dimanche 15 septembre 2024

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS : LES REBELLES MAGNIFIQUES D’ANDREA WULF AUX ÉDITIONS NOIR ET BLANC.

 

Iéna, 2024. Flânant dans les rues de la ville, le voyageur qui, acceptant de détourner les yeux de son téléphone portable, s’écarte un peu de l’ancienne place du Marché où se trouve l’Hôtel de Ville, peut découvrir devant un bâtiment d’apparence plus ancienne que les modernes constructions qui l’entourent, les bustes bien alignés de trois des personnalités qui en l’espace des quelques années qu’elles y auront vécu, auront contribué à faire de cette petite ville de Thuringe ne comptant à l’époque qu’à peine quelques dizaines de milliers d’habitants, l’un des foyers intellectuels les plus importants d’Europe, le lieu fondateur du Romantisme et de l’idéalisme allemand. Ces bustes sont ceux de Caroline Michaelis-Böhmer-Schlegel-Schelling[1], d’August-Wilhelm Schlegel et de son frère Friedrich.

Sait-il que sa façon qu’il imagine propre et peut-être même naturelle de voir le monde et de concevoir sa réalité personnelle doivent sans doute tout ou presque – n’exagérons pas – non pas seulement à ces trois êtres mais à ceux qui à un moment bien particulier de l’Histoire, en pleines guerres napoléoniennes, ont gravité, ici autour d’eux[2].

Dans les toutes dernières années du XVIIIème siècle, l’Université d’Iéna, dépendant du duché de Saxe-Weimar, compte plus d’un millier d’étudiants que la politique plus libérale qui règne dans cet état d’Allemagne attire d’autant plus que s’y retrouvent les plus brillants et les plus novateurs des esprits de leur temps. Entre 1794 et 1807, Fichte, Schelling, Hegel, pour la philosophie, les frères Schlegel pour la littérature y viennent successivement apporter leurs lumières. Et croiser au passage le dramaturge Schiller qui réside sur place, le jeune Novalis, les frères Humboldt, tout particulièrement Alexander que le philosophe américain Emerson qualifiera de « merveille de la nature », sans compter leur aîné l’immense poète Goethe qui bien que résidant à Weimar, à une petite quarantaine de kilomètres, ne perd aucune occasion de venir échanger avec tout ce beau monde dont il dira plus tard qu’il s’est profondément nourri.

On connaît ou plutôt croit connaitre l’influence décisive sur l’histoire de la pensée européenne de ce qu’on appellera le cercle d’Iéna. Mais ce qu’on en connaît reste assez théorique et naturellement abstrait. Et c’est tout le mérite du remarquable ouvrage d’Andrea Wulf, Les Rebelles magnifiques, paru aux éditions Noir et Blanc, que de nous permettre aujourd’hui d’en suivre et surtout en comprendre l’extraordinaire formation.

S’appuyant sur des milliers et des milliers de pages de correspondance – les simples références qui en sont données dans le livre occupent plus d’une cinquantaine de pages ! – Andrea Wulf que ce travail aura occupé près d’une dizaine d’années[3], dresse un tableau de la vie quotidienne de ces grandes personnalités, nous rapportant les circonstances de leurs rencontres, le contenu de leurs conversations, leurs rêves, leurs enthousiasmes, leurs désillusions, leurs frustrations, rancunes, petitesses aussi, bref tout ce qui constitue la trame bien connue de nos vies à quoi s’ajoutent toute la gamme des plaisirs ordinaires et extraordinaires, le permanent souci des ressources matérielles, le poids des maladies, l’ébranlement causé par la perte aussi de ceux qu’on aime…

Le surgissement de ce complexe d’idées qui, prenant à Iéna sa source au milieu des années 90 viendra bouleverser en profondeur toute l’histoire de la pensée européenne et affecter toujours aujourd’hui notre vision moderne du monde, prend de cette façon un relief singulier, s’incarnant devant nous à travers l’espace tout entier du vivant : physique, physiologique, naturel, psychologique, politique, historique, légal, administratif, économique, matériel et bien entendu intellectuel, artistique, philosophique, dans un esprit qui au fond reste le même que celui qui aura animé ces premiers romantiques qui concevaient la vie comme un Tout. Puissamment aidé ainsi à les comprendre, le lecteur en arrive à aimer ces vies si riches, difficiles parfois et singulières dont nous est racontée l’histoire.

Avec au centre de ce complexe et passionnant récit l’audacieuse, libre et magnifique figure de Caroline Böhmer-Schlegel-Schelling que le caractère mineur à l’époque de son statut de femme n’empêchera pas d’être comme l’âme de ce groupe dont elle épousa successivement deux des membres[4]. Ne serait-ce que pour découvrir cette existence réellement exceptionnelle, il faut lire ces Rebelles magnifiques ! Vraiment.


Ceux qui voudront se faire une idée plus précise de la nature particulière de ce livre, peuvent se reporter aux deux extraits que j’ai rassemblés dans le PDF qu’ils pourront ouvrir en cliquant dans l’image ci-contre. D’abord le récit de la promenade que pouvait faire Caroline à partir de son logement aujourd’hui disparu de la Leutragasse. Puis celui de la première rencontre entre Dorothea Veit – autre intéressante figure de femme – avec Goethe un jour qu’on pourrait finalement dire ordinaire à Iéna.



[1] Qui porte ici les noms de son père et de celui de ses trois maris successifs.

[2] « Ce groupe extraordinaire de vingt – ou trente – rebelles comptait Novalis, le poète énigmatique qui jouait avec la mort et les ténèbres, Johann Gottlieb Fichte, le philosophe bourru qui mit le Moi au centre de son œuvre, et les frères Schlegel, Friedrich et August Wilhelm, tous deux écrivains et critiques brillants, le premier aussi impétueux et colérique que le second était mesuré. Il y avait Dorothea Veit, écrivaine dont la liaison avec Friedrich Schlegel, beaucoup plus jeune qu’elle, scandalisa la haute société berlinoise. À Iéna vivait aussi Friedrich Schelling, un philosophe lunatique qui étudiait la relation entre l’individu et la nature. Ainsi que le dramaturge le plus révolutionnaire d’Allemagne, Friedrich Schiller, un aimant qui attira la jeune génération mais qui fut aussi une cause de discorde. À la périphérie du groupe, on trouvait Georg Wilhelm Friedrich Hegel, un des philosophes les plus influents de tous les temps, et une autre fratrie – Wilhelm et Alexander von Humboldt, le premier un linguiste talentueux, fondateur de l’université de Berlin, et le second un scientifique-explorateur intrépide et visionnaire. Et, au centre de cette galaxie de beaux esprits, il y avait Johann Wolfgang von Goethe, l’illustre poète allemand. Plus âgé et plus célèbre, Goethe devint pour le groupe une sorte de parrain austère et bienveillant. Jouant souvent le rôle d’arbitre, il se sentait inspiré par leurs idées novatrices et radicales, et les jeunes gens l’adulaient. Goethe était leur dieu et ils le mirent sur un piédestal. […]

Ce groupe d’écrivains, de poètes et de penseurs changea la façon dont nous concevons le monde en plaçant le Moi au centre de tout. Ce faisant, ils libérèrent les esprits du corset des doctrines, des règles et des injonctions. On les dénomma les « jeunes romantiques ». En fait, ils furent les premiers à se servir du terme « romantique » dans leurs écrits, lançant le romantisme sur la scène internationale en donnant au mouvement non seulement un nom et un projet, mais aussi un cadre intellectuel. » A. Wulf, Prologue des Rebelles magnifiques.

[3] Et dont il faut aussi comprendre qu’il est le fruit d’une interrogation et d’une quête personnelles qu’elle présente d’ailleurs dans son prologue.

[4] Fille d’un grand intellectuel des Lumières, qui lui ouvrit très tôt son imposante bibliothèque, Caroline maîtrisait parfaitement l’anglais, le français et l’italien . Elle était lectrice assidue de Shakespeare, de Milton, de Pope, de Hume, mais tout aussi férue de littérature allemande contemporaine.

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