour l’auteur lui-même d’atteindre avec les mots l’insondable
réalité qu’il poursuit dans ses vers. Partout, « Entre l’idée/ Et la
réalité » […] « Entre l’émotion/ Et la réponse » le
disait bien T.S. Eliot, l’auteur des Quatre Quatuors, « Tombe
l’ombre ». Mais c’est en cela que réside le pouvoir particulier de la
parole poétique qui dans l’incertaine relation qu’elle entretient entre sentir,
dire et vivre, trouve chez les meilleurs, à charrier du vivant dans le
mouvement singulier de ses phrases, parvient quand même à s’incorporer quelque
chose de l’intensité de notre existence, par les images et la musique qu’elles
déploient. Y trouvant à la fois le reflet où la vie se contemple. Et le gouffre
où elle se noie.
Et puis c’est au lecteur aussi d’aller à la rencontre. Car
la rencontre qu’elle soit amoureuse ou simplement « littéraire »
comme on dit, est « une formidable création à deux », par quoi
la vie se fait plus lyrique et s’emplit d’énergie. Alors peut se comprendre
l’énigme de tout feu. Qui comme celui qui embrase la plaine de Beauce au-dessus
de Pécreuse, au moment des adieux, ne
resplendit que de ce qu’il dévore et laisse d’autant plus de cendres que le
bois dont il se sera nourri aura été plus généreux et plus tendre.
« Consume-toi en moi/ Afin que nous devenions une
unique poignée de cendre à répandre dans le vent » implore Emmanuel
Moses dans le dernier mouvement de son poème. « Soyons intimement
lointains » ajoute-t-il peu après dans la pleine conscience de cette lèpre
que constitue pour l’existence les désirs d’identité ou de similitude.
C’est pour cela que l’ombre finale de la mort nous est si nécessaire. Pour cela
aussi sans doute que la porte de la maison mortuaire s’ouvre pour finir sur une
place vénitienne où se poursuivent Colombine, Arlequin mais aussi Pantalon. Car
avant de prendre « éternellement congé de nous/ Sur les vertes collines
des adieux », et de ne laisser au monde à la semblance des antiques
portraits du Fayoum, qu’une image peinte à l’encaustique sur une tablette de
bois, « il est nécessaire de demeurer debout/ De rire jusqu’au bout de
l’amour fou/ De faire des cabrioles/ Et de trinquer au nez et à la (fausse)
barbe du diable, s’il existe/ En s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour
une ombre bienheureuse/ Parmi les ombres bienheureuses. »
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