Nous n’avons pas besoin de vérité, mais de parole. C’est,
à mes yeux, la suprême raison de l’existence de la poésie. Répondre, à travers
le système commun d’une langue que nous partageons avec l’ensemble de nos
semblables, aux diverses pressions que nous éprouvons de la vie, est en soi,
comme un moyen d’échapper à l’angoisse de notre condition séparée. Tout en
affirmant, par le travail d’art plus ou moins important que cela suppose, sa
propre singularité.
Du commun et du singulier, la jeune poète singapourienne
de langue anglaise, Christine Chia, dont Le
corridor bleu propose aujourd’hui, réunis dans le même volume, la
traduction par l’excellent Pierre Vinclair, des deux premiers recueils, La Loi des remariages et Séparation : une histoire, s’en
réclame quant à elle de bien intéressante manière. En faisant, dans ce livre, se
correspondre, en miroir, sa douloureuse histoire familiale et celle de la
République de Singapour en la personne principalement de son ancien leader, Lee
Kuan Yew, l’homme qui aura présidé à son rattachement à la Malaisie en 1963,
avant d’être contraint, en 1965, de s’en séparer.
Enfant d’une famille, comme elle dit, « déchirée », mal assortie, l’auteur,
revenant sur les relations familiales qu’elle entreprend de raconter, éclaire en
effet à partir d’elles quand ce n’est pas l’inverse, la situation de cette singulière
cité-état, condamnée, comme le fut son père, à une « indépendance subie », puis longtemps gouvernée par un
autocrate prétendant agir pour le bien de chacun. Quel qu’en fût par ailleurs le
prix. Ainsi, victime de la rare cruauté, tant physique que psychologique, d’une
mère qu’on n’hésitera pas à qualifier de castratrice, l’auteur fait-elle subtilement
apparaitre, comme en palimpseste, dans l’attitude et les déclarations de l’ancien
dirigeant singapourien dont elle évoque l’histoire, quelque chose de la manière
très particulière dont sa propre mère revendiquait de pouvoir exprimer son
amour et faire le bonheur, fut-ce contre leur gré, de ses malheureux enfants.
Intime donc, et politique, la poésie de Christine Chia ne
laissera pas indifférent. Le premier recueil La Loi des remariages, plus simple, frappe en effet par la manière
incisive dont est brossée à travers de courtes scènes d’une rare densité la
terrible figure d’une mère puissante et destructrice. Le second, plus
singulier et sans doute plus ambitieux, variant les instances énonciatives et nous
faisant occasionnellement entrer dans la logique intime du « bourreau », nous rend encore plus
sensible ce qui est au fond, peut-être, le grand sujet de ce livre, le
redoutable affrontement, partout, des personnalités. Sans négliger, bien sûr,
toute la monstruosité qui, chez certaines se cachent, sous leurs « intarissables bienfaits ».
Extraits :
Quand sa mère se sentait
maternelle
elle coupait leurs ongles de mains
et de pieds.
pour elle, « non »
n’était pas une réponse,
et elle coupait toujours trop
court.
elle ne s’arrêtait pas avant
d’avoir tiré du sang.
À l’extrait
précédent tiré de La Loi des remariages,
titre qui évoque le destin malheureux d’un père aimé qui aura eu le tort
d’avoir oublié que « les secondes noces échouent plus vite que les
premières », peut correspondre dans Séparation : une histoire, ce passage où l’auteur interpelle le
dirigeant singapourien Lee Kuan Yew, qui n’hésita pas à déclarer, au nom du
Progrès « que la poésie est un luxe que nous ne pouvons pas nous
permettre » avant d’affirmer quelques années plus tard « que personne
ne doute que si l’on me met au défi, je mettrai mon poing américain et
t’entraînerai dans un cul-de-sac » !
disciple de Platon,
tu chasserais
tous les poètes de ta cité,
au profit de l’austère
poésie du progrès –
écrasant de ton talon les
rêves
car les poètes trafiquent
là-dedans
l’équivalent des opiacés
pour les foules,
offrant les fantasmagories
du bonheur
quand la seule vérité,
précise et brillante
comme ton poing américain
platonique,
est le progrès.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire