mercredi 18 novembre 2015

CENDRARS. PATRICIO GUZMAN. FABIENNE RAPHOZ ... TIENS VOILA DU BOUDIN ! COMMENT SORTIR DU NOIR ?

C’est effectivement le travail des artistes. Des écrivains. Des penseurs. Et bien entendu des poètes. Il serait toutefois dangereux de minimiser les difficultés d’une telle entreprise. Tant la réalité, si tant est qu’on puisse comme ça la désigner singulière, sidère. Tend à celui qui voudrait la regarder en face –pas à partir de ses simples réflexes mentaux - son visage pétrifiant de Méduse.

«  Un profond bouleversement de l’intelligence qui fait qu’on ne parvient pas à trouver ses mots »


Le poète Blaise Cendrars a connu, lui qui s’est volontairement jeté au cœur de l’épouvantable réalité de la première guerre mondiale, ce profond bouleversement de l’intelligence qui fait qu’on ne parvient plus à trouver ses mots, ses mots de poète, qui pourraient donner sens et l’on sait que contrairement à d’autres, comme Apollinaire par exemple, il ne se sentit plus en mesure – à l’exception d’ailleurs très significative de La Guerre au Luxembourg – d’écrire le moindre vers. Et dut attendre la seconde guerre mondiale avant de pouvoir évoquer sa propre blessure et de le faire, en prose.
Revenant en 1949, dans le Lotissement du ciel, sur ces moments où, soldat, il guettait à son créneau la nuit couvrant le no man’s land, il affirme qu’il ne trouve pas de réponse autre au terrible spectacle de la condition humaine « jetée en holocauste sur l’autel féroce et vorace des patries » que le refrain de la Légion, ce refrain qui, écrit-il, « vous fait franchir les parapets de la raison ».

« La perpétuelle réinvention de l’horreur à laquelle les hommes se prêtent de si bon cœur, de façon si diverse et parfois bien dissimulée, sur l’ensemble de la terre »




Femmes Selk’nams photographiées en 1905
« Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin » doit-il être alors pour nous le dernier mot de ce que nous conduit à penser la perpétuelle réinvention de l’horreur à laquelle les hommes se prêtent de si bon cœur, de façon si diverse et parfois bien dissimulée, sur l’ensemble de la terre ? Je voyais hier, en compagnie de quelques amis le superbe documentaire du réalisateur chilien Patricio Guzmán, Le Bouton de nacre dans lequel il évoque, avant d’en arriver aux crimes, désormais relativement bien connus, commis par le régime de Pinochet après le coup d’état du 11 septembre 1973, l’insupportable élimination des « nomades de l’eau », ces beaux peuples millénaires de Patagonie, pourchassés, défigurés, détruits, à partir de leur découverte au XIX par les tenants de cette société industrielle dont nous sommes toujours, les si arrogants bien que chétifs héritiers. Et je pensais à ces peuples du Grand Nord, ceux des îles Kodiak dont le musée de ma ville abrite aujourd’hui une splendide collection de masques sauvés de la destruction par le jeune Auguste Pinart, juste avant que les russes puis les américains n’aboutissent à la réalisation de leur funeste entreprise dite de « civilisation ». Et je pensais aussi à ces oiseaux qui disparaissent chaque jour et dont Fabienne Raphoz a dressé le tombeau dans son si singulier et nécessaire ouvrage, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide. Je me rappelais ce qu’elle y disait de  la Tourte voyageuse, de ces petits monts emplumés et tout chauds de cadavres qui venaient s’ajouter dans mon souvenir à ces piles de mains d’africains coupées par les soldats du bon roi belge Léopold... Et je pensais... et je pensais ...

« Tiens, voilà du boudin ». Oui, sûrement qu’on franchit, dès qu’on se veut un peu lucide sur l’histoire du monde, les parapets de la raison. Et que chaque jour, chaque nouvelle lecture en remontre un peu plus sur ce qu’il est convenu d’appeler la monstruosité dont sont capables les hommes. Dont NOUS sommes capables. Ainsi, rien ne me surprend plus vraiment, quand, au travers d’une biographie de Sophocle, j’apprends que le grand Périclès dont je me faisais à travers mes sûrement trop rapides études, une image si belle, n’hésitait pas à exploser, devant tous, à coup de masse et de sa propre main, le visage implorant des prisonniers d’une cité autrefois amie mais qui l’avait trahi !!! « Boudin » ! « Boudin » oui, sans doute. Mais n’est-ce pas le problème des occidentaux de notre époque d’avoir été parmi les premiers à vivre dans un monde où nous n’avons pas eu à devoir regarder directement, bien en face, le mal et l’horreur que nous sommes parvenus à « externaliser » et dont nous avons fini par ne plus faire qu’un élément de représentation quand ce n’est pas pour les plus superficiels d’entre nous, de divertissement pur. Les grands écrivains du passé, les philosophes que nous révérons, devaient avoir cette proximité avec le mal dont notre monde bien protégé s’est actuellement déshabitué. Ils ont cherché à le penser. Ils ne se sont pas résignés à rester stupides devant l’horreur et se sont même trouvés et nous ont proposé des paroles dont le sens et la puissance de vie qui les animent sont le plus bel héritage qu’ils pouvaient nous transmettre. Ainsi de Blaise Cendrars d’ailleurs qui a fini par les trouver, les mots qui le fuyaient. Et d’une telle liberté. D’une telle énergie. Sa main pourtant coupée !

Se libérer d’une proximité trop grande à soi ?


Peut-être, nous incite à le penser Laurence Campa dans la petite mais fort dense étude qu’elle consacre à Cendrars dans son livre sur les Poètes de la Grande Guerre, ne commence-t-on à reprendre possession de sa parole, car  « Hélas ne parle pas qui veut », qu’à partir du moment où le regard se libère d’une trop grande proximité à soi et que son mouvement de centripète, puis centrifuge se fait vraiment omnidirectionnel, le « je » enfin fondu comme elle dit « dans l’écriture et le monde ». Peut-être, que c’est en sortant de soi-même et de ses propres enfermements de surface que le poète peut inventer en profondeur la parole éclairante qui lui faisait défaut. Trouver les mots non pour se dire mais pour dire tout simplement. Sortir du noir !

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