Le confinement pourrait avoir cela de bon que me retenant
davantage loin des destinations qui me sont toujours chères, il exalte le
souvenir de ce qui m’y attache, ressuscite ainsi des joies passées qui
autrement peut-être se seraient effacées recouvertes par le flux d’agitation de
la vie ordinaire et les multiples tensions qui la tournent vers l’action et les
temps à venir.
Me retournant ainsi vers un ancien Noël à deux pas de la
Sint-Jacobkerk à La Haye je revois, je ne sais pourquoi, ces piles de fromages
hollandais qui ne semblent vraiment délicieux que là-bas, appréciés dans la
proximité des somptueuses natures mortes et des scènes de banquet anciennes qui
forment un des trésors que l’on est venu admirer au Mauritshuis tout proche.
L’une d’elles m’a toujours intrigué.
Ce n’est sans doute pas la plus belle de ce type de
composition qu’il m’aura été donné de voir. Et j’en pourrais citer des dizaines
et des dizaines de plus accomplies, de plus riches de sentiments et de plus
audacieuses. Mais le tableau de Clara Peeters représentant précisément un plat
empli des fromages que j’évoquais, accompagnés d’amandes, de figues, dattes et
de bretzels, présente quelque chose à la fois d’évident et de mystérieux qui
retentit tout particulièrement en moi. Je ne sais s’il s’agit de ces rendus de
matière, le réalisme de ces surfaces de pâte durcie, craquée et qui un peu
s’effrite, appartenant aux trois pièces de fromage que le peintre aura ici
assemblées en masses lourdes et quelque peu terreuses. La sécheresse apparente
des aliments superposés dans la partie gauche du tableau, jusqu’à l’assiette de
beurre qui couronne leur empilement n’a par ailleurs rien qui fasse vraiment
saliver. Ce n’est pas une question de gourmandise. Mais une question pour moi d’acuité.
De profondeur. Car ce qu’on remarque tout de suite devant cet austère tableau ce
sont les traces qu’auront laissé ici la vie. Le temps. Celui des serviteurs
d’abord qui auront préparé ces agapes en y laissant les marques d’entaille de
leur couteau. Celui de l’affineur ensuite dont on aperçoit le vide laissé par
la tarière ou la sonde, sous le cercle rebouché du trou. Mais il y a autre
chose. Ce tableau que le peintre aura signé, y inscrivant son nom sur le manche
du couteau qui vient ajouter comme souvent dans ce genre de peinture la
dimension du trompe-l’œil, contient encore un autoportrait. Là encore rien de
bien révolutionnaire. Si ce n’est que la figure ici du peintre est quasi
invisible. Rares en effet sont les visiteurs qui distinguent dans le couvercle
en étain de la cruche en terre cuite, le reflet d’un visage de femme portant
une coiffe claire.
Pour qui peignait Clara Peeters ? Je mettrai cette
question en parallèle avec les commentaires du créateur de Maus, Art
Spiegelman qui explique la manière sophistiquée dont il a traité la question de
l’existence d’un orchestre à l’intérieur d’Auschwitz. Préservant à la fois la
vérité historique établissant par de multiples témoignages l’existence d’un tel
orchestre et la vérité disons mémorielle des déclarations de son père, Vladek,
lui affirmant qu’il ne l’a jamais vu, il attire notre attention sur le fait que
dans la partie haute et droite de la dernière case de Maus consacrée à cette
question, derrière les rangées de détenus qui s’interposent entre le regard de
Vladek et l’orchestre en train de jouer il a, en réponse dit-il à son besoin
compulsif d’accomplir quelque chose de formel que personne ne remarquera, représenté un pan de mur fait de lattes de
bois horizontales suggérant pour lui une portée sur laquelle le haut de la
hanche d’un violoncelle et de la baguette du chef d’orchestre apparaissent
comme des notes. Bien entendu, ce détail est parfaitement illisible pour le
lecteur jusqu’à ce qu’il lise ce commentaire. Comprenons alors que ce que le poète écrit, pas plus que ce
que l’artiste peint, n’est nécessairement lisible, visible. Comme dans ce fond
de tableau de l’Angelico au Musée Diocésain de Cortone où comme le remarque Daniel
Arasse dans ses Histoires de peintures, les paroles, le dialogue entre
Gabriel et Marie, dont la symbolique est pourtant remarquable de subtilité dans
sa disposition sur la toile, ne pouvaient à l’origine être lues par l’assemblée
des fidèles, le tableau étant installé derrière l’autel. Eloigné d’eux.
Il y a donc pour l’artiste à dire pour d’autres que le public. Sinon à Dieu, à
lui–même du moins. Comme lorsque dans parmi tout ce qui renverse, j’utilise
l’expression de « mufles cadrés » à propos des portraits de notables
multipliés dans les palais vénitiens et que cette expression renvoie pour moi à
ce sens très particulier que « cadré » présente dans l’univers de la
corrida où l’on parle au moment de l’estocade, du matador qui cadre le
taureau. Ainsi le peintre a cadré le puissant du jour qui lui aura passé
commande. Avec en perspective toujours la mort. Grande inévitable estocade.
Comme dans la simple nature justement dite morte de Clara Peeters, qui peignit
à Anvers dans la première moitié du XVIIème siècle. Et dont, sous le
roman toujours à réécrire des traces qu’elle exhibe, ne restent aujourd’hui,
pour nous, que quelques mal visibles reflets.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire